• David Graeber : « Les “bullshit jobs”  se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies »
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    Nos sociétés échouent à utiliser la technologie pour favoriser les activités utiles et le temps libre, explique l’anthropologue David Graeber.

    En 2013, il publiait un article-choc sur le sujet : d’innombrables salariés de la finance, du marketing ou du secteur de l’information sont aujourd’hui convaincus d’occuper des emplois inutiles, absurdes, voire nuisibles pour la société. Dans son truculent essai Bullshit Jobs (« Boulots à la con »), paru le 5 septembre aux éditions Les liens qui libèrent, David Graeber, anthropologue et professeur influent de la London School of Economics, explore les racines de ce phénomène, dont les conséquences ne se limitent pas à la souffrance professionnelle. Car au-delà, explique-t-il, notre société entière échoue à utiliser le progrès technologique comme un outil de libération des individus.

    Les emplois inutiles que vous décrivez n’ont-ils pas toujours existé ?

    Oui, mais ils se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les salariés conscients de la faible utilité de leurs emplois, comme ceux rencontrés pour ce livre : le consultant, dont les rapports ne sont lus par personne, l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position hiérarchique, l’avocat d’affaires gagnant de l’argent uniquement grâce aux erreurs du système… Des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un terrible manque de sens, couplé à un sentiment d’inutilité sociale. Ce qui peut sembler paradoxal : en théorie, l’économie de marché, censée maximiser les profits et l’efficacité par le jeu de la concurrence, ne devrait pas permettre à ces jobs peu utiles d’exister.

    Comment expliquer leur prolifération ?

    Par bien des aspects, le système où nous vivons relève moins du capitalisme que d’une forme de féodalité managériale. Depuis les « trente glorieuses », les salaires ont décroché par rapport aux profits. Ces derniers sont captés par le secteur financier, qui les redistribue à un petit nombre de personnes, comme au Moyen Age, par le biais d’un jeu de strates et de hiérarchies complexe.

    Dit autrement : la finance d’aujourd’hui contribue peu à la fabrication de biens et services – et donc de valeur. Une grande partie des profits des banques américaines provient ainsi des frais et pénalités infligés aux clients ne respectant pas leurs règles. Une bonne partie provient également de l’achat et vente de dettes contractées par d’autres.

    Le problème se résume-t-il à la montée en puissance de la finance depuis quarante ans ?

    Pas seulement. Il y a un malentendu fondamental lorsque l’on décrit le passage de l’industrie aux services de nos sociétés durant le XXe siècle. La part des services traditionnels – restauration, coiffeurs… – est en effet restée stable au fil des décennies, autour de 20 % de la main-d’œuvre. En revanche, celle liée aux emplois du secteur de l’information au sens large – informatique, finance, assurance, communication… – a explosé. C’est là qu’une bonne partie des bullshit jobs se concentrent.

    Contrairement à ce que l’on pourrait penser, être payé pour ne pas faire grand-chose engendre une grande souffrance morale. Pourquoi ?

    Les hommes tirent leur bonheur du sentiment d’avoir prise sur le monde. De contribuer à sa bonne marche, d’une façon ou d’une autre. La violence spirituelle qu’engendre l’absence de sens des bullshit jobs, tout comme le sentiment d’inutilité et d’imposture, est destructrice, moralement et physiquement.

    Pourquoi les salariés concernés ne se révoltent-ils pas ?

    Comment le pourraient-ils ? Le travail est aujourd’hui une part déterminante de notre identité – lorsqu’un inconnu vous demande ce que vous faites, vous répondez par votre métier. Tel est le paradoxe de l’emploi contemporain : même lorsque les personnes détestent leur job, elles y restent profondément attachées. Beaucoup tirent même leur dignité précisément du fait qu’elles souffrent au travail.

    Cela tient à notre conception théologique du travail, enracinée dans la chrétienté : il est un devoir, il est le propre de la condition humaine et « forge » le caractère. Celui qui ne fait pas sa part est indigne. Cette vision est, en outre, l’autre face du consumérisme : on souffre au travail pour s’autoriser ensuite à consommer une fois rentrés à la maison.

    Pourquoi les métiers les plus utiles socialement, comme les infirmières ou les instituteurs, sont-ils si peu considérés ?

    Ils sont également mal payés : on observe une relation inverse entre la valeur sociale d’un emploi et la rémunération que l’on en tire. C’est vrai pour tous les jobs liés au soin des personnes (à l’exception des médecins). Ces emplois engendrent une forme de « jalousie morale », c’est-à-dire un ressentiment face aux activités dénotant une plus grande élévation morale. Tout se passe comme si la société entière songeait : les infirmiers, les instituteurs, eux, ont la chance de compter dans la vie des autres, ils ne vont pas en plus réclamer d’être bien payés ! Il en va de même avec les artistes.

    Ce ressentiment nourrit-il le populisme ?

    Oui. Aux Etats-Unis, le populisme de droite à deux caractéristiques : le respect du corps militaire et la haine des élites progressistes, en particulier culturelles. Les deux sont liés. Pour les enfants des classes populaires, intégrer l’« intelligentsia » est un rêve plus inaccessible encore que celui de gagner de l’argent, car cela exige des réseaux dont ils ne disposent pas. Pour eux, la seule institution offrant une possibilité d’ascension sociale est l’armée.

    En 1930, Keynes prédisait que l’automatisation des tâches permettrait de limiter le temps de travail à vingt heures par semaine. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

    C’est l’autre paradoxe de l’époque : alors que nos grands-parents rêvaient que l’automatisation libère leurs enfants des travaux difficiles, nous craignons aujourd’hui que les robots prennent nos emplois. Mais si cela se produit, et que plus personne ne touche de salaire, qui consommera les biens fabriqués pas les machines ?

    Nos économies échouent à utiliser l’automatisation pour libérer les individus des bullshit jobs, parce qu’elles sont incapables de concevoir une autre organisation, où le travail tiendrait une place différente.

    Cette libération pourrait passer par l’instauration d’un revenu de base, selon vous. Quels sont les obstacles ?

    En grande partie, la conception théologique du travail que nous avons évoquée. Les sceptiques disent : si l’on donne un revenu à tout le monde, certains en profiteront pour ne rien faire, ou deviendront des mauvais poètes dont on n’a pas besoin. Mais en quoi serait-ce pire que les jobs absurdes d’aujourd’hui ? Au moins, les individus seraient plus heureux.

    Nous passons nos journées à rêver de ce que nous pourrions faire si nous avions du temps, mais politiquement, nous ne sommes pas prêts. Au cours des millénaires, nombre de sociétés sont pourtant parvenues à une organisation où l’occupation du temps libre n’était pas un problème, et où des classes entières n’étaient pas contraintes de consacrer leur vie à des activités qu’elles haïssent.