« Sur l’abaya, le gouvernement n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives », Agnès De Féo
L’abaya est en passe de devenir une cause nationale depuis la déclaration de Gabriel Attal du 27 août selon laquelle « l’abaya ne pourra plus être portée à l’école », qui fait écho à celle de Nicolas Sarkozy, quatorze ans plus tôt, le 22 juin 2009 – « La burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française » –, aboutissant à la loi d’#interdiction de dissimulation du visage dans l’espace public du 11 octobre 2010. Dans ces deux déclarations, ce ne sont pas les usagères qui occupent le sujet de la phrase, mais l’objet qu’elles portent (abaya, burqa), un objet exogène qui menacerait l’intégrité de la nation.
Une représentation aussi caricaturale pourrait faire sourire si elle n’était plébiscitée par une grande partie des Français et instrumentalisée par des personnalités politiques, révélant en passant leur obsession pour le corps des musulmanes depuis l’époque coloniale. Des usagères, il n’est finalement que peu question. Elles restent les grandes inconnues des spéculations dont elles font l’objet. Or, soupçonner ces jeunes filles de manœuvrer contre l’école, c’est surestimer un phénomène minoritaire adolescent qui reste inoffensif.
Disons-le d’emblée : l’abaya est bel et bien marquée religieusement, même si les intéressées s’en défendent. En affirmant ingénument que l’abaya n’est pas une tenue religieuse mais traditionnelle, portée par goût vestimentaire, les adolescentes concernées jouent sur sa « polymorphie ». Si les robes élégantes portées notamment dans les pays du Golfe peuvent effectivement s’appeler « abayas », ce terme possède une tout autre acception en France. Par sa forme épurée, ses couleurs unies, sans broderie ni coupe cintrée, et souvent des élastiques aux poignets, l’abaya correspond bien à l’image de l’habit de pieuses musulmanes que se font celles qui la portent.
Argumentaire de façade
Les femmes que j’ai pu rencontrer dans le cadre de mes recherches sociologiques accompagnent leur abaya d’un long voile, identifié comme islamique par la manière dont il est fixé sur la tête, ne laissant aucun doute sur l’expression de leur confession. C’est aussi le cas des collégiennes et lycéennes en abaya qui se couvrent les cheveux dès la sortie de leur établissement. Preuve que ce vêtement exprime la religiosité, il s’achète dans des boutiques et des sites spécialisés à destination d’une clientèle musulmane pratiquante, plutôt que dans le prêt-à-porter mainstream. Même si, sortie de son contexte, elle est perçue comme une simple robe, l’abaya est portée en France pour son #signifiant_islamique. Celles qui l’arborent à l’école devraient donc logiquement tomber sous le coup de l’interdiction de la loi de 2004.
Mais, en disant cela, nous restons au degré zéro du sens obvie. Pour saisir le phénomène, il est nécessaire de comprendre ce qu’expriment les porteuses d’abaya, sans se limiter à leur argumentaire de façade, sans non plus surinterpréter leur message. L’abaya est devenue aujourd’hui un objet désiré pour sa dimension subversive (comme le niqab au moment de son interdiction en 2010) : celles qui en font usage expriment ainsi leur fierté d’être musulmanes contre l’obsession sociétale de les effacer de l’espace public.
Leur détermination à porter l’abaya s’accompagne d’exclamations comme « je fais ce que je veux, personne ne décide de ma façon de m’habiller » ou de slogans féministes, tel le fameux « mon corps m’appartient ». Si la tenue est religieuse, le discours l’est beaucoup moins : il est celui de jeunes femmes en lutte pour leurs droits dans une société où elles estiment ne pas être respectées.
Il y a dix-neuf ans, l’interdiction des signes religieux à l’#école_publique visait la disparition du voile musulman du système scolaire. Elle l’a pourtant multiplié dans l’espace public et a provoqué la création d’établissements confessionnels musulmans. Il y a treize ans, celle du voile intégral a également créé une émulation, incitant des femmes à porter le niqab parce qu’il faisait l’unanimité contre lui. La visibilité musulmane chez les jeunes ne doit plus être comprise comme une simple expression religieuse, mais comme une résistance aux polémiques récurrentes cherchant à l’interdire depuis plus de deux décennies. Par l’aversion et les mesures de rétorsion qu’il provoque, le vêtement islamique est devenu un moyen de transgresser les normes, il est même le seul aujourd’hui à « choquer le bourgeois ».
Le gouvernement n’a pas tiré les leçons des échecs précédents. Il n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives qui n’ont fait que décupler l’expression visible de l’islam dans la société, au lieu de l’effacer. Celles-ci ont, au contraire, favorisé le repli sur soi, le communautarisme et le séparatisme tant décriés. Cela n’empêche pas le gouvernement de réitérer aujourd’hui, avec une nouvelle interdiction qui devrait transformer l’abaya en tendance contestataire, le multiplier à l’université et dans l’espace public, ainsi qu’encourager la désobéissance civile. Et, bien sûr, augmenter l’audience des prédicateurs de TikTok, que les jeunes femmes en abaya plébiscitent pour incarner l’opposition à laquelle elles adhèrent – et qui les aident à retourner le stigmate.
Rappelons que les recruteurs de Daech ont usé de la loi de 2010 pour convaincre des femmes de s’engager en Syrie et en Irak. Plutôt que de spéculer sur l’#abaya et d’en faire l’objet d’une nouvelle croisade, il serait bon de redonner sa place à la subjectivité de celles qui la portent, ce que les politiques sont incapables de faire aujourd’hui, impatients de jouer sur la corde sensible électoraliste. Le gouvernement français, qui invoque les lois de 1905 et de 2004 pour « protéger les valeurs de la République » face à une robe d’adolescente, révèle sa grande faiblesse et son manque d’initiative pour créer un vivre-ensemble apaisé qui ferait fi des différences.
Agnès De Féo est sociologue à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans et à l’université Aix-Marseille. Elle est l’autrice de « Derrière le niqab. Dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral » (Armand Colin, 2020).
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