• L’affaire Benalla, une revanche pour « l’ancien monde »

    https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/07/28/l-affaire-benalla-une-revanche-pour-l-ancien-monde_5336968_823448.html

    Relégués, ringardisés et parfois méprisés par la jeune majorité LRM depuis un an, les représentants de l’opposition se délectent aujourd’hui des difficultés du pouvoir.

    Une atmosphère électrique. Le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, déroule ses arguments, point par point, depuis plus de deux heures et demie. Dans les sous-sols du Sénat, la climatisation fonctionne mais les esprits s’échauffent. L’audition du bras droit du président de la République, jeudi 26 juillet, est l’une des plus attendues de la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla, qui empoisonne l’exécutif depuis plus d’une semaine.

    Fatigué, les mains jointes devant le visage, Alexis Kohler tente de créer un moment de complicité avec le président de la commission, Philippe Bas. Le sénateur Les Républicains (LR) de la Manche est l’un de ses lointains prédécesseurs à l’Elysée. C’était sous Jacques Chirac. Une éternité. « Vous avez occupé la fonction que j’ai l’honneur d’occuper… », commence l’actuel secrétaire général de l’Elysée. La réponse tombe, cinglante : « C’était la préhistoire et l’ancien monde. Je veux bien reconnaître qu’il y ait des différences… »

    Dans la salle Clemenceau du Sénat, où se succèdent les auditions de la commission d’enquête, un ange passe… « La démocratie, c’est le pouvoir des poux de manger des lions », philosophait le Tigre. Aujourd’hui, les « poux » se régalent des déboires de ceux qui jouent aux « lions » depuis plus d’un an.

    En 2017, les jeunes fauves ont brutalement supplanté et ringardisé les partis politiques traditionnels et les élus de tout bord, qu’ils ont eu tôt fait de reléguer sous le vocable peu flatteur d’« ancien monde ». Multipliant les leçons d’exemplarité, La République en marche (LRM) a assommé, désorienté, et rendu inaudibles les tenants de l’ordre d’avant. En quelques jours, l’affaire Benalla a permis à ces derniers de se refaire une santé. Députés de l’opposition, anciens ministres, parlementaires déchus se délectent aujourd’hui des petites et grandes misères de la Macronie, tout en pensant tenir une forme de revanche.

    Le Sénat, « the place to be »

    Le retour en grâce du Sénat en est une illustration. Réputée poussiéreuse, inutile, cette chambre qui travaille dans l’ombre est le refuge des vieux élus et l’incarnation de l’art consommé du compromis politique. D’habitude désertée par les journalistes, c’est aujourd’hui « the place to be ». Là que se déroulent les auditions les plus attendues, celles qui ont été refusées par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, contrôlée par LRM. Ici que sont entendus les piliers du régime, Alexis Kohler ou encore Christophe Castaner, le délégué général de LRM.

    Ici encore que, de l’avis général, le travail est le plus appliqué, le plus serein. Au point même que certains députés viennent en prendre de la graine. Jeudi matin, Marine Le Pen y joue ainsi les invités surprise, assise en tribune, dans le public, pour écouter M. Kohler. Même La France insoumise (LFI) est prise en flagrant délit de défense de la vieille chambre. « Je suis sous le choc, je défends des institutions bourgeoises et parlementaires de la Ve République alors que je suis trotskiste ! », a ironisé la députée (LFI) de Paris Danièle Obono. « Pour le Sénat, c’est inespéré », glisse un député LR pas tout à fait « nouveau monde ».

    Inespéré aussi le sursaut à l’Assemblée nationale, où les groupes de l’opposition retrouvent des couleurs. Un petit livre rouge et bleu est devenu le symbole de leur revanche : le règlement de l’Assemblée nationale. C’est grâce à cet objet, brandi dans l’Hémicycle 298 fois en quatre jours pour signaler un « rappel au règlement », que les députés de droite et de gauche ont pu paralyser les débats plusieurs jours d’affilée. L’obstruction, cette bonne vieille combine parlementaire.

    La majorité a dû céder, laissant l’opposition s’engouffrer dans la brèche. Coup sur coup, celle-ci a obtenu l’ouverture d’une enquête parlementaire, la publicité des auditions, et, finalement, le 22 juillet, l’ajournement de la réforme des institutions. Le texte, qui avait fait l’unanimité contre lui à l’Assemblée nationale, est repoussé sine die. Première victime collatérale de l’affaire Benalla.

    Une même scène se répète, à la buvette ou dans les couloirs. Un député de la majorité veut savoir : « C’est pas bientôt fini ce cirque ? » Avant de se voir rétorquer : « Ça fait un an qu’on en prend plein la tronche, c’est pas maintenant qu’on va vous lâcher ! » Suspecte hier, l’expérience est redevenue désirable. Aux élections législatives de juin 2017, les Français avaient plébiscité la nouveauté, installant des centaines de novices au Palais-Bourbon. Dans une crise, l’épaisseur politique donne pourtant l’avantage.

    « Il est frappant de voir autant d’amateurs au mètre carré, raille le chef de file de LFI, Jean-Luc Mélenchon. Ils ne comprennent rien à l’Etat et à la gestion de crise. » « Ils sont nuls, nuls, nuls !, s’écrie de son côté un ancien ministre de droite. Ce n’était quand même pas très compliqué de nous renvoyer au SAC [Service d’action civique] de [Charles] de Gaulle ! » « Les députés de la majorité ont été tellement abandonnés par leurs cadres que l’opposition n’avait pas besoin d’être dotée d’un sens élevé de la stratégie pour renverser la vapeur », analyse le député communiste de Seine-Saint-Denis Stéphane Peu.

    « Ça remet la balle au centre »

    Quoi qu’il en soit, plus personne à LRM n’ose critiquer l’ancien monde. « Il faut savoir s’appuyer sur l’expérience de ceux qui ont un passé politique », concède la députée (LRM) de l’Isère Emilie Chalas. Cette querelle des anciens et des modernes s’est parfaitement incarnée dans le face-à-face entre les deux corapporteurs de la commission d’enquête parlementaire consacrée à l’affaire Benalla, Yaël Braun-Pivet (LRM) et Guillaume Larrivé (LR). Les deux députés ont tenté de porter ensemble la commission, en vain. La néophyte n’a jamais réussi à prendre l’ascendant sur le conseiller d’Etat, qui a fini par claquer la porte, jetant le discrédit sur la commission.

    « Quand vous avez subi un an d’arrogance, sans expérience, sans recul historique et sans analyse politique, et que vous arrivez à renverser les choses, ce n’est pas que ça fait plaisir, mais ça remet la balle au centre », se gargarise encore Stéphane Peu. Pour se défendre, certains macronistes comme Emilie Chalas dénoncent « une soif de vengeance, des frustrations et des jalousies ». Les plus expérimentés des députés LRM le reconnaissent toutefois : un « flottement » s’est installé dans la majorité en début de crise. « Les députés d’opposition ont été malins et ils ont eu raison », concède l’une d’entre eux.

    « Attention à l’effet boomerang »

    Face à la majorité, les ténors de l’opposition s’affichent ostensiblement ensemble, se congratulent ou s’applaudissent. Drôle de concorde. Danièle Obono (LFI), Marine Le Pen (Rassemblement national, ex-FN) et Philippe Gosselin (LR) dénoncent ainsi côte à côte devant les caméras le « coup de force » de la majorité, qui a notamment voulu imposer sa liste de personnes auditionnées par la commission d’enquête.

    Ici, M. Mélenchon et Christian Jacob (LR) sont immortalisés en pleine conversation dans l’Hémicycle par une députée LRM. Là, le même Mélenchon se promène avec le député souverainiste de l’Essonne Nicolas Dupont-Aignan dans les couloirs du Palais-Bourbon. « Quand il s’agit de protéger l’Etat et de faire respecter la norme républicaine, il y a une convergence avec la droite, je l’assume », répond le président du groupe LFI.

    « Ils sont goguenards et ravis. Ils rongent l’os qu’on leur a donné à manger et ils vont le tirer jusqu’à la ficelle », analyse le député (MoDem) des Yvelines Bruno Millienne, avant d’avertir ses collègues : « Attention à l’effet boomerang, les Français vont se lasser. » « S’ils ne comptent que là-dessus pour se relégitimer, c’est la démonstration de la pauvreté de leur projet politique », lâche à son tour la députée (LRM) des Yvelines Aurore Bergé. « Comme s’il n’y avait pas eu [Patrick] Balkany et [Jérôme] Cahuzac », grommelle une autre députée LRM, renvoyant les partis d’opposition à leurs propres turpitudes.

    « Finalement le nouveau monde est très ancien ! »

    Le feuilleton de l’affaire Benalla apparaît encore plus savoureux pour ceux qui ont été mis hors jeu en 2017, à la faveur de l’alternance. « Je n’ai même pas besoin de regarder la télévision, je suis sur ma chaise longue et tout me parvient par SMS ! », s’amuse Jean-Christophe Cambadélis, depuis son lieu de vacances. « Il y a une forme de jubilation quand on voit que le président de la République combine en une seule affaire à la fois Cahuzac [l’ancien ministre du budget avait menti sur son compte en Suisse] et Leonarda [du nom de cette jeune Kosovare dont François Hollande avait tranché le sort, devant les caméras] », pouffe encore l’ancien premier secrétaire du PS.

    D’anciens conseillers du pouvoir, qui ont connu M. Macron à Bercy, se délectent eux aussi du feuilleton. La moindre information est partagée, diffusée et commentée dans des groupes de discussion sur l’application WhatsApp.

    « A chaque nouveau rebondissement, après chaque révélation, chaque contradiction, on s’envoie le même GIF [courte vidéo], se marre l’un d’entre eux, Michael Jackson dans un cinéma mâchouillant du pop-corn en regardant avidement la scène. »
    Du passage de l’actuel chef de l’Etat au ministère des finances, sous le précédent quinquennat, ces ex-conseillers ont gardé un fond de rancune qui éclaire, pour eux, l’épisode Benalla d’une lumière savoureuse. « Comme du temps de Bercy, la garde rapprochée d’Emmanuel Macron est sur un piédestal », commente l’un d’eux, sans cacher son étonnement : « Comment quelqu’un d’aussi minutieux a-t-il pu laisser un truc pareil se faire, ses collaborateurs se contredire [au sein de la commission d’enquête] ? Finalement le nouveau monde est très ancien ! »

    « Ce sera la tache du quinquennat »

    La Sarkozie non plus n’en rate pas une miette. Entre une séance de jardinage et son départ en vacances, l’ancien ministre Brice Hortefeux ne se lasse pas de commenter l’« affaire de l’Elysée ». « Cela restera un marqueur du quinquennat. Il y a toujours des taches, mais il y a les indélébiles. Celle-ci en sera une. Ce sera la tache du quinquennat », observe-t-il.

    En revanche, les deux anciens chefs de l’Etat, François Hollande et Nicolas Sarkozy, sont restés prudemment en retrait. Sans rien rater des événements, ils savent que toute intervention de leur part pourrait leur être reprochée. Le président de LR, Laurent Wauquiez, s’est lui aussi tenu à l’écart du feuilleton ; Brice Hortefeux lui a conseillé de « prendre de la hauteur ». Et de commencer à préparer le coup d’après.

    Cette crise, ce sont finalement les routiers de la politique qui en parlent le mieux. Dans le « vieux monde » socialiste, on se raconte ce que François Mitterrand aurait dit un jour à propos de Laurent Fabius qui, dans les années 1980, incarnait alors le « nouveau monde ». « Il y a deux singes. Celui qui reçoit des décharges électriques tous les jours, ce qui finit par être indolore : c’est l’ancien monde. Et il y a un autre singe, celui qui n’en prend jamais. Alors, quand il en prend une, il meurt. »