• La cravate de chanvre Jean-François Nadeau - 29 Octobre 2018 - Le Devoir
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    Douze minutes après s’être retrouvé derrière des portes closes pour délibérer, le jury déclare que les quatre inculpés doivent être exécutés. En octobre 1924, à Montréal, dans la cour de la prison de Bordeaux, on amène à la potence Morel, Frank, Serafini et Gambino. Pour expier le prix d’une violente tentative de vol d’un fourgon de banque, ils doivent payer de leur vie.

    À l’aube, à la barre du jour comme on dit ici, le bourreau, avec des gestes mal assurés, s’en vient procéder à l’exécution. Dans sa précipitation, les cordes sont mélangées. Sous le choc, la « cravate de chanvre » que l’on passe au cou de Serafini glisse et le défigure avant qu’il n’expire. À cinq heures, tout est néanmoins déjà terminé. Est-ce parce que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt que l’on en prive dès le matin certains humains ?

    Les cordes des pendus sont conservées comme des porte-bonheur. Celle ayant servi à exécuter Morel est modelée pour qu’elle écrive, en lettres attachées, le nom du condamné. Le tout est encadré. Une vieille tradition morbide veut qu’un tel objet de supplice constitue une promesse de vie.

    Au Manitoba, le premier ministre Duff Roblin, héritier des spasmes de haine et de fureur de ses prédécesseurs contre les Métis, conservait des fragments de la corde qui servit à pendre Louis Riel. Ces bouts de corde, transmis à sa descendance en héritage, finirent par atterrir récemment dans un musée.

    Les cordes des pendus étaient tressées en torons de chanvre. De ces cordages, la marine faisait grand usage. Avant que l’esclavage et l’industrialisation ne permettent au coton de s’imposer, la fibre du chanvre et celle du lin sont alors beaucoup utilisées pour tisser aussi des étoffes.

    En 1712, dans un mémoire sur les richesses du Canada, le lieutenant Gédéon de Catalogne indique qu’il faut obliger sans tarder les colons à cultiver le chanvre. On va en exporter même en France, grâce à un arrêté royal, tant les besoins en chanvre y sont grands. Des sacs de chènevis, la semence du chanvre, seront rendus facilement disponibles. La volaille s’en nourrit jusqu’à s’en donner le tournis.

    Il n’est pas impossible qu’on en ait très tôt mélangé au tabac des Autochtones. Le père Lafiteau, qui incite au développement de la culture et du commerce du ginseng sur les rives du Saint-Laurent, peut le laisser à penser. Dans ses Moeurs des sauvages, en 1724, il observe en tout cas que le tabac des premiers temps fut bientôt mélangé à des herbes qui en faisaient « un amusement et une fantaisie ». Se pourrait-il que le chanvre ait été ainsi conjugué pour adoucir la dureté des jours ? On connaît déjà en tout cas les effets provoqués par diverses fumées inhalées grâce à des pipes « bien ornées et bien empanachées de divers plumages ». Ce n’est cependant pas l’usage premier réservé au chanvre, cultivé dans des terres légères et sablonneuses afin que, de ses fibres, on puisse tisser des toiles, des câbles, des cordages solides et mieux structurer la pâte de certains papiers.

    Les cultivateurs, dans nombre de paroisses, sèment du chanvre comme du blé, sans être inquiétés. À la fin de l’été, ils le font bouillir puis sécher en chapelles avant d’en tirer la fibre. Des corderies apparaissent. À la fin du XIXe siècle par exemple, le long du canal de Lachine, John Converse installe la Consumers Cordage. Dans le quartier populaire de Pointe-Saint-Charles, telle est l’origine de la rue Ropery dont le nom, s’il avait tenu compte de la majorité française de la population, aurait été « de la Corderie ».

    Avant tout, écrit Marie-Victorin dans sa Flore laurentienne, « le chanvre est cultivé pour les fibres de son écorce, qui fournissent les meilleures toiles à voiles et les meilleurs cordages de marine. La graine (chènevis), dont les volailles sont très friandes, fournit une huile siccative employée dans la peinture. » Mais il sert aussi, remarque-t-il, à faire glisser les consciences hors du réel : « Enfin, les feuilles renferment un suc narcotique qui sert en Orient à la fabrication du haschich, que l’on mâche pour se procurer une espèce d’ivresse peuplée de rêves délicieux. » C’est dans l’entre-deux-guerres que cette culture devient plus encadrée en raison de cette menace de la volupté. Les Frères Maristes, dans leur Manuel d’agriculture daté de 1942, observent, que la culture du chanvre est désormais « étroitement surveillée par les policiers des gouvernements, parce que son alcaloïde (corps organique à formule complexe, poison violent) est recherché comme narcotique ». Les temps changent.

    Jacques Ferron avait déjà observé cet apparent paradoxe : la culture du chanvre textile s’arrête lorsque se développe son usage comme psychotrope, c’est-à-dire à peu près au moment où l’on cesse de pendre et de voguer toutes voiles et cordages dehors. Le cannabis dès lors, jusqu’à sa légalisation récente, ne donnera plus de travail officiel qu’aux policiers.

    Le chanvre témoignait des besoins primaires d’une société agraire. Il signale désormais une volonté de prendre congé de la réalité. Pendant que l’économie politique pulvérise la vie, les élus se sont laissés réduire à n’exercer qu’une petite politique des modes de vie. Le viol et le pillage de la terre se poursuivent. Que nous soyons ou non aveuglés par un nuage de fumée, l’obscurantisme continue de se parer de couronnes de laurier tandis que roulent à tombeau ouvert les machines à décerveler. Les plantes vertes, chanvre ou autres, s’occuperont-elles de faire le ménage pour nous, comme le clame Maxime Bernier ?

    #Canada #chanvre #chènevis