• Les « ticker tapers » voient la vie en sous-titres

    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/08/28/les-ticker-tapers-voient-la-vie-en-sous-titres_5346883_1650684.html

    Plus de 1 % de la population visualiserait les paroles entendues, les pensées, voire les mélodies, sous forme écrite et en temps réel.

    Elle voit défiler en sous-titres les paroles entendues, ses pensées aussi. Tout s’imprime en lettres devant ses yeux. Elle possède une faculté rare, appelée « tickertaping » ou « ticker tape » en anglais, un terme qui fait référence aux bandes des anciens téléscripteurs.

    Informaticienne âgée de 23 ans, Mathilde (son prénom a été changé) affirme que, depuis qu’elle a appris à lire, ses perceptions auditives et ses réflexions s’imposent à elle sous forme écrite : « Quand j’entends ou pense à des mots, je les vois disposés en sous-titres, que je lis en lecture rapide. Ils apparaissent toujours en clair sur un fond plus foncé, dans la même police sans empattement, et se déplacent de gauche à droite sur une faible portion du champ visuel. » Sans majuscules ni ponctuations, « à part le point d’interrogation qui s’ajoute à la fin des questions ambiguës », indique-t-elle. Adepte du solfège, elle visualise aussi les notes des partitions musicales qui lui sont connues, sans rien voir dans le cas contraire. Plus étrange : « Quand quelqu’un parle, je convertis directement son discours en mots écrits. Je lis ce que disent les gens pour les comprendre, autrement je n’entends que du bruit incompréhensible. » Pour la jeune femme, le tickertaping est un « déchiffrage naturel ».

    Des causes inconnues

    Les premiers textes mentionnant cette caractéristique méconnue, sans pour autant la baptiser, remontent à 1883, notamment dans un livre de l’anthropologue Francis Galton, cousin de Charles Darwin. C’est l’an dernier que Mathilde s’est résolue à trouver un nom à cette étrangeté : « Je lisais des témoignages quand je suis tombée sur “ticker tape synesthesia”. » La synesthésie est un phénomène physiologique qui consiste en l’association de deux ou plusieurs sens : un synesthète peut sentir ou entendre une couleur, par exemple.

    La question de savoir si le tickertaping est une forme de synesthésie est ancienne. Plusieurs références anglo-saxonnes la considèrent comme telle. La synesthésie associant des couleurs à des lettres ou des chiffres est l’une des plus communes. Sur un forum, Mathilde a échangé avec un autre ticker taper. Ils ont noté la ressemblance dans leur disposition des mots sur une ligne et sa synchronisation audiovisuelle avec la lecture. Cependant, contrairement à Mathilde, son correspondant cumulait les synesthésies : « Il voyait les mots en couleurs, et distinguait même les consonnes des voyelles. » Voyelles en couleurs, consonnes en noir et blanc.

    « LE TICKERTAPING EST POSSIBLEMENT UNE EXAGÉRATION DE [LA] CONNEXION ENTRE LES REPRÉSENTATIONS MENTALES DE LA PHONOLOGIE ET DE L’ORTHOGRAPHE, À LAQUELLE S’AJOUTE UNE PUISSANTE FORCE DE VISUALISATION. » MARK PRICE, CHERCHEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BERGEN

    Chercheur au centre de recherche Cerveau et Cognition à Toulouse, Jean-Michel Hupé souligne la divergence entre synesthésie et tickertaping. Après avoir sondé 3 743 personnes en France, M. Hupé avait signalé ces différences dans une publication parue sur le site Frontiers in psychology en 2013. Il prenait également en compte le non moins étonnant mirror-touch – le sujet ressent une sensation tactile involontaire quand il voit quelqu’un d’autre se toucher le corps – et arrivait aux mêmes conclusions.

    Selon M. Hupé, tout dépendrait des critères adoptés : le tickertaping et la synesthésie seraient tous les deux « subjectifs », mais la seconde serait, elle, « arbitraire » et plus « idiosyncratique ». Il pense que le tickertaping s’expliquerait plutôt par l’enseignement : les tout jeunes élèves, en apprenant à lire et à écrire, auraient développé des capacités de visualisation analogues. « Mais tant que les causes sont inconnues, il n’y aura pas de consensus », prévient M. Hupé.

    Quant à la proportion des ticker tapers dans la population, un article publié dans The Cognitive Neuroscience Journal en 2015 a tenté de l’évaluer. Des chercheurs de l’université de Bergen, en Norvège, recensent six personnes qui présentent un tickertaping « puissamment automatique » dans un échantillon de 425 adultes norvégiens. La mémorisation n’a pas fait partie des critères retenus. Directeur de l’étude, Mark Price se réfère néanmoins à un cas unique de tickertaping qui comptait les signes visualisés avec une rapidité inégalée. Le chercheur a son idée des raisons expliquant le phénomène, qu’il n’associe pas forcément à la synesthésie : « Quand on entend un mot, cela active notre connaissance de sa forme écrite. Mais d’habitude, cela se fait dans l’inconscient. Le tickertaping est possiblement une exagération de cette connexion entre les représentations mentales de la phonologie et de l’orthographe, à laquelle s’ajoute une puissante force de visualisation. »

    Conflit d’attention

    Mathilde se connaissait déjà un trait atypique : le syndrome d’Asperger, un trouble du spectre autistique. Cependant, l’informaticienne reste dubitative quant aux méthodes de diagnostic en France. Les autres ticker tapers qu’elle a connus le présenteraient aussi, remarque-t-elle. Mais M. Price n’a pas de preuve d’un lien entre tickertaping et Asperger : « A ma connaissance, aucun des ticker tapers que j’ai croisés n’était autiste », affirme-t-il. Sur ce point, afin d’éviter toute discrimination, il insiste sur l’importance de ne tirer aucune conclusion hâtive. C’est dire que la recherche a du chemin à faire.

    Quoique les explications tardent à venir, les réactions des ticker tapers à leurs propres capacités ne manquent pas. Pour Mathilde : « Ça facilite ma mémorisation orthographique des mots et consolide les informations de manière visuelle. » En contrepartie, le processus lui coûte en énergie : « Il m’incite à limiter les situations sociales. » Quand plusieurs interlocuteurs discutent à la fois : « Ça devient confus, je vois des mots isolés, je perds des phrases et je ne sais plus vraiment qui a dit quoi. » En regardant un film, Mathilde se fatigue : « Mes sous-titres sont dynamiques, alors que ceux du film sont statiques. » En entendant une langue étrangère qu’elle maîtrise, un conflit est aussitôt créé entre sa traduction et celle aperçue sur l’image.

    Mais peut-on freiner le tickertaping ? M. Price précise que la manifestation peut se présenter de deux manières, volontaire ou pas. Le tickertaping automatique, comme celui de Mathilde, est involontaire. Le chercheur rapporte avoir observé un cas involontaire qui a été privé de sous-titres : alors que le ticker taper vaquait à ses occupations dans un laboratoire, son attention a été un temps rivée ailleurs que sur la conversation en cours.

    La question se poserait plus sérieusement dans des situations perturbantes. M. Hupé évoque un ticker taper atteint de troubles obsessionnels que certains mots visualisés mettaient mal à l’aise. De son côté, Mathilde raconte un épisode troublant, vécu dans son sommeil. Alors que son tickertaping s’y produit rarement, un rêve récent l’a marquée : « Le sous-titrage y est apparu une seule fois, lors d’une écoute, et les mots sont restés figés dans l’espace. Ils ne s’effaçaient plus, même après que le silence fut revenu. J’angoissais. J’ai même essayé d’attraper les mots… » Avant de se réveiller en sursaut.