• Le retour de la 3e classe ? - La Vie des idées
    https://laviedesidees.fr/Le-retour-de-la-3eme-classe.html

    Hôpital, soins dentaires, pompes funèbres, universités, TGV : partout le service public réinstaure sans le dire une « troisième classe », réservée aux plus pauvres. Qu’est-ce que cette segmentation nous dit des évolutions de l’État-providence ?

    Passionnant.

    Deux idéaux de l’État providence français semblent par ailleurs être entrés en contradiction. D’un côté le principe de l’accès de tous aux biens jugés importants ou devant rester « communs » : l’idée que certains pourraient en être totalement exclus paraît aujourd’hui difficilement compatibles avec l’idéal démocratique. De l’autre, le principe de l’universalisme, c’est à dire celui de l’égalité de tous dans cet accès à la prestation. Au premier idéal semble aujourd’hui devoir être sacrifié le second. Pourquoi ce grignotage de l’État-providence par un bout ? Deux évolutions socioéconomiques massives semblent ici à l’œuvre : la progression du chômage, produisant de fait nombre d’exclus ; l’autre évolution est constituée par l’accroissement du différentiel de ressources entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. Or le premier phénomène, touche – de manière certes inégale et inégalement dramatique – à peu près toutes les couches sociales. Le second n’est sensible que pour ceux qui fréquentent les extrêmes sociaux et sont amenés à naviguer entre les deux. La question de l’exclusion sociale – qui menace potentiellement tout le monde – est donc logiquement plus sensible et représente une question politiquement plus délicate que la segmentation croissante du monde social. Stratifier… pour éviter l’exclusion apparaît alors à beaucoup, en effet, comme un moindre mal.

    La privatisation – qui « sépare » par l’argent – n’en serait alors qu’un visible épiphénomène. Car elle s’accompagne souvent de la même « bonne volonté sociale » : avec cette différence que c’est la mise en concurrence de tous – et non plus la stratification – qui est censée ici favoriser la démocratisation. La privatisation du funéraire, le soutien au développement des multiplexes au côté des salles subventionnées par les collectivités locales, par exemple, ont chaque fois été accompagnées de la croyance (ou de la justification) chaque fois déçue, que les prix allaient baisser. Chaque fois les socialistes ont pu se faire par conséquent les plus ardents soutiens de ces privatisations : preuve que ce regard, expulsant désormais toute contradiction entre stratification et démocratisation, pourrait bien une sécrétion discrète d’une évolution idéologique de nos sociétés où marché, concurrence, compétition – donc hiérarchisation sociale – ne sont plus considérés non plus comme contradictoires avec le bien commun.

    Reste que cette segmentation ne se fait pas sans coût. En haut de l’espace social, l’aisance matérielle et culturelle protège sans doute de la disqualification potentielle attachée à la consommation de ces signes extérieurs de modestie sociale. D’autres parties de la population hésitent en revanche aujourd’hui à prendre Ouigo parce que le service est considéré comme au rabais (voire « déclassant ») [24] ou, pire, hésitent à choisir le service public hospitalier, en raison de la conviction d’y être plus mal servis – voire soignés – qu’ailleurs. Mais comment réagissent ceux qui n’ont d’autre possibilité aujourd’hui que d’accepter leur déclassement et de répondre positivement aux multiples et discrètes exhortations à retourner à leur place ? Dans quelle mesure en sont-ils conscients ? Et si oui, en sont-ils révoltés ? Si oui encore, rusent-ils ? C’est poser rien moins que la question de la lucidité et de la docilité à la toute-puissance des assignations sociales… quand elle s’exacerbe en toute discrétion.

    #Service_public #Inégalités #Nouvelles_exclusions

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    La privatisation du service public n’apparaît alors que comme la partie émergée de l’iceberg : une segmentation plus visible que l’autre, alors que dans le service public les choses semblent souvent ne pas mériter, ne pas avoir besoin – voire se voir interdire – d’être dites. Bien sûr ici le désir peut être ici de fait non satisfait, mais non explicitement : parmi les candidats de Parcoursup toujours en attente de réponses concernant leurs vœux, il y a, de fait, chez ces bacheliers des filières professionnelles et technologiques, un nombre croissant d’abandon pur et simple [16] … mais ce n’était pas la visée explicite du système. Il suffit en revanche que soit introduit entre le désir et sa satisfaction un délai, un temps supplémentaire : pas même un interdit définitif. Le terme de « sélection » s’efface ainsi devant le fonctionnement même de l’algorithme Parcoursup : comme dans tous les secteurs de « première classe », les mieux dotés en ressources scolaires seront les plus vite servis. Dans les cliniques, dans le secteur 2, on attend à peine. En revanche la vitesse des TGV OUIGO est illusoire puisque qu’il faut près d’une heure supplémentaire pour les rejoindre (et désormais une heure supplémentaire sur certaines lignes pour les quitter), et les retards terribles des trains qui ne font pas les trajets socialement valorisés en témoignent : la représentation de l’excellence passe désormais bien autrement que dans l’affichage des 1re, 2e, 3e classes des wagons de métro et des enterrements d’antan. La chose ne s’énonce guère qu’à travers une forme : le temps pour obtenir le service, et les égards dont il s’accompagne. Les usagers qui attendent, ou sont rabroués pour leur impatience, le savent bien : ils ne sont pas ici de « vrais » clients, l’attente « parle d’elle-même ». Luc Boltanski a cru pouvoir faire le constat d’un glissement de l’idéologie dominante vers un « affaiblissement considérable en volume et surtout en sophistication du discours idéologique” [17] : si la chose se vérifiait, la silencieuse segmentation des usagers jusque dans le secteur public en constituerait une forme nouvelle méritant l’attention.

    • #Hôpital, soins dentaires, pompes funèbres, universités, TGV : partout le service public réinstaure sans le dire une « troisième classe », réservée aux plus #pauvres. Qu’est-ce que cette #segmentation nous dit des évolutions de l’État-providence ?

      Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?

      Une troisième classe

      Elle se traduit d’abord dans la prise en charge des corps malades. Avec les consultations privées des chefs de service à l’hôpital public, la « dualisation » du service public hospitalier existe certes depuis longtemps. Mais les années 1950, les idéaux de l’État-providence, la sophistication du soin à l’hôpital, la réforme Debré de 1958 créant les CHU avaient cessé de faire de cet espace un espace de relégation des plus pauvres, loin du soin de ville privé réservé aux notables, pour en faire un espace d’accès à un soin de qualité en même temps que de relative mixité sociale, avec les inconvénients (attentes, complexité administrative) que cela pouvait comporter.

      La création d’un secteur privé hospitalier de droit privé par une loi de 1970, le développement des cliniques, aux tarifs plus élevés et surtout imparfaitement couverts par le système assurantiel, la loi de 1991 offrant une concession de service public aux établissements de santé privés (tant à but non lucratif que lucratif), ainsi qu’en « libéral », la création en 1980, du secteur 2 : « secteur conventionné à honoraires libres » où les dépassements sont autorisés : tout cela a tendu à éroder de toutes les manières cette mixité imposée. Un seul exemple (ici emprunté à l’expérience récente de l’auteur de ces lignes) mais particulièrement révélateur : une IRM, « soin » purement technique dépendant d’une machine et de coût en principe stable, est tarifée à 50 € à l’hôpital, où elle est entièrement prise en charge par la couverture sociale. Dans une clinique consultée, l’IRM se voyait tarifée 130 €, soit beaucoup plus que le double, 60 euros restant à la charge de l’usager.

      Cette variation n’étant guère officialisée, ce différentiel n’est pas immédiatement visible, a contrario de l’accueil et du décor c’est-à-dire des signes extérieurs de qualité. Ce n’est pas tant en termes de contenu que les prestations sont hiérarchisées entre hôpitaux et cliniques qu’en termes de forme : c’est de ce point de vue seulement que l’hôpital peut apparaître à beaucoup comme prestataire de soins de 2e classe. Temps d’attente pour obtenir un rendez-vous, temps d’attente sur place pour accéder aux examens préalables, puis pour accéder au médecin, convocation bien avant l’heure, personnel visiblement débordé, voire désagréable : l’usager de l’hôpital doit accepter d’être captif, docile, bref un véritable « patient », moins pressé, doté d’un temps moins précieux que les autres, en tout état de cause un « usager » plutôt qu’un « client ».

      En revanche, par ses plateaux techniques, par la spécialisation de ses professionnels, l’hôpital demeure à la pointe de la recherche et de certains soins : il continue à représenter de ce point de vue une première classe du soin, y compris pour les élites. Inversement, certaines cliniques délivrent des soins standardisés et de qualité médiocre. La partition entre classes de prestations et de d’usagers passe donc non seulement entre établissements mais au cœur même des hôpitaux publics : l’ilot privilégié que représentent les consultations privées en serait exemplaire.

      Mais ce qui est moins connu, c’est qu’au cœur même de cet espace souvent considéré comme de « deuxième classe » qu’est devenu l’hôpital public, une troisième classe a été créée et que cette dernière a, pour le coup, retrouvé tous les vieux défauts de l’hôpital public, encore si fréquents dans les années 1960 – attentes interminables, mauvaise humeur des soignants, disqualification des patients – qui s’étaient estompés avec l’enrichissement du pays. Ils font retour, mais sous une forme fortement aggravée, et pour certains segments de population seulement.

      Car en 1998, une loi crée au cœur du service public, les #PASS, les Permanences d’accès aux soins de santé, réservées aux personnes exclues du système de santé par défaut de solvabilité (population précaires) et/ou de citoyenneté (l’étranger sans papier). Mais les Pass sont un service de soin au rabais. Dans ces espaces, déjà en retrait de l’hôpital, tous les médicaments et tous les soins ne sont pas accessibles (comme dans la médecine d’urgence), certains y sont considérés comme des soins de confort (béquilles, fauteuils roulants), les personnels y sont surchargés, les temps d’attente pour avoir un rendez-vous comme pour être reçus en consultation y sont longs, et une énorme docilité y est surtout attendue des patients (ceux qui n’ont pas réussi à être reçus doivent y retourner le lendemain). Bref, tous les traits de la médecine de « deuxième classe » évoquée plus haut (coût moins élevé mais attentes plus longues, prestations incomplètes, et moindres égards pour la patientèle) sont fortement accentués ici. Or cette « troisième classe » de services de santé s’est vue créée de l’intérieur de l’institution.

  • Le retour de la #3e_classe ? - La Vie des idées

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    Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?
    Une troisième classe

    Elle se traduit d’abord dans la prise en charge des corps malades. Avec les consultations privées des chefs de service à l’hôpital public, la « dualisation » du service public hospitalier existe certes depuis longtemps. Mais les années 1950, les idéaux de l’État-providence, la sophistication du soin à l’hôpital, la réforme Debré de 1958 créant les CHU avaient cessé de faire de cet espace un espace de relégation des plus pauvres, loin du soin de ville privé réservé aux notables, pour en faire un espace d’accès à un soin de qualité en même temps que de relative mixité sociale, avec les inconvénients (attentes, complexité administrative) que cela pouvait comporter.

    #discrimination #pauvreté #richesse