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Dans “La Lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières”, l’historien Nicolas Delalande explique comment, au milieu du XIXe siècle, la solidarité ouvrière s’est organisée, transcendant les métiers et les langues. Et comment, déjà, elle va buter sur la question de la représentation.
Pour éviter « un système funeste qui diviserait l’humanité en deux classes, une plèbe ignorante et famélique et des mandarins pléthoriques et ventrus, sauvons-nous par la solidarité » ! Ainsi s’exprime le Français Henri Tolain, ciseleur de son état, lors de la création de la Première Internationale ouvrière, en 1864, au St Martin’s Hall, à Londres. Organiser la coopération des travailleurs de tous les pays, réfléchir aux modalités des grèves, mettre en place une économie sociale et solidaire, s’émanciper de la mondialisation du capital et dépasser les particularismes de métiers : comment ces questions posées là il y a un siècle et demi, ces tentatives de solidarité ouvrière à la fois chaotiques et généreuses, résonnent-elles aujourd’hui ? Réponse avec l’historien Nicolas Delalande, professeur au centre d’histoire de Sciences Po, auteur de La Lutte et l’entraide.
A partir de quand peut-on parler d’« entraide » ouvrière ?
Le terme est très utilisé au XIXe siècle, mais avec un certain flou sémantique. Les militants ouvriers de la Ire Internationale, celle de 1864, vont d’abord parler de « fraternité », terme issu de la Révolution française, et aussi de « solidarité », présentée comme un impératif de l’associationnisme ouvrier. Le mot est assez fréquemment utilisé par les milieux socialistes, sociaux-démocrates, syndicalistes, avant d’intégrer le vocabulaire républicain. Mais la notion d’entraide va s’en dissocier et être plutôt l’apanage des milieux anarchistes.
Quelle différence y a-t-il entre solidarité et entraide ?
La solidarité, dont l’origine est juridique, repose sur des formes d’obligation réglées par des institutions et implique des droits et des devoirs. L’entraide procède plutôt d’un sentiment d’empathie naturelle que d’une obligation légale. D’où les débats qui vont s’installer entre les courants libertaires de l’anarchisme et les courants plus organisateurs.
“L’objectif de la Ire Internationale est d’éviter que les ouvriers ne se fassent concurrence entre eux et ne deviennent les acteurs de leur propre aliénation.”
Qu’est-ce qui motive la création de la Ire Internationale ou Association internationale ouvrière (AIT) ?
Pour que les luttes d’émancipation soient efficaces la conviction commune est qu’elles doivent être portées à l’échelle internationale, en Europe et aux Etats-Unis. Une constellation d’acteurs de nationalités et d’obédiences diverses, parmi lesquels Karl Marx, débattent des actions à mener ensemble, des limites à la collectivisation des ressources, de la légitimité et des conditions dans lesquelles doit être menée la grève. C’est une formidable période d’expérimentation et d’invention. La liberté syndicale n’est pas encore reconnue mais les mouvements s’organisent en s’inspirant du modèle anglais précurseur des trade unions, nombreuses et très actives. Quand, au mitan du XIXe siècle, se produit la libéralisation des échanges et l’ouverture des frontières tarifaires et douanières, les militants ouvriers comprennent qu’il faut rompre avec l’isolement. Surtout quand les patrons peuvent embaucher rapidement une main-d’œuvre à l’étranger ! Lorsqu’ils devaient affronter une grève, les entrepreneurs anglais pouvaient en effet faire appel à des ouvriers du continent, attirés par les salaires anglais, bien supérieurs à ceux offerts dans leur pays. L’objectif de l’AIT est d’éviter que les ouvriers ne se fassent concurrence entre eux et ne deviennent les acteurs de leur propre aliénation.
La solidarité ne souffre-t-elle pas à l’époque de l’hétérogénéité de la classe ouvrière, composée à la fois d’ouvriers des usines ou manufactures et de petits ateliers ?
Un des enjeux est effectivement de transcender les cultures de métier pour bâtir progressivement une solidarité dite « de classe ». Jusque-là, quand des ouvriers du bâtiment se mettaient en grève dans une ville, ils se tournaient vers d’autres ouvriers du bâtiment pour qu’ils les rejoignent ou les aident. De même pour les ouvriers tisserands ou les typographes, métiers très organisés qui rejouaient les solidarités de compagnonnage de la fin du XVIIIe siècle. Les nouveaux militants voulaient dépasser ces particularismes de métier, de langue, de race pour souder une conscience ouvrière.
Maïté Grandjouan pour Télérama
Au cœur de la solidarité, il y a le soutien aux grèves menées par d’autres ?
On s’interroge sur les façons de soutenir celles-ci dans la durée, en ouvrant des cantines, en alimentant des caisses de grève, en réfléchissant sur les cotisations. En 1869 à Lyon, les deux mille ouvrières ovalistes — qui préparent le fil de soie avant le tissage — sont en grève pour obtenir une augmentation de salaire et la réduction de douze à dix heures de leur journée de travail. Elles reçoivent de l’argent de Rouen, Marseille, Genève, Bruxelles et Londres. On peut aussi évoquer l’« exode » des enfants : lors de la grande grève du Creusot, en 1870, des particuliers se proposent par solidarité d’accueillir des enfants de grévistes. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, une des grandes questions qui se posent au monde ouvrier est d’être puissant et efficace sans miser sur le seul lyrisme révolutionnaire. A l’issue d’une grève infructueuse à Sotteville-lès-Rouen, un militant de la section rouennaise de l’Internationale explique que les ouvriers ont « appris à leurs dépens que la grève était un instrument de guerre, et comme tel elle ne pouvait être employée qu’à la condition d’être savamment organisée »… Les anarchistes aussi discutent des caisses de grève et de la solidarité internationale. Mais ils vont infléchir leur réflexion car ils estiment que toute forme d’institutionnalisation au sein des mouvements ne ferait que reproduire les pratiques et contraintes étatiques ou typiques du monde des entreprises… qu’ils combattent. Les premiers mouvements ouvriers, avant la création des syndi-cats ou partis politiques, se sont fragmentés notamment pour ces motifs.
Ils entretiennent un rapport extrêmement méfiant avec l’argent…
Son pouvoir corrupteur et aliénant éveille de sérieuses réticences morales. Mais, simultanément, se fait jour la conscience que l’émancipation passe par la capacité à développer des modes de gestion et de partage des ressources spécifiques au monde ouvrier. La Ire Internationale s’interroge : peut-on être ouvrier et avoir des dettes, ou faut-il absolument se défier de ces dernières ? Certains répondent qu’il faut s’affranchir du capitalisme, et donc ne pas en avoir. A contrario les syndicalistes anglais, soucieux de leur honorabilité, veulent prouver qu’ils sont capables d’une meilleure gestion que les entrepreneurs… et sont capables de payer leurs dettes.
“Après la répression de la Commune, l’AIT organisa un ‘bureau des passeports’ pour faciliter le passage aux frontières des communards pourchassés.”
Comment les grands mouvements de solidarité internationale du XXe siècle prennent-ils la relève ?
Après la répression de la Commune de Paris, en 1871, l’AIT organisa un « bureau des passeports » pour faciliter le passage aux frontières des communards pourchassés. Pendant la guerre d’Espagne, en 1936, les républicains suscitent encore d’anciens types de solidarité comme l’exode des enfants ou l’aide alimentaire. Et dans le dernier quart du XXe siècle on assiste à un grand élan après le coup d’Etat militaire au Chili, en 1973, puis en faveur du syndicat polonais Solidarnosc, en 1980. Jusque dans ces années-là, les syndicats ouvriers ou chrétiens reproduisent donc une forme de solidarité internationale héritée de la période précédente. Mais les choses vont changer avec l’influence déclinante des syndicats, qui ne sont pas parvenus à faire émerger une Europe syndicale.
Est-ce la fin des solidarités ?
Non, car les Organisations non gouvernementales vont prendre la relève des syndicats. Selon l’historien américain Samuel Moyn, professeur à Yale, l’humanitaire aurait conduit à minimiser l’objectif de réduction des iné-galités économiques et sociales et à abandonner les idéaux d’une justice redistributive. Les ONG auraient ainsi adhéré à une éthique abstraite des droits de l’homme sans tenir compte des considérables évolutions économiques de la mondialisation néolibérale. Or c’est précisément dans cette articulation de l’essor du mouvement humanitaire, de la mondialisation économique et du déclin du mouvement ouvrier que se situe l’enjeu. La plupart des Etats providence se sont en effet construits grâce aux fortes mobilisations qui débouchaient sur des compromis sociaux, dans une période où la menace collectiviste, notamment le communisme, inquiétait évidemment beaucoup. Mais depuis l’effondrement du camp socialiste, l’absence de système politique alternatif, l’affaiblissement et l’émiettement des mouvements syndicaux ont favorisé un moins-disant social accompagné de diverses formes de résignation.
Où placer le mouvement des Gilets jaunes dans cette histoire des solidarités ouvrières ?
Le propre des revendications sur la fiscalité est qu’elles agrègent des tendances politiques extrêmement diverses. Pendant une longue partie du XXe siècle, les principaux mouvements d’opposition à l’impôt émanaient d’une droite hostile à la redistribution des richesses au motif qu’elle serait dangereuse pour l’économie. Réclamant une plus grande intervention de l’Etat et une plus juste redistribution, les Gilets jaunes rompent avec les mouvements antifiscaux traditionnels. Ils contestent l’Etat mais ne remettent pas en cause les services publics ou le besoin de protection.
Lors des congrès ouvriers du XIXe siècle, le choix des représentants était une question cruciale. Pareil pour les Gilets jaunes ?
Dans les assemblées ouvrières du XIXe siècle, on apprend à se connaître, à se méfier parfois, puis à estimer des personnages qui émergent, avant de reconnaître leur intégrité. C’était le cas des trésoriers, qui ne devaient être ni corrompus ni incompétents et en qui il fallait avoir entière confiance. Avec les Gilets jaunes on retrouve les questions du mouvement ouvrier naissant : à quel point, au fond, peut-on faire une organisation commune à tous les contestataires ? Les manifestants des ronds-points sont tiraillés. Une partie d’entre eux ne souhaitent pas une institutionnalisation du mouvement, avec des représentants clairement identifiés, qui conduirait à la négociation et à des compromis. Il y a là un conflit d’objectifs. L’horizontalité poussée à son excès pose ainsi la question de l’efficacité militante et de son inscription dans un jeu de négociation politique. On est bien obligé de reconnaître qu’il existe une diversité des points de vue au sein même de ce mouvement social, et que l’idée qu’il faut être absolument d’un côté ou de l’au-tre est un appauvrissement du débat politique et intellectuel.
Nicolas Delalande en trois dates
1980 Naissance.
2011 Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, éd. du Seuil.
2017 Collabore à l’Histoire mondiale de la France (dir. Patrick Boucheron), éd. du Seuil. Professeur au Centre d’histoire de Sciences Po. Habilité à diriger des recherches.
A lire
La Lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, de Nicolas Delalande, éd. du Seuil, 368 p., 24 € .