• affordance.info
    http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2018/08/fiabilite-facebook.html
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    par Olivier Ertzscheid

    Nous sommes en Août 2018 et le Washington Post nous apprend que Facebook vient de mettre en place un système de notation de la « fiabilité » de ses utilisateurs.
    Pourquoi un indice de fiabilité est une fable.

    En plus d’être déjà « classés » et indexés en fonction de nos activités, de nos géo-localisations ou de nos centres d’intérêts, nous allons désormais l’être aussi en fonction d’un score de crédibilité ou plus exactement d’un score de « fiabilité » ("Trustworthiness") étalonné entre 0 et 1 et dont seule la plateforme disposera.

    Facebook en réalité se moque de savoir si nous sommes « crédibles », c’est à dire de savoir si ce que nous écrivons ou relayons renvoie à une forme de vérité objectivable ; ce dont Facebook se soucie et ce qu’il veut donc désormais mesurer c’est bien notre « fiabilité », et la nuance est d’importance. La « fiabilité » est une métrique qui est raccord avec le moteur de la plateforme qui est la notion « d’engagement ». Ainsi un utilisateur néo-nazi qui relaie une info annonçant que les migrants mangent leurs enfants et qu’il va aller les jeter au bout de la terre qui est plate, ce néo-nazi est un utilisateur qui n’est pas une seconde crédible mais qui est en revanche totalement fiable dans la constance - par ailleurs navrante - de ses convictions. C’est cette fiabilité que Facebook cherche à quantifier pour - c’est en tout cas ce qu’ils prétendent - permettre de mieux repérer les faux-comptes ou ceux qui relaient le plus souvent de fausses informations.

    Sur le fond, on peut d’ailleurs se réjouir que Facebook préfère évaluer notre « fiabilité » plutôt que notre « crédibilité », l’inverse indiquerait en effet que la plateforme adopte une position morale pour définir ce qui est vrai / crédible et ce qui ne l’est pas. Et à l’échelle de 2,5 milliards d’utilisateurs ce serait excessivement dangereux. Et dans le même temps, l’exemple de l’utilisateur néo-nazi que j’ai choisi montre bien à quel point cette « fiabilité » ne permettra aucunement de résoudre le problème des logiques de désinformation ou de « fake news », qui, comme j’ai souvent essayé de l’expliquer, n’ont rien à voir avec l’information mais sont liées aux architectures techniques toxiques qui favorisent et entretiennent certains modes de circulation et de diffusion garants d’un modèle économique.

    Pour Facebook comme pour d’autres, le seul et unique moyen de revenir à des interactions saines à l’échelle collective est d’abandonner le modèle économique qui est le sien et qui continuera inexorablement de susciter diverses formes spéculatives du discours haineux. Ce qu’il ne fera jamais. Ce modèle économique définissant son rapport à la vérité au travers de l’unique vecteur de « l’engagement » (apparaît comme « vrai » ce qui suscite le plus d’engagement et donc d’interactions), et Facebook ne pouvant ni ne voulant abolir ce modèle, la plateforme s’attaque alors « logiquement » au rapport à la crédibilité de ses propres utilisateurs au travers de cette notion de « fiabilité ». C’est à dire qu’une fois de plus et conformément à une forme diluée de libertarianisme qui nourrit l’idéologie de la plateforme, celle-ci considère que la meilleure réponse ne se trouve pas à l’échelle collective mais à l’échelle individuelle. On en avait déjà eu la démonstration lors de la lettre de Zuckerberg à la nation Facebook en Mars 2017, dans laquelle pour résoudre les problèmes liés à la représentation de la violence ou de la nudité il avait renvoyé chacun à ses propres critères de tolérance ou d’acceptabilité.

    Et c’est enfin car derrière ce score de « fiabilité » ne cherche même plus à se cacher l’idée aussi folle qu’inquiétante d’une rationalisation automatisée ou automatisable d’un rapport individuel à l’information absout de tout rapport collectif à une quelconque forme de vérité(s) objectivable(s). Le solutionnisme technologique est intrinsèquement lié à une forme de relativisme moral individualiste.

    Même si, en première intention, on peut se rassurer en se disant, comme le rappelle Numérama qu’il s’agit juste pour la plateforme de « déterminer le degré de confiance que le site peut raisonnablement avoir face aux actions de chaque inscrit », même si ce « scoring » n’est qu’un « indice comportemental parmi des milliers d’autres », il est aussi et surtout une manière tout à fait perverse et biaisée de fabriquer des représentations sociales individuelles et collectives tout en se défendant de le faire, des représentations qui ne reposent le plus souvent que sur la dimension pulsionnelle du rapport à l’information.

    Libertarianisme (économico-politique), solutionnisme (technologique) et relativisme (moral) : la sainte trinité de l’évangile des plateformes.

    #Facebook #Calculabilité #Fiabilité

    • En macro-économie la #loi_de_Goodhart indique que «  lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure.  » Est-il besoin de développer ?

      J’oublie toujours le nom de cette loi… Sans doute, parce que c’est, pour moi, une évidence. Sa reformulation dans l’intertitre qui suit a plus de chance de me rester en mémoire…

      Dans chaque « métrique » il y a des coups de trique.

      #KPI ;-)

    • Et c’est enfin car derrière ce score de «  fiabilité  » ne cherche même plus à se cacher l’idée aussi folle qu’inquiétante d’une rationalisation automatisée ou automatisable d’un rapport individuel à l’information absout de tout rapport collectif à une quelconque forme de vérité(s) objectivable(s). Le solutionnisme technologique est intrinsèquement lié à une forme de relativisme moral individualiste.

    • Passionnant, #merci !

      Géolinguistique.
      La Chine est depuis cette année la première puissance économique de la planète, passant devant les Etats-Unis. Elle est également, le fait est connu au moins depuis Jacques Dutronc, la première puissance démographique de la planète. Et donc également, grâce au mandarin, la première puissance linguistique de la planète en nombre de locuteurs natifs.

      D’une certaine manière, Google est également la première puissance linguistique de la planète. Le « volume » du matériau linguistique capté, collecté, traité et analysé chaque jour par le moteur de recherche depuis désormais 20 ans est sans aucun équivalent tant dans l’aspect quantitatif (volumétrie pure des données linguistiques) que dans l’aspect « qualitatif » renvoyant au nombre de langues analysées et au niveau de service proposé pour chacune (de la traduction à la volée en passant par la consultation de textes rares et l’ensemble des services « vocaux » nécessitant une compréhension minimale de la langue concernée).

      C’est donc un affrontement de nature géo-linguistique qui fait tout l’intérêt des rapports entre Google et la Chine, entre la libellule et la muraille.

      Et ce que définit la langue est d’abord un rapport au territoire. Un passe-muraille.

    • Dystopy, is what we need my friend.
      […]
      Il me semble que nous sommes aujourd’hui à la phase d’après. Celle où les gens ont cliqué sur suffisamment de publicités et ont, ce faisant, accepté suffisamment de technologies de traçage actif ou passif pour que les conditions d’existence d’une forme de pouvoir autoritaire soient réunies et surtout pour qu’elle soient en passe d’être acceptées comme naturelles ou, pire, comme légitimes.

      La question essentielle se déplace donc : il ne s’agit plus de savoir si nous acceptons ou si nous refusons ce traçage publicitaire (débat permis et en partie résolu par le RGPD) ; il s’agit de savoir si nous acceptons ou si nous refusons cette forme de néo-fascisme documentaire propre au totalitarisme littéral des plateformes et le cadre économico-politique qui est sa condition d’existence première.

    • rien que les intertitres…

      Géolocaliser et punir.
      […]
      Police partout, politique nulle part.
      […]
      Ce qui me semble le plus frappant dans cette histoire, finalement, c’est l’absence totale de réflexion et de prise de position politique (autre que celle visible de quelques dîners mondains ou celle, invisible, de formes aussi classiques que perverses de lobbying). Croire que les états n’ont pas à se mêler de la stratégie d’entreprises comme Google, Facebook ou Amazon au motif que nous ne serions, justement, pas en Chine ou dans un pays communiste est aujourd’hui le triple aveu d’un dépassement, d’une impuissance et d’une incapacité à penser ce qui se joue réellement à l’échelle politique.

      Et en même temps ... imaginer que des états, que nos états actuels, gouvernés par des bouffons narcissiques de la finance ou par des clowns égocentriques ivres de leur nationalisme, imaginer que ces états puissent aujourd’hui se mêler du projet politique de ces mêmes firmes n’apparaît pas davantage comme une solution souhaitable.

    • “Our findings suggest that censorship in China is effective not only because the regime makes it difficult to access sensitive information, but also because it fosters an environment in which citizens do not demand such information in the first place,” the scholars wrote."

      Latour, un peu plus loin, très bonne citation :

      Des questions liées : subsistance, visualisation, protection et défense. Mais supposez que vous n’ayez aucune idée précise de ce qui vous permet de subsister, ou une idée tellement abstraite que vous restiez suspendu en l’air, pratiquement hors sol, quand je vous pose la question : « Qui êtes-vous, que voulez-vous, où habitez-vous ? » Eh bien, je prétends que n’ayant pas de monde concret à décrire, vous êtes devenus incapables de définir vos « intérêts » et qu’ainsi, vous ne pourrez plus articuler aucune position politique vaguement défendable. Je prétends que la situation actuelle de retour général à l’Etat-nation derrière des murs vient directement de cette totale impossibilité de préciser quels intérêts on défend. Comment avoir des intérêts si vous ne pouvez pas décrire votre monde ?