Mélenchon ou le chaos ?

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  • De Jean-Luc Mélenchon à Daniel Kretinsky | Daniel chneidermann

    De la mêlée furieuse entre La France insoumise et les médias, énième épisode d’un feuilleton qui, en apparence, ne se renouvelle guère, tentons de dégager quelques leçons. D’abord, ça va sans dire mais rappelons-le, il n’est pas admissible, de la part d’un responsable politique, de traiter les journalistes d’abrutis ou d’inciter à les « pourrir », comme le fait Jean-Luc Mélenchon. Surtout dans le contexte. Le contexte ? Entre la guerre d’usure de Donald Trump, les ventes surprises de journaux et de magazines français à de mystérieux acquéreurs étrangers, et, tout dernièrement, l’exécution barbare d’un éditorialiste du Washington Post sur ordre de l’Arabie Saoudite, alliée fidèle de Washington, la presse occidentale en général et les journalistes en particulier tournent depuis deux ans dans une sorte de lessiveuse morale assez déprimante. Rien à voir ? Peut-être, sauf une dévalorisation accélérée de la notion même d’information professionnelle, cette information professionnelle qui a échoué à empêcher l’élection de l’outsider-bouffon Trump - lequel, circonstance aggravante, ne s’en sort pas trop mal jusqu’ici aux yeux de ses électeurs.

    Ce complexe obsidional, que développent aujourd’hui les journalistes, ne doit pas interdire de porter un regard critique sur les investigations journalistiques sur La France insoumise. D’abord sur le fond. Les turpitudes prêtées à la campagne Mélenchon valaient-elles vraiment cette avalanche de scoops ? On attend encore de vraies contre-expertises sur les prestations prétendument surfacturées par Sophia Chikirou. Elles seront utiles, mais n’épuiseront pas le sujet. Le sujet, l’éléphant dans le couloir, est de tenter de discerner si les mégaperquisitions à La France insoumise procèdent d’une dynamique policière ayant sa logique propre, ou du harcèlement politique d’un opposant. Pas la peine, pour répondre à cette question, de compter sur les médias qui relaient les découvertes policières, Mediapart au premier rang. De fait, ils se montrent aveugles au dispositif qui les enserre. Trop heureux d’être nourris par la police, ils sont structurellement incapables de se demander pourquoi cette main les nourrit.

    « Vous avez la preuve que Mme Belloubet est derrière ces perquisitions ? » demandait sur France Inter Léa Salamé à l’insoumis Alexis Corbière. La preuve ! Comme si la servilité de la haute magistrature française, de toute éternité, laissait des traces écrites. Et cette presse amnésique qui exigeait « des preuves », était la même qui, trois semaines plus tôt, s’alarmait de l’immixtion de l’exécutif dans la nomination du nouveau procureur de Paris : trois candidats au poste, excusez du peu, avaient été auditionnés, pour des entretiens d’embauche, par le Premier ministre en personne. La scène se serait déroulée en Russie, on l’aurait entendue, la presse, gloser sur « la justice poutinisée ». Ici, une vaguelette d’indignation, aussitôt oubliée. « Qu’on ne nous parle plus jamais de l’indépendance de la justice en France », tweetait Fabrice Arfi, investigateur en chef de Mediapart. Il n’aura fallu que trois semaines pour voir la même presse gober sans distance les contraventions de perquisition de l’enquête menée par le même parquet. Obligé par la bronca de ses abonnés insoumis à trouver une posture, Edwy Plenel expliquait que même dans un cadre de soumission absolue de la justice au pouvoir, peuvent subsister des oasis de pratique policière dévouée au bien commun. Acrobatique.

    Le journalisme d’investigation est indispensable. Il est légitime d’enquêter sur d’éventuelles surfacturations de Sophia Chikirou dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon, comme d’ailleurs sur les campagnes des autres candidats. Et, au lendemain d’une perquisition où la police a découvert Sophia Chikirou au domicile de Jean-Luc Mélenchon à 7 heures du matin, oui, il est d’intérêt public de révéler, comme Mediapart, que Mélenchon et Chikirou « entretiennent une relation extra-professionnelle de longue date ». Mais il présente un inconvénient : la dépendance aux sources, qui peuvent se montrer susceptibles.

    La presse a-t-elle le droit d’enquêter sur les surfacturations, les ristournes, et sur le reste ? Heureusement oui. Mais elle ferait bien, pour son propre salut, de tenter de rester lucide sur les dispositifs qui la déterminent. Et, dans la mesure du possible, sur tous ses points aveugles. Dans la dernière année, combien d’articles, dans la presse française, sur les soubresauts du malheureux Média de La France insoumise, ses querelles internes, ses excommunications spectaculaires ? Et en regard, combien d’enquêtes sur le mystérieux milliardaire tchèque des énergies polluantes Daniel Kretinsky, qui vient de racheter un gros morceau du Monde, après s’être fait les dents sur Marianne et les magazines Lagardère, et dont on commence seulement aujourd’hui à entrevoir qu’il cherche tout bonnement à se placer dans la course à la privatisation d’Engie ?

    Daniel Schneidermann