L’histoire rend la parole aux esclaves

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    Puisant dans les archives judiciaires, les historiens livrent désormais un récit plus incarné de l’esclavage. Une histoire « par le bas » qui réévalue leurs révoltes et leurs insurrections, longtemps passées sous silence.

    Le procès s’ouvre à l’hiver 1801. Il oppose la veuve d’un général à un esclave, Hans Jonathan, né au sein d’une plantation de canne à sucre dans les Antilles danoises. « Mulâtre », il a appris à lire, à jouer du violon, il s’intéresse aux Lumières. A 17 ans, le jeune homme a décidé de reprendre sa liberté et - paradoxe - de s’engager dans l’armée du pays qui l’avait fait esclave. Il est si brave que le prince héritier Frederik lui rend sa liberté. Mais la veuve du général à qui il appartient ne l’entend pas ainsi. Devant les juges, elle demande à ce qu’on lui restitue son « bien ». Et l’emporte. Alors l’esclave vole, pour de bon cette fois, sa liberté. Il embarque pour l’Islande, une île qu’il sera vraisemblablement le premier Noir à fouler.

    En recherchant les minutes du procès, en fouillant dans les registres paroissiaux et ceux de l’état civil, comme dans les archives de l’épicerie islandaise dont l’esclave deviendra le directeur, l’anthropologue islandais Gisli Pálsson a retracé la vie de Hans Jonathan dans un livre qui vient d’être traduit (l’Homme qui vola sa liberté, Gaïa, avril). A la rentrée, les éditions Anacharsis publieront à leur tour l’Esclave qui devint millionnaire, de l’universitaire américain Karl Jacoby, incroyable récit de la vie de William Ellis, né dans une ville cotonnière du Texas, qui réussit à cacher son passé servile et fit fortune à Wall Street avant de mourir ruiné. Sans cesse, l’homme se joua des frontières, qu’elles soient nationales, raciales ou sociales.

    Une voix, un visage

    C’est l’une des tendances lourdes des livres qui paraissent ou sont traduits aujourd’hui en France : redonner une voix et un visage aux esclaves, incarner leurs résistances qui furent incessantes. Sortir de l’esclavage, de Dominique Rogers et Boris Lesueur, retraçait des parcours d’affranchis (Karthala, avril), Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français de Bruno Maillard, Gilda Gonfier et Frédéric Régent (Fayard, 2015) relatait des procès à la Réunion, en Martinique et en Guadeloupe… Les historiens français explorent désormais eux aussi l’esclavage à hauteur d’hommes.

    Aux Etats-Unis, les récits de vies d’esclaves sont depuis longtemps répandus. Les mouvements abolitionnistes anglo-saxons trouvaient dans ces témoignages terribles, dont ils assuraient la diffusion dans leurs pamphlets, la justification de leur action. Au point que les vies d’esclaves sont devenues « quasiment un genre littéraire au XIXe siècle », note l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch (1) qui vient de publier les Routes de l’esclavage (Albin Michel, Arte Editions, avril). Rien de tel en France. « Sans doute parce qu’on interdisait aux esclaves d’apprendre à lire dans ses îles ; peut-être aussi parce que les catholiques accordent moins d’importance à la lecture de la Bible que les protestants », poursuit la spécialiste.

    Les matériaux manquent donc pour les historiens français de l’esclavage, qui, dans les années 70, sont de toute façon trop marqués par le marxisme pour se pencher sur des parcours individuels. « On s’intéressait alors aux systèmes pour en dénoncer la violence et magnifier la résistance des esclaves, vus comme une identité collective », explique Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages (Ciresc). Les récits plus incarnés de ce que voulait dire être esclave, au quotidien et dans la chair, restaient isolés.

    Résistance et liberté

    Le renouveau de l’historiographie française a lieu il y a une dizaine d’années. Un projet de recherches européen (Eurescl) est notamment lancé en 2007 et se donne pour ambition de récolter les voix d’esclaves. « Nous avons puisé dans des sources jusqu’alors peu utilisées : les procès d’esclaves accusés d’avoir maronné, battu leur femme ou tué leur maître, rapporte Myriam Cottias, qui a coordonné le projet. Ces témoignages ont changé radicalement la vision des esclavisés. Ils avaient été considérés par l’histoire, depuis des siècles, comme de pures victimes ou des "biens meubles", comme le stipulait le Code noir. Or, malgré la domination extrême qu’ils subissaient, ils trouvaient des interstices pour exprimer leur résistance, chercher leur liberté. Rien n’a jamais pu les réduire à des "choses". » Né de ces travaux, Voix d’esclaves est publié en 2015 chez Karthala, la même année que Maîtres accusés, esclaves accusateurs (Caroline Oudin-Bastide, Purh) et deux ans après Etre esclave de Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard (La Découverte, 2013).

    « Cette histoire "par le bas" a permis de montrer que les révoltes, peu travaillées par les historiens, étaient incessantes même si elles échouaient généralement », confirme Catherine Coquery-Vidrovitch. L’historienne Aline Helg a ainsi dressé un inventaire important des révoltes d’esclaves dans Plus jamais esclaves ! (La Découverte, 2016). L’émancipation ne fut pas l’affaire des seuls abolitionnistes.

    Dans l’Homme qui vola sa liberté, Gisli Pálsson rappelle lui aussi qu’une plongée dans les journaux et les procès de l’époque met vite à bas « l’hypothèse de l’esclave heureux », courante dans les métropoles coloniales. Incendies, vols de bétail, empoisonnements des maîtres, mais aussi suicides, avortements… ou évasions, comme celle que réussit Hans Jonathan. Débarqué du bateau avec son manteau bleu et son violon sous le bras, le « mulâtre » se maria avec une Islandaise et devint propriétaire de deux bateaux et d’une épicerie. Une société islandaise est parvenue à reconstituer une partie du génome de l’ancien esclave, et on sait désormais qu’il compte 788 descendants à travers le monde. Dans son livre, Gisli Pálsson montre quelques photos de leurs cousinades.
    Sonya Faure