• Beyrouth 1978, la révolution au bout du pinceau

    En mars 1978, Israël lance une vaste offensive au Liban sud. Au même moment, l’Organisation de libération de la Palestine organise, à Beyrouth, une exposition d’artistes contemporains qui soutiennent la cause… Le Musée Sursock redonne vie à ce moment historique.

    LE MONDE | 07.09.2018 à 14h14 |
    Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)

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    Il faut imaginer Yasser Arafat déambuler entre une toile de l’ex-maoïste parisien Gérard Fromanger, un triptyque du surréaliste chilien Roberto Matta et deux lithographies du maître catalan Joan Miro. Dans le public qui entoure le raïs palestinien, on croise des fedayins (combattants) en treillis, des étudiantes en jupe, des intellectuels tiers-mondistes et des bureaucrates en veste bon marché. Derrière le brouhaha du vernissage, on devine des coups de klaxon et des rafales d’arme automatique, la rumeur ordinaire d’une ville en guerre.

    183 œuvres, issues de 30 pays

    C’était le 21 mars 1978, à Beyrouth, capitale du Liban, de l’OLP et des passions révolutionnaires arabes. Une exposition d’art internationale en solidarité avec la Palestine était inaugurée dans le hall d’une université : 183 œuvres, issues de 30 pays différents, mêlant les genres – peintures, sculptures, gravures, dessins – et les styles – de l’expressionnisme arabe au modernisme japonais, en passant par le social-réalisme soviétique et l’art figuratif militant d’Europe de l’Ouest –, étaient présentées… Jamais un éventail de créations aussi large et diversifié n’avait été présenté jusque-là au Proche-Orient. C’est le croisement improbable du pinceau et de la kalachnikov, le mariage d’une internationale d’artistes et d’une organisation de réfugiés, l’alliance des sans-frontières et des sans-terre. Les deux semaines d’exposition forment une parenthèse enchantée dans le chaos des combats qui dévastent le Liban depuis trois ans. Avec ce coup de génie, la direction palestinienne s’invente une diplomatie culturelle et offre à son peuple, privé d’horizon, un imaginaire visuel haut en couleur.

    Et puis, comme un mirage, tout s’évanouit. La collection de Beyrouth endure le lot commun des musées hors sol. Des œuvres se perdent, d’autres sont détruites, notamment dans des bombardements israéliens, et d’autres encore sont détournées. Trop engagée, trop datée, snobée par l’histoire de l’art officielle, l’exposition de 1978 sombre dans l’oubli. Son souvenir s’étiole à mesure que ses participants s’éteignent.

    Et pourtant, quarante ans plus tard, ce moment unique dans les annales de l’OLP recommence à frémir. Deux curatrices passionnées d’art et de mémoire, la Libano-Palestinienne Rasha Salti et la Libano-Américaine Kristine Khouri, ont entrepris de reconstituer le puzzle. A la manière de détectives, elles ont interrogé tous les témoins encore en vie, fouillé la presse de l’époque, exhumé les archives, couru entre Tokyo, Paris, Le Cap, Casablanca, Potsdam et Los Angeles, en quête d’une bande-vidéo ou d’une coupure de presse.

    « ARAFAT AVAIT COMPRIS QUE LA REPRÉSENTATION N’EST PAS QU’UNE AFFAIRE DE POLITIQUE, QUE C’EST AUSSI UNE AFFAIRE ESTHÉTIQUE. » RASHA SALTI, CURATRICE
    Le résultat de leur enquête est présenté depuis fin juillet au Musée Sursock de Beyrouth, un hôtel particulier à la façade blanc satiné reconverti en musée d’art contemporain. Intitulée « Past Disquiet » (« inquiétude passée »), cette exposition sur l’exposition redonne vie aux fantômes de 1978, ressuscite cette aventure politico-artistique inscrite dans le bouillonnement d’une époque où le combat pour la Palestine, la lutte contre l’apartheid et la dénonciation du régime Pinochet formaient une seule et même cause.

    « L’OLP avait l’obsession de prouver que la Palestine existe, contre la vulgate sioniste qui parlait d’une terre sans peuple destinée à un peuple sans terre, explique Rasha Salti, 49 ans, une touche-à-tout, figure de la scène muséale arabo-occidentale, qui officie aussi comme programmatrice pour Arte. Arafat avait compris que la représentation n’est pas qu’une affaire de politique, que c’est aussi une affaire esthétique. Dans son entourage, il y avait plein de fils de réfugiés qui avaient vécu l’humiliation de la Nakba – l’exode forcé de 700 000 Palestiniens lors de la création d’Israël, en 1948 – et qui voulaient sincèrement refaire le monde pour changer leur destin. Pour eux, il était évident que les artistes devaient être embarqués dans cette entreprise et Arafat leur a donné son feu vert. »

    « EZZEDINE, C’ÉTAIT LA NOBLESSE DE L’OLP, UN VRAI PUR-SANG ARABE. IL VOULAIT FAIRE CONNAÎTRE LA CAUSE PALESTINIENNE PAR LA CULTURE, IL ÉTAIT TRÈS AVANT-GARDISTE. » LEÏLA SHAHID, EX-DÉLÉGUÉE GÉNÉRALE DE L’AUTORITÉ PALESTINIENNE EN FRANCE
    Le plus inspiré de ces rêveurs, qui sera l’âme de l’exposition, s’appelle Ezzedine Kalak. Agé de 42 ans en 1978, il dirige la représentation palestinienne à Paris, ce que l’on appelle à l’époque le bureau d’information et de liaison de l’OLP, installé 138, boulevard Haussmann. Ce natif de Haïfa, au physique d’acteur de cinéma, parle un français châtié, appris à l’université de Poitiers, où il a soutenu une thèse en physique-chimie. C’est un diplomate à part, avec une inclination affichée pour les milieux de gauche, proche des étudiants et des travailleurs arabes dans l’Hexagone. Aux réunions du Quai d’Orsay, il préfère les débats avec les jeunes cinéastes de la fac de Vincennes, le temple de l’expérimentation soixante-huitarde, et les rencontres avec ses amis de Politique Hebdo, la revue de la gauche non communiste. « Ezzedine, c’était la noblesse de l’OLP, un vrai pur-sang arabe, se souvient Leïla Shahid, qui travaillait à l’époque avec lui et qui ne se doutait pas que, vingt ans plus tard, elle occuperait le même poste. Il voulait faire connaître la cause palestinienne par la culture, il était très avant-gardiste. »