Les Gafa dans la ville : un quartier de Berlin repousse Google

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  • Les Gafa dans la ville : un quartier de Berlin repousse Google
    https://www.liberation.fr/debats/2018/11/02/les-gafa-dans-la-ville-un-quartier-de-berlin-repousse-google_1689452

    L’alliance inattendue entre les riverains anticapitalistes et de jeunes expats hacktivistes dessine le nouveau combat des années à venir contre l’irruption des géants du Web dans la ville.

    Il y a toujours de bonnes raisons de détester son voisin. A fortiori quand il s’appelle Google. Depuis deux ans, des affiches « Google ist kein guter Nachbar ! » (Google n’est pas un bon voisin), s’affichaient partout sur les murs du quartier berlinois de Kreuzberg. Après une longue et intense mobilisation, les riverains viennent d’obtenir une éclatante victoire qui résonne dans le monde entier : la société renonce à installer comme prévu un « Google campus » au bord du canal de Kreuzberg. Oui, un petit quartier peut à lui seul repousser un géant du Web.

    Au nom de quoi Google ne ferait-il pas un bon voisin ? Après tout, Google est propre, poli, pas trop bruyant et paye sans doute sa tournée à la fête des voisins. Le maire de Berlin, d’ailleurs, se montrait ravi de l’investissement de Google. La capitale allemande se targue d’être une nouvelle capitale européenne des start-up, une « Silicon Allee » capable de rivaliser avec Paris ou Londres, avec son vivier de jeunes créatifs venus du monde entier. Dans ce contexte, l’argent de Google est toujours le bienvenu et la ville cherche maintenant un nouveau quartier pour installer ce campus Google. Un élu du quartier voisin de Lichtenberg propose de loger Google (sans ironie aucune)… dans l’ancien QG de la Stasi. Un haut lieu du traitement des données personnelles.

    Le vrai problème c’était Kreuzberg, et sa sociologie si particulière. Ce quartier est toujours présenté comme le foyer historique de la contre-culture et de l’anticapitalisme berlinois. C’est oublier que depuis une dizaine d’années, le quartier s’est profondément gentrifié et internationalisé, devenu l’épicentre du Berlin hipster. L’arrivée de Google, dans des locaux de 3 000 mètres carrés, n’aurait pas fondamentalement changé la donne. Au début de l’année, Factory, un immense incubateur à start-up de 150 000 mètres carrés, a ouvert ses portes quelques centaines de mètres plus loin. Un projet financé en partie par… Google. Mais le combat contre le campus est devenu hautement symbolique en coalisant les deux populations très différentes qui peuplent maintenant le quartier : les anars allemands et la jeune génération d’expats. Pour les premiers, se battre contre Google est le prolongement naturel des combats contre la gentrification. Pour les seconds – qui sont ironiquement une force majeure de gentrification de quartier –, ce n’est pas tant une question de voisinage que de combat global contre Google.

    Le site Fuck off Google, porte-étendard de la lutte, a été monté par un hacktiviste français, ancien de la Quadrature du Net. Arrivé il y a deux ans, il se fait appeler Sergey Schmidt, en référence aux noms des deux fondateurs du moteur de recherche. Dans une interview donnée à Exberliner, il raconte qu’au départ, il n’osait pas aller aux « cafés anti-Google » dans une petite librairie anarchiste… parce qu’il ne parle pas assez bien allemand. Plus que la gentrification, Sergey Schmidt dénonce une entreprise qui pratique l’évasion fiscale et la collecte massive de données et veut imposer « un futur dystopique dans laquelle la fusion entre les humains et les ordinateurs est vendue comme inévitable ». Dans les réunions de quartiers, l’activiste français haranguait les riverains : « Ce n’est pas une gentrification normale. Ceux qui veulent transformer Kreuzberg en Silicon Valley ont une idéologie derrière ».

    L’alliance hétéroclite des anars berlinois et des hacktivistes expats préfigure ce qui sera un des grands combats des années à venir : la lutte contre l’invasion pernicieuse des Gafa dans les villes. « Quatre entreprises états-uniennes (Google, Apple, Facebook, Amazon), opérant partout dans le monde et disposant de moyens financiers colossaux sont en train d’investir nos quartiers. Après avoir complètement restructuré des filières entières – l’économie numérique, l’informatique, la musique, le livre, l’alimentaire – leur prochain terrain de jeu est déjà choisi : la ville », dénonce l’adjoint au maire de Paris Ian Brossat, dans son livre Airbnb, la ville uberisée. A Paris, l’élu communiste ne lutte pas (encore ?) contre Google mais contre Airbnb, qu’il accuse de vider les quartiers de ses habitants et de promouvoir une ville-Potemkine, un Disneyland pour visiteurs étrangers.

    Les théories quelque peu paranos qu’on pouvait entendre aux réunions anti-Google à Kreuzberg – « Cela commence avec un campus et ça se termine avec Google, propriétaire de tout le quartier, qui récolte les données des habitants » – ne sont plus si dystopiques que cela. A Toronto, une filiale de Google, Sidewalk Labs, a récupéré une vaste friche industrielle de 325 hectares, pour y développer un projet test de smart city, un SimCity géant où Google pourra construire des logements, des bureaux, des parcs et surtout placer des milliers de capteurs pour recueillir des données. Toronto pose le problème de l’irruption sans élection d’un acteur majeur qui pourrait prendre à terme le pouvoir sur la ville. A Seattle, Amazon a pris possession d’une partie du centre-ville pour construire son siège social. Avec de véritables ambitions urbanistes : « Nous ne bâtissons pas un campus, mais un quartier. » Le mot « campus » lui-même, qui a sans doute agité le chiffon rouge pour les activistes de Kreuzberg, est un terme utilisé par tous les géants du Web américains pour désigner leurs sièges sociaux et bien signifier leur intervention sur la ville.

    Le projet de campus berlinois était bien plus modeste mais a fini par prendre une grande importance symbolique. Chaque victoire d’un quartier, d’un voisinage contre un géant du Web va maintenant s’inscrire dans ce combat pour la suprématie sur les villes du futur. Google n’est définitivement pas un voisin ordinaire. Peut-être qu’il paye sa bouteille à la fête des voisins, mais il souhaiterait surtout payer le wi-fi à tout le monde. Et siphonner au passage les données.

    Vincent Glad

    #Google #Gafa #gentrification #fuck_off_google #dégooglelisons #Berlin