Entretien-fleuve avec Frédéric Lordon : “La société ne tient que suspendue à elle-même”

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  • Entretien-fleuve avec Frédéric Lordon : “La société ne tient que suspendue à elle-même”
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    Economiste et chercheur en philosophie, Frédéric Lordon publie La condition anarchique – Affects et institutions de la valeur. Poursuivant son projet d’élaborer une science sociale spinoziste, Lordon développe une théorie déroutante : il n’existe aucun fondement de vérité absolu ; toutes les valeurs sont le simple produit de la société. Il s’en explique dans un long entretien et revient également sur son engagement comme citoyen.

    Dans cet ouvrage, vous poursuivez votre projet d’élaborer une science sociale spinoziste. Vous vous attaquez aux systèmes de valeurs – morales, esthétiques, économiques – et vous démontrez qu’il n’y a aucun fondement absolu et fiable auquel on peut se référer pour les évaluer ou les juger – ce que vous appelez la « condition anarchique ». Vous défendez l’idée que tous ces systèmes sont le simple produit de la multitude. Pourriez-vous développer davantage ce que vous entendez par « condition anarchique », tout en présentant les outils conceptuels, méthodologiques et intellectuels que vous avez mobilisés pour élaborer ce concept ?

    Frédéric Lordon – C’est par là qu’il faut commencer en effet, sauf à ce que le malentendu plane trop longtemps. Il s’agit de décoller « anarchie » de ses usages courants, comme catégorie politique bien connue, pour retourner à une lecture étymologique : l’anarchie, c’est l’an-arkhé, c’est-à-dire l’absence d’arkhé, l’absence de fondement, ce fondement auquel s’adosse ensuite le commandement. Littéralement, l’anarchie est le défaut d’un ancrage absolu d’où un pouvoir se justifierait « objectivement ».

    Le courant politique que l’on appelle « anarchisme », comme visée d’un monde sans pouvoir ni domination, devrait en fait s’appeler « acratie ». Car le cratos, ça n’est « que » ça : le pouvoir, la domination, un pouvoir qui, dans son concept, pourrait s’exercer sans phrase. Le déplacement qu’opère le retour à l’étymologie, c’est donc de convertir une catégorie usuelle de la science politique en catégorie centrale d’une axiologie critique : « anarchie » est le concept par lequel penser l’ordre des valeurs, en commençant par poser qu’il n’y a pas de valeur des valeurs.

    Et ceci dans tous les ordres de valeurs, pour toutes les sortes de valeurs. Il faut revenir à l’intention de Durkheim qui prenait au sérieux l’homonymie de la « valeur », et déclarait vouloir faire quelque chose de ce qu’un seul et même mot trouve des applications aussi différentes que la valeur économique, la valeur morale, la valeur esthétique, etc. – visiblement, cette identité du mot au travers d’une telle disparité d’emplois n’émeut pas grand monde.

    L’idée durkheimienne est cependant restée à l’état d’esquisse. J’essaye de la reprendre de manière systématique et à nouveaux frais. Donc : une axiologie générale, à savoir une théorie de la valeur transversale à tous les ordres de valeur ; et une axiologie critique, dont la thèse même est posée avec la catégorie d’anarchie : les hommes vivent la valeur dans une condition où il n’y a pas de fondement, où il n’y a pas d’ancrage de la valeur.
    Émile Durkheim (1858-1917), un des pères de la sociologie française. Frédéric Lordon reprend la problématique des « systèmes de valeur » qu’il avait posée.

    C’est qu’en un scolie terrible, Spinoza tire d’un coup le tapis de la valeur objective, ou de la valeur substantielle, sous nos pieds : « Nous ne poursuivons pas, nous ne désirons pas un objet parce qu’il est un bien, mais au contraire nous ne disons qu’un objet est un bien que parce que nous le poursuivons et le désirons. » Le lien entre désir et valeur s’en trouve entièrement renversé. Le désir ne se règle pas sur des valeurs préexistantes : tout au contraire, c’est lui qui, par ses investissements, fait advenir à la valeur des choses en elles-mêmes insignifiantes.

    C’est donc le désir lui-même, et plus généralement les affects, qui sont les opérateurs de la valorisation de choses dont l’être positif est étranger à la valeur, dépourvu de toute valeur substantielle. Aussi la thèse, son problème propre, et la solution nous sont-ils livrés dans le même mouvement : rien ne vaut par soi, il n’y aucune substance de la valeur, mais ce sont nos projections affectives qui produisent la valeur et nous font vivre dans un monde de significations et de valeurs – quoiqu’il n’ait aucun fondement. Et ceci bien plus encore à l’échelle de la société entière : les valeurs sociales sont des valorisations communes soutenues par des affects communs.

    En somme, il n’y a nulle part d’ancrage – il n’y a pas d’arkhé –, mais la société produit elle-même ses propres ancrages, par le travail de ses auto-affections, et les affects communs valorisateurs qui en résultent. La société comme ordre axiologique ne tient à rien : elle ne tient que suspendue à elle-même. Etonnant effet de bootstrapping qui est le propre de la condition anarchique : ce qui condamnait le baron de Münchausen à demeurer de l’ordre du fantastique, ou du fantaisiste – se sortir de la vase en tirant sur ses propres lacets –, la société le pratique en réalité. Voilà l’idée générale. Maintenant je ne me fais pas d’illusions : comme Bourdieu l’avait expérimenté en matière d’esthétique, la position de critique de la valeur des valeurs est d’emblée sacrilège. Il n’y a pas pire offense à faire à un croyant que de lui dire que ce qui le meut n’est qu’une croyance, quand lui voudrait que ce soit une vérité.

    Malheureusement, la thèse de la condition anarchique c’est que, dans ce régime que Spinoza nomme la servitude passionnelle, il n’y a que de la croyance. Pour s’élever au-dessus de la seconde, il faut sortir de la première. Pas d’autre solution. Heureusement, nous dit Spinoza, ça n’est pas totalement impossible. Il ne va pas jusqu’à dire que c’est facile…

    Par bien des aspects, la condition anarchique évoque le nihilisme, selon l’acception métaphysique (et pessimiste) du terme, à savoir l’effondrement des valeurs, l’absence de sens, le sentiment du vide, du rien, voire carrément du néant. En quoi se distingue la condition anarchique du nihilisme ?