• « Aujourd’hui, des favelas, comme un cancer, rongent la colline de la rive gauche. Faute d’espace, les Bosniaques ne savent plus où se mettre. Du côté croate, la mégalomanie ultranationaliste est de mise. Appuyés par des politiciens rusés, les nouveaux arrivants qui affluent des villages avoisinants ont rebaptisé les rues de noms dont ils ne connaissent même pas l’origine ’rue du roi Tvrtko’, ’boulevard de la reine Catherine’, ’rue de la princesse Svjetlana’. Je demande aux passants de m’expliquer qui étaient ce roi Tvrtko, cette reine Catherine, cette princesse Svjetlana. Personne ne le sait. ’Ce qui compte, me dit l’un d’eux, c’est que les nouvelles rues portent le nom des nôtres.’ Il fallait remplacer les anciens noms, ceux des partisans yougoslaves - qu’ils fussent serbes, bosniaques ou croates. Il fallait effacer la mémoire de ceux qui ont combattu le fascisme, puisque ce dernier venait de ressusciter. Ce n’est même plus une honte de donner aux rues les noms de généraux qui ont combattu aux côté des nazis, parce qu’enfin, disent certains des nouveaux venus, il s’agit de célébrer notre histoire.
    Ailleurs, si quelqu’un osait nommer un boulevard en hommage à un nazi ou à un collabo, l’Europe civilisée serait scandalisée et chercherait les coupables. Mais dans les Balkans, c’est normal. Sur l’autre rive de la Neretva, l’artère principale de Mostar-Est porte le nom de Josip Broz Tito. Les Bosniaques, et surtout les Mostarci , sont toujours nostalgiques du passé yougoslave, quand tout le monde vivait ensemble. Mais Mostar est aujourd’hui une ville déchirée. »

    in #Maya_Ombasic, _#Mostargia_ , Flammarion, 2016, p.184


    https://editions.flammarion.com/mostarghia/9782081399938

    #toponymie #toponymie_politique #Mostar #guerre #guerre_des_Balkans #ex-Yougoslavie #livre #citation

    ping @cede

  • Art Spiegelman : « La bande dessinée est mon obsession : ma loupe, ma façon de regarder le monde »
    https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/art-spiegelman-auteur-de-bande-dessinee-et-illustrateur


    Rencontre avec le grand illustrateur américain, lauréat du prix Pulitzer en 1992 pour sa #bande_dessinée « Maus » et de passage à Paris à l’occasion de deux expositions : l’une autour de « Parade » de Si Lewen au MAHJ, l’autre à partir de ses illustrations du livre « Street cop » de Robert Coover.

    Street Cop - Robert Coover & Art Spiegelman
    https://editions.flammarion.com/street-cop/9782080262783

    Dans un monde changeant à la vitesse d’un jeu de réalité virtuelle, un simple flic doit composer à chaque coin de rue avec toutes les formes de violence d’une société livrée aux crimes les plus divers. Les robots livreurs disputent l’espace aux piétons luttant pour leur survie entre pourvoyeurs de drogues, publicités numériques et drones tueurs de terroristes présumés. Existe-t-il encore une place pour les émotions humaines dans un univers aussi toxique qui ressemble déjà tant au nôtre ?
    Un flic capable d’empathie dans de telles circonstances ne deviendrait-il pas un danger pour la « fluidité » du système ?
    Entre film noir et dystopie urbaine, Street Cop place l’humain au cœur d’une enquête policière digne d’un Sam Spade des temps modernes.

    https://www.galeriemartel.com/art-spiegelman-2021

  • Christophe Guilluy : Le temps des gens ordinaires
    Comment les « déplorables » sont devenus des héros
    https://editions.flammarion.com/le-temps-des-gens-ordinaires/9782081512290

    À la une du New York Times habillés d’un gilet jaune, poursuivis par les journalistes britanniques à l’occasion du Brexit, fêtés comme des héros pendant la crise sanitaire, redevenus des sujets d’études pour les chercheurs, de nouvelles cibles du marketing électoral pour les partis, les gens ordinaires sont de retour.

    Les « classes populaires », le « peuple », les « petites gens » sont subitement passés de l’ombre à la lumière. Les « déplorables » sont devenus des « héros ». Cette renaissance déborde désormais des cadres du social et du politique pour atteindre le champ culturel.

    De Hollywood aux rayons des librairies, la culture populaire gagne du terrain. Ses valeurs traditionnelles,
    l’attachement à un territoire et à la nation,
    la solidarité et la préservation d’un capital culturel
    imprègnent tous les milieux populaires.

    Jack London usait d’une métaphore pour décrire la société de son temps : la cave et le rez-de-chaussée pour les plus modestes, le salon et les étages supérieurs pour les autres. Et si, aujourd’hui, plus personne ne voulait s’inviter au salon ?

    Sommes-nous entrés dans le temps des gens ordinaires ?

  • Lettres au père Noël. Vraies lettres inventées OuLIPo
    Flammarion/J’ai lu, coll. Librio littérature.
    https://www.fabula.org/actualites/oulipo-lettres-au-pere-noel-vraies-lettres-inventees_98976.php
    https://oulipo.net

    Cher Père Noël,

    J’ai été très sage toute cette année et donc voilà, je voudrais pour Noël un livre un peu bizarre qui rassemble tout plein de lettres qui t’ont été écrites par tout plein de gens qui sont devenus très très connus, comme la petite Edith Piaf ou encore Jean-Claude Van Damme ou alors même Sherlock Holmes, ou bien encore des lettres un peu bizarres tu vois que tu aurais reçues, comme par exemple des contraventions ou bien des lettres d’amour ou encore des publicités, enfin c’est toi qui vois, mais c’est ça qui me ferait vraiment vraiment plaisir pour Noël. — Un enfant qui aime bien lire.

    P. -S. : Et si tu n’as pas le temps de les chercher, demande à l’OuLiPo de te les écrire. C’est l’Ouvroir de Littérature Potentielle fondé en 1960 par Raymond Queneau, dit RQ, un des pères fondateurs, et François Le Lionnais, dit FLL, co-père et compère fondateur, et premier président du groupe, son Fraisident-Pondateur, j’ai vu ça dans Wikipédia.

    « Notre meilleur jour, à nous autres cambrioleurs, ou, pour parler plus exactement notre meilleure nuit, c’est la nuit de Noël. » Alphonse Allais

    La préface des lettres au père Noël :

    Flaubert le dit : tout ce qu’on invente est vrai. C’est pourquoi l’Oulipo croit au père Noël, à son manteau rouge et à son traîneau, à ses rennes et à ses lutins, à la mère Noël et à l’élasticité infinie des conduits de cheminées, et c’est pourquoi aussi il a œuvré avec enthousiasme à la publication de ces missives, toutes authentiques.Le lecteur découvrira ci-après quatre-vingt-une lettres. Certaines émanent des enfants que furent des personnalités célèbres, de René Magritte à Ludwig Wittgenstein. D’autres - des faux, diront des sceptiques - furent écrites par des individus à l’existence aussi avérée que celle de leur destinataire, de Sherlock Holmes à Superman. Les dernières enfin, issues de dossiers secrets, se voient révélées ici pour la première fois.C’est donc une collection exceptionnelle que vous tenez entre les mains. Et l’Ouvroir de littérature potentielle, âgé de soixante ans en cette fin 2020, tient à remercier le père Noël, d’excellente composition il est vrai, d’avoir accepté de se prêter de bonne grâce à ce jeu. L’ Oulipo

    #Oulipo

  • L’invention du colonialisme vert
    Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain
    de Guillaume Blanc

    Lu ce #livre pas mal du tout
    https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/essais/linvention-du-colonialisme-vert

    L’histoire débute à la fin du XIXe siècle. Persuadés d’avoir retrouvé en #Afrique la #nature disparue en Europe, les #colons créent les premiers #parcs_naturels du continent, du Congo jusqu’en Afrique du Sud. Puis, au lendemain des années 1960, les anciens administrateurs coloniaux se reconvertissent en #experts_internationaux. Il faudrait sauver l’Éden ! Mais cette Afrique n’existe pas. Il n’y a pas de vastes territoires vierges de présence humaine, et arpentés seulement par ces hordes d’animaux sauvages qui font le bonheur des safaris touristiques. Il y a des peuples, qui circulent depuis des millénaires, ont fait souche, sont devenus éleveurs ici ou cultivateurs là. Pourtant, ces hommes, ces femmes et enfants seront – et sont encore – expulsés par milliers des parcs naturels africains, où ils subissent aujourd’hui la violence quotidienne des éco-gardes soutenus par l’#Unesco, le #WWF et tant d’autres ONG.
    Convoquant archives inédites et récits de vie, ce livre met au jour les contradictions des pays développés qui détruisent chez eux la nature qu’ils croient protéger là-bas, prolongeant, avec une stupéfiante bonne conscience, le schème d’un nouveau genre de #colonialisme : le colonialisme vert.

    Guillaume Blanc parle de « conservationnistes » (exploiter les ressources naturelles, mais sans les épuiser) mais selon Thierry Paquot il serait plutôt question de « préservationnistes » (protéger des territoires de toute activité humaine)
    https://seenthis.net/messages/887068

  • « Habiter la Terre » de Jean Dethier
    https://topophile.net/savoir/habiter-la-terre-de-jean-dethier

    Quarante ans après Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire (Centre George Pompidou/CCI, 1981), Jean Dethier publie Habiter la terre. L’art de bâtir en terre crue : traditions, modernité et avenir (Flammarion, 2019), un volume richement illustré de plus 500 pages coûtant la somme rondelette — et prohibitive pour les nombreux jeunes gens architectes... Voir l’article

  • Christophe Brusset : « Les grands industriels fabriquent des produits pollués, nocifs et le cachent »
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/01/02/christophe-brusset-les-grands-industriels-fabriquent-des-produits-pollues-no

    Techniques de marketing, tromperies sur les étiquettes, additifs cachés… Christophe Brusset, ancien industriel de l’agroalimentaire, revient sur les pièges à éviter de la grande distribution.

    L’assiette en tête. Ancien industriel de l’agroalimentaire, Christophe Brusset dit avoir fourni pendant plus de vingt ans des grandes surfaces en cèpes pleins d’asticots, en miel composé de sirop de fructose, en piments broyés avec des crottes de rat… Trois ans après avoir écrit Vous êtes fous d’avaler ça ! (Flammarion), il raconte dans un livre paru en octobre, Et maintenant, on mange quoi ?, les coulisses de la fabrication des aliments industriels et analyse pour le consommateur les techniques de marketing, les tromperies d’étiquettes et les additifs cachés.

    Vous avez été industriel de l’agroalimentaire pendant plus de vingt ans. Qu’est-ce qui vous a décidé à quitter ce milieu ?
    Christophe Brusset : J’ai commencé comme ingénieur, puis acheteur, négociateur et directeur des achats. Pendant plus de vingt ans, j’ai acheté des produits alimentaires et des emballages pour les usines qui fabriquent des produits industriels transformés. Cela m’a permis de voir beaucoup de produits différents : miel, épices, surgelés, légumes secs, coulis, produits de pâtisserie, sauces… J’ai essayé de changer plusieurs fois d’entreprise pour voir si l’herbe était plus verte ailleurs, mais malheureusement non. Je n’avais plus envie de continuer dans ce système. Je ne consommais plus du tout les produits que je vendais. A ce moment-là, il y a eu le scandale des lasagnes, ce qu’on a appelé « l’affaire Findus », où des entreprises ont remplacé du bœuf par du cheval pour baisser les prix. Cette fraude avait déjà été pratiquée plusieurs fois par le passé, notamment avec des raviolis Leader Price, mais il n’y avait jamais eu de retentissement, l’affaire avait été étouffée. Cela m’a fait comprendre que les consommateurs n’avaient plus envie de se laisser faire. Les mentalités avaient changé.
    Il y avait à nouveau une volonté d’étouffer les choses

    Puis j’ai entendu les politiques et industriels dire : « Ça s’est passé à l’étranger, ce n’est pas en France », « Ce n’est pas dangereux »… Il y avait à nouveau une volonté d’étouffer les choses. J’ai eu envie de raconter ce que j’avais vu, ce qu’il se passait, et qu’il y aurait à nouveau des scandales. Effectivement, il y a eu le scandale des œufs contaminés au Fipronil, l’affaire Lactalis maintenant. L’industrie ne se remet pas du tout en cause. Et si des gens comme moi n’en parlent pas, les consommateurs n’ont pas moyen de comprendre ce qu’il se passe en réalité, comment marche le lobbyisme, comment l’industrie place des scientifiques à sa solde au niveau de l’agence européenne de sécurité sanitaire, comment on fait pour corrompre les gens qui sont dans les comités d’évaluation des pesticides et des additifs… Tout ça, personne ne l’explique.

    #paywall

  • « Changer de système ne passera pas par votre caddie »

    En rendant cheap la nature, l’argent, le travail, le care , l’alimentation, l’énergie et donc nos vies - c’est-à-dire en leur donnant une #valeur_marchande - le capitalisme a transformé, gouverné puis détruit la planète. Telle est la thèse développée par l’universitaire et activiste américain #Raj_Patel dans son nouvel ouvrage, intitulé Comment notre monde est devenu cheap (Flammarion, 2018). « Le capitalisme triomphe, non pas parce qu’il détruit la nature, mais parce qu’il met la nature au travail - au #moindre_coût », écrit Patel, qui a pris le temps de nous en dire plus sur les ressorts de cette « #cheapisation » généralisée.

    Raj Patel est professeur d’économie politique à l’université du Texas d’Austin. À 46 ans, c’est aussi un militant, engagé auprès de plusieurs mouvements, qui a travaillé par le passé pour la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce. Logique, quand on sait qu’il se définit lui-même comme « socialiste », ce qui « n’est pas facile au Texas », nous précise-t-il dans un éclat de rire. Patel a déjà écrit sur les crises alimentaires, dont il est un expert. Il signe aujourd’hui un nouvel ouvrage, Comment notre monde est devenu cheap, co-écrit avec Jason W. Moore, historien et enseignant à l’université de Binghampton.

    Ces deux universitaires hyper-actifs y développent une nouvelle approche théorique pour appréhender l’urgence dans laquelle nous nous trouvons, mêlant les dernières recherches en matière d’#environnement et de changement climatique à l’histoire du capitalisme. Pour eux, ce dernier se déploie dès le XIVème siècle. Il naît donc avec le #colonialisme et la #violence inhérente à l’#esclavage, jusqu’à mettre en place un processus de « cheapisation » généralisé, soit « un ensemble de stratégies destinées à contrôler les relations entre le capitalisme et le tissu du vivant, en trouvant des solutions, toujours provisoires, aux crises du capitalisme ». Une brève histoire du monde qui rappelle, sur la forme, la façon dont Yuval Harari traite l’histoire de l’humanité, mais avec cette fois une toute autre approche théorique, que Raj Patel n’hésite pas à qualifier de « révolutionnaire ».

    Entretien autour de cette grille de lecture, qui offre également quelques perspectives pour sortir de ce que les auteurs appellent le « #Capitalocène », grâce notamment au concept d’ « #écologie-monde ».

    Usbek & Rica : Des scientifiques du monde entier s’accordent à dire que nous sommes entrés depuis un moment déjà dans l’ère de l’#Anthropocène, cette période de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Mais vous allez plus loin, en parlant de « Capitalocène ». Le capitalisme serait donc la cause de tous nos problèmes ?

    Raj Patel : Si vous avez entendu parler de l’Anthropocène, vous avez entendu parler de l’idée selon laquelle les humains sont en grande partie responsables de la situation désastreuse de notre planète. À ce rythme, en 2050, il y aura par exemple plus de plastique que de poissons dans les océans. Si une civilisation survient après celle des humains, les traces qui resteront de notre présence seront le plastique, la radioactivité liée aux essais nucléaires, et des os de poulet. Mais tout cela n’est pas lié à ce que les humains sont naturellement portés à faire. Il y a quelque chose qui conduit les humains à cette situation. Et si vous appelez cela l’Anthropocène, vous passez à côté du fond du problème. Ce n’est pas l’ensemble des comportements humains qui nous conduit à la sixième extinction. Il y a aujourd’hui beaucoup de civilisations sur Terre qui ne sont pas responsables de cette extinction de masse, et qui font ensemble un travail de gestion des ressources naturelles formidable tout en prospérant. Et ces civilisations sont souvent des populations indigènes vivant dans des forêts.

    Mais il y a une civilisation qui est responsable, et c’est celle dont la relation avec la nature est appelée « capitalisme ». Donc, au lieu de baptiser ces phénomènes Anthropocène, appelons-les Capitalocène. Nous pouvons ainsi identifier ce qui nous conduit aux bouleversements de notre écosystème. Il ne s’agit pas de quelque chose d’intrinsèque à la nature humaine, mais d’un système dans lequel évolue un certain nombre d’humains. Et ce système nous conduit vers une transformation dramatique de notre planète, qui sera visible dans l’étude des fossiles aussi longtemps que la Terre existera.

    Vous établissez, avec votre co-auteur, une histoire du capitalisme fondée sur sept choses « cheap ». Quelles sont-elles, et comment êtes vous parvenus à cette conclusion ?

    Dans ce livre, nous évoquons les sept choses que le capitalisme utilise pour éviter de payer ses factures. C’est d’ailleurs une définition courte du capitalisme : un système qui évite de payer ses factures. C’est un moyen de façonner et de réguler les relations entre individus, et entre les humains et la reste de la vie sur Terre. Ces sept choses sont la nature « cheap », l’argent « cheap », le travail « cheap », le care « cheap », l’alimentation « cheap », l’énergie « cheap » et les vies « cheap ». Nous sommes parvenus à cette conclusion en partie grâce à un raisonnement inductif fondé sur l’histoire, mais aussi en s’intéressant aux mouvements sociaux d’aujourd’hui. Par exemple, le mouvement Black Lives Matter ne proteste pas uniquement contre l’inégalité historique qui résulte de l’esclavage aux Etats-Unis. Ses membres se penchent aussi sur le changement climatique, l’équité entre les genres, le travail, la réforme agraire ou la nécessaire mise en place de meilleurs systèmes alimentaires et de systèmes d’investissement solidaires qui permettraient à des entreprises d’émerger.

    C’est une approche très complète, mais l’idée qui importe dans la structuration des mouvements sociaux est celle d’intersectionnalité. Et on peut identifier nos sept choses « cheap » dans presque tous les mouvements intersectionnels. Tous les mouvements visant à changer l’ordre social se tiennent à la croisée de ces sept choses.

    Vous expliquez que la nourriture est actuellement peu chère, mais que cela n’a pas été le cas à travers l’histoire. Dans votre introduction, vous prenez pour exemple les nuggets de MacDonald’s pour illustrer votre théorie des sept choses « cheap ». Pourquoi ?

    Il n’a pas toujours été possible d’obtenir un burger ou quelques chicken nuggets pour un euro ou deux. Au XIXème siècle, les ouvriers anglais dépensaient entre 80 et 90% de leurs revenus en nourriture. Aujourd’hui, nous consacrons à peu près 20% à l’alimentation. Quelque chose a changé. Et le nugget est devenu un fantastique symbole la façon dont le capitalisme évite de payer ses factures.

    Reprenons nos sept choses « cheap ». La nature « cheap » nous permet de retirer un poulet du monde sauvage et de le modifier en machine à produire de la viande. Cette approche de la nature est assez révélatrice de la façon dont le capitalisme opère. La deuxième chose, c’est le travail : pour transformer un poulet en nugget, il vous faut exploiter des travailleurs. Et partout dans le monde, ces ouvriers avicoles sont extrêmement mal payés. Une fois que les corps de ces ouvriers sont ruinés par le travail à la chaîne, qui va veiller sur eux ? Généralement, cela retombe sur la communauté, et particulièrement sur les femmes. C’est cela que j’appelle le « cheap care ». Les poulets sont eux-mêmes nourris grâce à de la nourriture « cheap », financée par des milliards de dollars de subventions. L’énergie « cheap », c’est-à-dire les énergies fossiles, permet de faire fonctionner les usines et les lignes de production. Et l’argent « cheap » permet de faire tourner l’ensemble, parce que vous avez besoin de taux d’intérêt très bas, et que les grandes industries en obtiennent des gouvernements régulièrement. Et enfin, vous avez besoin de vies « cheap » : il faut reconnaître que ce sont les non-blancs qui sont discriminés dans la production de ce type de nourriture, mais aussi que les consommateurs sont considérés comme jetables par l’industrie.

    Vous insistez sur le fait que le capitalisme est né de la séparation entre nature et société, théorisée notamment par Descartes. Et que cette naissance a eu lieu au XIVème siècle, dans le contexte de la colonisation. On a donc tort de dire que le capitalisme est né avec la révolution industrielle ?

    Si vous pensez que le capitalisme est né au cours de la révolution industrielle, vous êtes en retard de trois ou quatre siècles. Pour que cette révolution advienne, il a fallu beaucoup de signes avant-coureurs. Par exemple, l’idée de la division du travail était déjà à l’oeuvre dans les plantations de cannes à sucre à Madère à la fin du XIVème siècle ! Toutes les innovations dont on pense qu’elles proviennent de la révolution industrielle étaient déjà en place quand les Portugais ont apporté la production de sucre, l’esclavage et la finance à Madère.

    Quant à la division du monde entre nature et société, il s’agit là du péché conceptuel originel du capitalisme. Toutes les civilisations humaines ont une façon d’opérer une distinction entre « eux » et « nous », mais séparer le monde entre nature et société permet de dire quels humains peuvent faire partie de la société, et d’estimer qu’on est autorisé à exploiter le reste du monde. Les colons arrivant en Amérique considéraient ceux qu’ils ont baptisé « Indiens » comme des « naturales ». Dans une lettre à Isabelle Iʳᵉ de Castille et Ferdinand II d’Aragon, Christophe Colomb se désole de ne pouvoir estimer la valeur de la nature qu’il a devant lui aux Amériques. Il écrit aussi qu’il reviendra avec le plus d’esclaves possibles : il voit certains hommes et la nature comme des denrées interchangeables car ils ne font pas partie de la société. Cette frontière entre nature et société est propre au capitalisme, et c’est pourquoi il peut utiliser les ressources fournies par la nature tout en la considérant comme une immense poubelle.

    Le capitalisme fait partie, selon vous, d’une écologie-monde, un concept forgé par votre co-auteur. En quoi ?

    Nous nous inspirons de Fernand Braudel et du concept d’économie-monde. En résumé, l’historien explique que si l’on veut comprendre comment fonctionne le monde, on ne peut pas prendre l’Etat-nation comme unité fondamentale d’analyse. Il faut comprendre que cet endroit est défini par son rapport aux autres endroits, tout comme les humains sont définis par leurs relations aux autres humains. On doit également penser au système dans lequel le pays que l’on étudie se trouve.

    L’économie n’est qu’une façon de penser la relation entre les humains et le tissu du vivant. Par exemple, Wall Street est une façon d’organiser le monde et la nature. Les traders qui y travaillent font de l’argent en faisant des choix, et en les imposant via la finance et la violence qui lui est inhérente. Le tout pour structurer les relations entre individus et entre les humains et le monde extra-naturel. Ce que nous faisons, c’est que nous replaçons tout cela dans son écologie, et c’est pourquoi le concept d’écologie-monde fait sens. Si vous vous intéressez à la façon dont les humains sont reliés les uns aux autres, vous devez choisir la focale d’analyse la plus large possible.

    Vous dites qu’il est plus facile d’imaginer la fin du la planète que la fin du capitalisme. Pourquoi ?

    J’expliquais dernièrement à mes étudiants que nous avons jusqu’à 2030 si l’on veut parvenir à une économie neutre en carbone. Et ils étaient désespérés et désemparés. Ce désespoir est un symptôme du succès du capitalisme, en cela qu’il occupe nos esprits et nos aspirations. C’est pourquoi il est, selon moi, plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme. On peut aller au cinéma et y admirer la fin du monde dans tout un tas de films apocalyptiques. Mais ce qu’on ne nous montre pas, ce sont des interactions différentes entre les humains et la nature, que certaines civilisations encore en activités pratiquent actuellement sur notre planète.

    Je vis aux Etats-Unis, et tous les matins mes enfants doivent prêter serment et répéter qu’ils vivent dans « une nation en Dieu » [NDLR : « One nation under God »]. Mais les Etats-Unis reconnaissent en réalité des centaines de nations indigènes, ce que l’on veut nous faire oublier ! Tous les jours, on nous apprend à oublier qu’il y existe d’autres façons de faire les choses, d’autres possibilités. Cela ne me surprend pas que certains estiment impossible de penser au-delà du capitalisme, même si les alternatives sont juste devant nous.

    Parmi ces alternatives, il y en a une qui ne trouve pas grâce à vos yeux : celle du progrès scientifique, incarnée en ce moment par certains entrepreneurs comme Elon Musk.

    Ce que je ne comprends pas, c’est que ceux que nous considérons comme nos sauveurs sont issus du passé. Beaucoup pensent qu’Elon Musk va sauver le monde, et que nous allons tous conduire des Tesla dans la joie. Mais si on regarde ce qui rend possible la fabrication des Tesla, on retrouve nos sept choses « cheap » ! Les travailleurs sont exploités, notamment ceux qui travaillent dans les mines pour extraire les métaux rares nécessaires aux batteries. Et Musk lui-même s’attache à éliminer les syndicats... Je suis inquiet du fait que l’on fonde nos espoirs sur ces messies.

    Des initiatives comme celle du calcul de son empreinte écologique ne trouvent pas non plus grâce à vous yeux. Pourquoi ?

    Parce qu’il s’agit d’un mélange parfait entre le cartésianisme et la pensée capitaliste. C’est une façon de mesurer l’impact que vous avez sur la planète en fonction de vos habitudes alimentaires ou de transport. À la fin du questionnaire, on vous livre une série de recommandations personnalisées, qui vous permettent de prendre des mesures pour réduire votre empreinte écologique. Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de mal à ça ? Evidemment, je suis d’accord avec le fait qu’il faudrait que l’on consomme moins, particulièrement dans les pays développés.

    Pourtant, présenter le capitalisme comme un choix de vie consiste à culpabiliser l’individu au lieu de condamner le système. C’est la même logique qui prévaut derrière la façon dont on victimise les individus en surpoids alors que leur condition n’a pas grand chose à voir avec leurs choix individuels, mais plutôt avec leurs conditions d’existence. On ne pourra pas non plus combattre le réchauffement climatique en recyclant nos déchets ! Du moins, pas uniquement. En mettant l’accent sur le recyclage, on sous-estime l’immensité du problème, mais aussi notre propre pouvoir. Parce que si vous voulez changer de système, ça ne passera pas par ce que vous mettez dans votre caddie, mais par le fait de s’organiser pour transformer la société. Et c’est l’unique façon dont une société peut évoluer. Personne n’est allé faire les courses de façon responsable pour mettre un terme à l’esclavage ! Personne n’est sorti de chez lui pour acheter de bons produits afin que les femmes obtiennent le droit de vote ! Tout cela dépasse le niveau des consommateurs. Il va falloir s’organiser pour la transformation, c’est la seule façon de combattre.

    C’est pour ça que le dernier mot de votre livre est « révolution » ?

    Si nous continuons comme ça, la planète sur laquelle nous vivons sera en grande partie inhabitable. Si je vous dis que j’ai l’idée révolutionnaire de transformer le monde pour le rendre inhabitable, vous me répondrez qu’il faudrait que j’évite de faire ça. Le problème, c’est que si je vous dis que j’ai l’idée révolutionnaire de se détourner du capitalisme pour vivre mieux qu’aujourd’hui, vous me diriez la même chose. On choisit sa révolution. Soit on essaye de maintenir les choses comme elles sont, avec leur cortège d’exploitation, de racisme et de sexisme, la sixième extinction de masse, et la transformation écologique pour prétendre que tout va bien se passer. Soit on accueille le changement à venir, et on tente de s’y connecter.

    Les systèmes sociaux meurent rapidement. Le féodalisme a par exemple disparu pendant une période de changement climatique et d’épidémies. Plusieurs expériences ont été tentées pour remplacer le féodalisme, et parmi elles, c’est le capitalisme qui a gagné. Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons choisir le monde que nous voulons construire maintenant pour être capables de supporter l’après-capitalisme. On peut choisir sa révolution, mais la chose qu’on ne peut pas choisir, c’est de l’éviter. Le capitalisme nous rend aveugles à la révolution qu’il opère lui-même à la surface de la planète en ce moment.

    Donc, selon vous, il faudrait se tourner vers le concept d’écologie-monde pour reprendre espoir ?

    Une partie de ce que l’on voulait faire avec Comment notre monde est devenu cheap, c’était d’articuler théoriquement ce qui est déjà en train d’advenir. Je suis très inspiré par ce que met en place le mouvement paysan La Via Campesina. Ce mouvement international qui regroupe des petits paysans fait un travail incroyable, notamment en Amérique du Sud, en promouvant l’agroécologie.

    L’agro-écologie est un moyen de cultiver la terre qui est totalement à l’opposé de l’agriculture industrielle. Au lieu de transformer un champ en usine en annihilant toute la vie qui s’y trouve, vous travaillez avec la nature pour mettre en place une polyculture. Cela vous permet de lutter contre le réchauffement en capturant plus de carbone, et de vous prémunir contre ses effets en multipliant le type de récoltes. Enfin, vous vous organisez socialement pour soutenir le tout et gérer les ressources et leur distribution, ce qui ne peut se faire sans combattre le patriarcat. Voilà un exemple de mouvement fondé autour d’une lutte contre l’OMC et qui a évolué en une organisation qui combat les violences domestiques, le patriarcat et le réchauffement climatique. C’est un exemple concret, et presque magique, d’intersection entre les choses « cheap » que nous évoquons dans notre livre. Et tout cela est rendu possible parce que le mouvement est autonome et pense par lui-même, sans s’appuyer sur de grands espoirs, mais sur l’intelligence de chaque paysan.

    Votre livre compte 250 pages de constat, pour 10 pages de solution. Est-ce qu’il est vraiment si compliqué que ça d’accorder plus de place aux solutions ?

    Il y a déjà des organisations qui travaillent sur des solutions. Mais pour comprendre leur importance et pourquoi elles se dirigent toutes vers une rupture d’avec le capitalisme, on s’est dit qu’il était de notre devoir de regrouper un certain nombre d’idées qui parcourent le monde universitaire et le travail de nos camarades au sein des mouvements sociaux. Notre rôle me semble être de théoriser ce qui se passe déjà, et de nourrir nos camarades intellectuellement. Et ces sept choses « cheap » pourraient être une nouvelle manière d’appréhender nos systèmes alimentaires et tout ce que l’on décrit dans l’ouvrage, mais pas seulement. Le cadre théorique pourrait aussi s’appliquer à la finance, au patriarcat ou au racisme, et permettre aux mouvements en lutte de se rendre compte qu’il faut qu’ils se parlent beaucoup plus. Nous n’avions pas l’objectif de faire un catalogue de solutions, encore moins un programme politique : beaucoup d’acteurs engagés font déjà de la politique, et c’est vers eux qu’il faut se tourner si vous voulez changer les choses maintenant, sans attendre l’effondrement.

    https://usbeketrica.com/article/changer-de-systeme-ne-passera-pas-par-votre-caddie
    #intersectionnalité #mouvements_sociaux #post-capitalisme #capitalisme #alternatives #nature #responsabilité #résistance

    • Comment notre monde est devenu cheap

      « Cheap » ne veut pas simplement dire « bon marché ». Rendre une chose « #cheap » est une façon de donner une valeur marchande à tout, même à ce qui n’a pas de #prix. Ainsi en va-t-il d’un simple nugget de poulet. On ne l’achète que 50 centimes, alors qu’une organisation phénoménale a permis sa production : des animaux, des plantes pour les nourrir, des financements, de l’énergie, des travailleurs mal payés…
      Déjà, au XIVe siècle, la cité de Gênes, endettée auprès des banques, mettait en gage le Saint Graal. Christophe Colomb, découvrant l’Amérique, calculait ce que valent l’eau, les plantes, l’or… ou les Indiens. Au XIXe siècle, les colons britanniques interdisaient aux femmes de travailler pour les cantonner aux tâches domestiques gratuites. Jusqu’à la Grèce de 2015, qui remboursait ses dettes en soldant son système social et ses richesses naturelles.
      Le capitalisme a façonné notre monde : son histoire, d’or et de sang, est faite de conquêtes, d’oppression et de résistances. En la retraçant sous l’angle inédit de la « cheapisation », Raj Patel et Jason W. Moore offrent une autre lecture du monde. De cette vision globale des crises et des luttes pourrait alors naître une ambition folle : celle d’un monde plus juste.

      https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/documents-temoignages-et-essais-d-actualite/comment-notre-monde-est-devenu-cheap

      #livre