Au pénal, les plaintes contre ces établissements ont peu de chances d’aboutir. Au civil, les familles obtiennent des dommages et intérêts, lorsque les juges considèrent qu’ils ont manqué à leur obligation de sécurité de moyens.
Après l’hécatombe qui s’est produite dans les Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), depuis le début de l’épidémie de coronavirus, plusieurs familles ont porté plainte contre certains d’entre eux, pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui ou non-assistance à personne en danger. Les enquêtes qui pourront être ouvertes chercheront à déterminer si l’impératif de prudence qui s’impose aux gestionnaires a été respecté, compte tenu de l’état des connaissances qui était le leur.
Ce n’est pas la première fois que des familles endeuillées intentent des actions pénales contre ces structures. L’étude de la jurisprudence montre qu’elles le font le plus souvent après qu’une personne âgée a mis fin à ses jours ou fait une fugue mortelle.
C’est ainsi que Mme EX porte plainte contre deux Ehpad, après le décès, en novembre 2013, de sa mère qui, dans le premier, a tenté de se suicider en ingérant ses lunettes, et dans le second, s’est laissée mourir de faim. Elle explique qu’ils auraient dû la forcer à s’alimenter, la surveiller 24 heures sur 24 voire l’attacher – comme dans un hôpital psychiatrique.
Aller et venir librement
Sa plainte étant classée sans suite, elle en dépose une nouvelle, avec constitution de partie civile, pour homicide et blessures involontaires. Une instruction est ouverte, et les témoins entendus expliquent qu’« il n’entre pas dans la mission d’un Ehpad de se livrer à de tels actes de contrainte, sur une personne qui n’est ni malade, ni atteinte de démence sénile, mais qui ne manifeste plus l’envie de vivre ».
En effet, les résidents « ont le droit à aller et venir librement », aux termes du code de l’action sociale et des familles (article L.311-3). A la différence des malades admis en hôpital psychiatrique, ils ne peuvent être entravés, afin qu’ils n’attentent pas à leurs jours.
Le juge d’instruction rend donc une ordonnance de non-lieu, le 25 septembre 2017. Mme EX fait appel, mais l’ordonnance est validée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Reims, le 19 avril 2018, puis par la Cour de cassation, le 28 mai 2019 (chambre criminelle, N° 18-83.951) : les juges estiment que « les actes volontaires de mise en danger auxquels pouvait s’exposer Mme EX ne sauraient engager la responsabilité des établissements et de leur personnel pour homicide et blessures involontaires ».
Défenestration
Les familles qui saisissent la justice civile ont plus de chances d’être entendues, bien que, en vertu, toujours, de l’article L.311-3 du code de l’action sociale et des familles, l’obligation de sécurité des Ehpad ne soit qu’une obligation de moyens, et non de résultat. Les magistrats estiment souvent que lorsque ces structures accueillent un patient atteint de la maladie d’Alzheimer, ils ont une obligation de moyens renforcée, comme le montre l’exemple suivant.
Le 23 août 2015, M. EX décède, après être tombé par la fenêtre de sa chambre, située au deuxième étage. Ses trois filles assignent l’Ehpad, en lui reprochant d’avoir manqué à son obligation de sécurité : personne n’avait verrouillé l’entrebâilleur de sa fenêtre, ce qui n’aurait autorisé qu’une ouverture d’une dizaine de centimètres.
L’Ehpad objecte qu’« il convient d’opérer une distinction entre les établissements psychiatriques disposant de moyens leur permettant de mettre en place une certaine contrainte et les Ehpad dont le principe demeure la liberté d’aller et de venir, les patients y étant admis sur leur propre volonté », comme c’était le cas ici. Son gestionnaire affirme que « quand bien même l’entrebâilleur aurait été fermé, rien n’empêchait [M. EX] de mettre fin à ses jours, soit en montant sur le toit-terrasse, soit en se rendant dans n’importe quelle autre pièce de l’établissement, soit en sortant dans la rue ».
Obligation renforcée
Il ajoute que « l’un des plaisirs de M. EX était de prendre soin de ses plantes qui se trouvaient sur le rebord de la fenêtre de sa chambre », et que « pendant des années, il s’est adonné à cette activité sans que cela ne pose de difficultés, ni au personnel de l’établissement, ni d’ailleurs aux membres de sa famille ». Il estime donc n’avoir pas commis de faute en ne verrouillant pas l’entrebâilleur.
Néanmoins, le tribunal de grande instance de Marseille, le 7 septembre 2017, puis la cour d’appel d’Aix-en-Provence, le 24 janvier 2019, considèrent que l’Ehpad a manqué à son obligation de sécurité de moyens, qui était ici « renforcée ». Ils jugent que l’établissement aurait dû faire preuve de plus de « prudence », avec ce patient bénéficiant d’un suivi psychologique pour son « penchant dépressif, morose et suicidaire ». La cour confirme l’allocation de 20 000 euros, au titre du préjudice moral, à chacune des trois filles.
Bracelet électronique
Le même raisonnement prévaut, dans l’affaire suivante : en 2007, Mme W, 73 ans, est admise à l’Ehpad de Villevaudé (Seine-et-Marne), que gère la SNCF. Cinq ans plus tard, après qu’elle a tenté de fuguer, le directeur demande que ses filles la transfèrent dans un autre type d’établissement. Il leur explique que le sien n’est plus adapté à son état de santé, car il ne dispose pas d’une « unité Alzheimer fermée, sécuritaire 24 heures sur 24 ».
Les filles refusent, soucieuses que leur mère ne perde pas ses repères. Le 6 mars 2013, après que Mme W a de nouveau fugué mais été retrouvée en vie, l’Ehpad lui pose un bracelet électronique, connecté à des capteurs installés sur deux portes de sortie. Néanmoins, le samedi 9 mars 2013, dans la soirée, elle disparaît à nouveau, sans que quiconque s’en aperçoive. Au milieu de la nuit, les pompiers et la police la découvrent en état d’hypothermie dans l’étang du parc. Elle décède quelques heures plus tard.
Classement sans suite
Ses filles portent plainte pour homicide involontaire, mais le procureur de la République de Meaux classe la plainte sans suite, en estimant l’infraction « insuffisamment caractérisée ». Elles engagent alors une action en responsabilité. La cour d’appel de Paris, qui statue le 7 mai 2018, considère que la SNCF, en acceptant la poursuite du contrat de séjour de Mme W, tout en sachant que l’établissement était inadapté, se devait d’une « obligation de moyens renforcée ».
Or, juge-t-elle, « elle n’a pas satisfait à cette obligation », en n’équipant pas toutes ses portes de détecteurs et en ne clôturant pas le plan d’eau - alors que le problème de son accès lui avait été signalé. Ce « manquement » a « directement concouru à la sortie non détectée » de Mme EX et à son décès. La cour alloue à chacune des deux filles 10 000 euros en réparation de leur préjudice moral et 3 000 euros en réparation des souffrances endurées par leur mère.
Noyade
Lorsque le corps dans vie de Mme Z, malade d’Alzheimer, est retrouvé au fond d’une rivière proche de son Ehpad, le 2 décembre 2012, ses fils et sa belle-fille réclament 34 000 euros chacun au titre des souffrances endurées par leur mère, noyée dans l’eau glacée, et de leur préjudice moral. Ils affirment que l’établissement a manqué à son obligation de vigilance et de sécurité, en la laissant sortir, alors que son état de santé ne lui permettait d’aller et venir qu’à l’intérieur de l’établissement, et non à l’extérieur.
Le tribunal de grande instance de Soissons les déboute, mais la cour d’appel Amiens, qui statue le 26 mars 2020, infirme son jugement. Elle considère que « les moyens de surveillance et de sécurité mis en œuvre par l’Ehpad étaient insuffisants pour qu’une personne âgée ne puisse s’échapper de l’établissement » : « Aucune surveillance physique n’[avait] été mise en place pour contrôler l’accès au portail ». La cour juge que « le manquement de l’Ehpad à son obligation de surveillance et de sécurité est donc établi ». Elle alloue la somme de 10 000 euros à chacun des plaignants.