• Affaire Benalla : le couple molesté le 1er mai livre sa version
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    Chloé P. et Georgios D. n’avaient pas encore donné leur version des faits impliquant l’ancien chargé de mission de l’Elysée. Ils ont été entendus par la justice mercredi.

    Ils étaient les muets de la journée du 1er mai 2018. « Deux casseurs », avait dit Alexandre Benalla dans son entretien au Monde, le 26 juillet. Les seuls dont on n’avait pas encore entendu la version des incidents de la place de la Contrescarpe, à Paris, même si leurs visages étaient connus.

    Lui, Georgios D., 29 ans, est l’homme qui, sur une vidéo désormais fameuse publiée sur YouTube, se fait molester par Alexandre Benalla sur cette place du Quartier latin, dans le 5e arrondissement. Elle, Chloé P., 30 ans, la jeune fille que le chef de cabinet adjoint d’Emmanuel Macron, « M. Benalla » comme elle dit, attrape par le cou. Ils sont le « couple de la Contrescarpe » qui intrigue depuis que l’affaire a éclaté, à la mi-juillet.

    L’audition d’Alexandre Benalla devant les sénateurs de la commission d’enquête avait commencé depuis une heure, mercredi 19 septembre, quand Georgios D., fin jeune homme aux cheveux noirs, chemise blanche et pantalon clair, est entré dans le cabinet des trois juges qui instruisent l’affaire. Chloé P., un brin timide, longs cheveux dénoués, lui a succédé en début d’après-midi. Quatre heures pour lui, trois pour elle.

    A la nuit tombée, ils se sont retrouvés pour prendre un verre au pied du Panthéon, leur quartier préféré. Au Monde, il confie n’avoir « toujours pas bien compris ce qui leur est tombé sur la tête », sourit Georgios D. avec son fort accent grec. « On n’est rien ! On n’avait rien demandé », ajoute-t-elle.

    Ce 1er mai, le jeune couple — elle, graphiste, lui, « cuistot » — installé « au calme » dans un pavillon en colocation à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), avait décidé de fêter les six ans de leur « coup de foudre ». Ils se sont rencontrés le 30 avril 2012 à Thessalonique, la ville natale de Georgios D., où ses parents travaillent dans une entreprise de textile. Pour cet anniversaire, ils prévoient simplement une balade en amoureux le long des quais de Seine, et pourquoi pas une crêpe et une bière à « Mouffetard », où le jeune homme a travaillé un temps comme serveur en arrivant en France et dont l’enfilade de bars leur rappelle Thessalonique.

    Lorsqu’ils atteignent le 5e arrondissement, vers 18 heures, ils remarquent un attroupement « de très jeunes gens » rue Blainville, courte artère qui débouche sur la Contrescarpe. Des CRS bloquent le passage. Le couple ignore qu’un comité d’action interlycéen organise un apéro militant. Eux ne sont pas militants, jurent-ils. Georgios D. dit n’avoir participé qu’à une seule manifestation, « j’avais 15 ans. Avec toutes les écoles de Thessalonique, contre la guerre en Irak ».

    Le couple n’est pas connecté non plus. Seul Georgios D. se sert de Facebook pour garder un lien avec sa famille. « Pas d’inscription au TAJ » non plus, le fichier de traitement des antécédents judiciaires, a aussi confirmé la police au procureur de la République de Paris. « Jamais convoqués dans un commissariat », ajoutent-ils.

    « J’ai perdu le contrôle »

    Ils s’approchent, intrigués. Les forces de l’ordre, qui viennent de recevoir un verre du dernier étage d’un immeuble, éloignent les badauds. « Inutile de pousser », dit répliquer le jeune cuistot. Pour toute réponse, il aurait reçu un jet de gaz lacrymogène. « Tout le monde était étonné, raconte la jeune graphiste. Les étudiants nous aidaient à nous nettoyer les yeux. »

    Georgios D. décide de s’approcher à nouveau.

    « Pourquoi tu m’as poussé avec la matraque ?, lance-t-il à un CRS.

    – Si tu n’es pas content, rentre chez toi ou dans ton pays. »

    Chloé P., « choquée et honteuse de ces paroles », l’entraîne. « N’y fais pas attention, viens, on va boire un verre. Nous sommes dans un pays libre ! »

    Le couple s’arrête au Chapi Chapo, rue Descartes, les yeux encore rougis des gaz lacrymogènes. Puis ils se lèvent pour gagner la Kantina, rue Mouffetard, commander leur crêpe. « Place de la Contrescarpe, les terrasses sont pleines. Des jeunes gens sont assis par terre, canettes à la main, l’atmosphère est calme », décrit la jeune femme. Un cordon de CRS barre la rue Lacépède. Ils veulent le contourner lorsque des policiers, agacés par des ballons de baudruche de peinture jetés sur eux, chargent et dispersent la foule avec des gaz lacrymogènes.

    « Pourquoi vous traitez les gens comme ça ? » En réponse, selon eux, « un des policiers du bout de la ligne shoote dans une bouteille de verre dans [leur] direction ». C’est là que tout bascule. « J’ai perdu le contrôle », convient le cuisinier. Il jette une carafe attrapée sur une table vers les forces de l’ordre. Etait-ce un cendrier, un sous-verre ? Chloé P. ne s’en souvient plus, mais elle vise aussi les CRS : « Une réaction sanguine, stupide, que nous regrettons mais en aucun cas de la provocation. »

    « Un CRS me frappe derrière les genoux »

    « On voulait manger deux crêpes, on a mangé deux tartes », résume Georgios en riant. Chloé P. se souvient d’un coup de sifflet. « Puis, j’ai vu Georgios se faire attraper par un policier en civil. Un autre, avec un casque de CRS, me saisit par la nuque et le bras. » Ils l’apprendront bien plus tard. Ce sont « M. Alexandre Benalla et M. Vincent Crase », gendarme réserviste, crâne chauve, déjà régulièrement enrôlé par l’Elysée, et dont on sait désormais qu’il était armé ce jour-là. La jeune femme ne résiste pas.

    Georgios D., lui, se débat. « J’entendais Chloé crier. J’essaie de me libérer pour la rejoindre. » Selon le major Philippe Mizerski, chargé d’encadrer les deux « stagiaires », la jeune fille lance un « bâtards ! » — elle ne s’en souvient pas. Georgios D., lui, se retrouve à terre devant Vincent Crase. « J’essaie de m’expliquer, mais M. Benalla arrive derrière moi, m’attrape par la nuque, m’étrangle, me soulève. Je reçois un coup à l’estomac, un coup sur le visage. Il me tient toujours. » Il croit que c’est fini. Mais non. « Un CRS me frappe derrière les genoux avec sa matraque. Je tombe par terre. Et je reçois un coup de pied final de M. Benalla, qui m’écrase le thorax. »

    Un passant crie : « Il faut l’amener à l’hôpital », en voyant que le jeune homme a du mal à respirer. L’homme qui filme, portable à la main, désigne le policier à la foule : « Regardez bien sa tête, regardez bien sa tête, il l’a tabassé par terre. » Alexandre Benalla s’éloigne. Chloé P., elle, attend par terre, une main de M. Mizerski sur la tête. « Avec lui, je n’ai eu aucun problème. Il était calme. Son comportement n’a rien à voir avec celui de M. Benalla, qui donnait l’impression de se défouler », précise-t-elle.

    « On part en vacances »

    Le couple est conduit à « l’Evangile », des locaux de police proches de la gare du Nord utilisés pour accueillir les gardes à vue lorsqu’il n’y a plus de place dans les commissariats. A nouveau, ils déclinent leur identité, sans se défausser, comme l’avait dit un temps Alexandre Benalla, mais aussi le préfet de police de Paris, devant l’Assemblée nationale, le 25 juillet, expliquant que les deux trentenaires avaient « déclaré une fausse identité ».

    Dès le lendemain, le couple s’interroge. Faut-il porter plainte ? « On ne connaît rien à la justice, et à tout ça. » Ils s’attendent surtout à être convoqués à nouveau. « On part en vacances. Ça allait mieux. On rentre, on fête la Coupe du monde dans des bars autour de la Contrescarpe. » Trois jours plus tard, l’affaire les rattrape. « Benalla ou pas Benalla, ce qu’on a retenu, nous, ce sont les violences. ­L’affaire politique nous dépasse complètement. »