Vanessa Manceron : Quand j’ai commencé mon enquête sur les pratiques naturalistes amateurs en Angleterre, Par-delà nature et culture, était déjà paru. Je lisais dans le même temps les philosophes et les anthropologues qui tiraient les conséquences de l’ontologie naturaliste pour en faire la critique, considérant que cette vision du monde conduit à considérer la nature comme un simple entourage dont les modernes, du fait de leur exceptionnalité et de leur position supérieure dans l’échelle du vivant, se sont extraits par la culture. De sorte, ils ont pu exercer librement leur volonté de puissance et d’assujettissement, qu’il s’agisse d’en faire un stock de ressources dans lequel puiser sans restriction ou qu’il s’agisse de la protéger et, ce faisant, de lui assigner une position subalterne.
Tandis que j’observais le rapport à la nature qu’expérimentent les observateurs de la faune et de la flore que je suivais sur le terrain un certain nombre de dissonances ont surgi. J’ai en effet découvert des hommes et des femmes qui se relient intensément et pour la vie à certaines catégories d’êtres vivants, qui pour les connaître s’immergent dans leur monde et tentent d’approcher ce que cela veut dire d’être une plante ou un oiseau. Ce sont des gens que les manières d’exister des vivants émerveillent, parce qu’elles sont autres, intrigantes et éminemment variables. Ils aiment et étudient les plantes et les animaux pour ce qu’ils sont et font en situation, sans finalisme, sans désir de transformation ou d’appropriation, ni même d’interaction, car ils cherchent des alignements avec des êtres autonomes et libres, considérant qu’ils font partie du même tissu symbiotique.
Les naturalistes amateurs échappent donc à la critique du dualisme mortifère parce que celui-ci n’est pas étanche. Mais surtout, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus intéressant, ils ne rompent pas pour autant avec l’ontologie naturaliste telle que la définit Descola, ni ne témoignent par leurs pratiques d’un quelconque désir d’animisme. Ils incarnent selon moi une potentialité relationnelle de l’ontologie naturaliste mal connue et impensée, qu’il m’importait de décrire. On a à faire avec un régime de connaissance héritée des débuts de la modernité qui produit des schèmes relationnels symétriques et d’une grande intensité, bien étrangers aux jugements réducteurs sur l’incapacité des modernes à se relier et à considérer avec respect et équité les autres vivants. C’est pour cela que je trouve très important de toujours situer nos connaissances et ne jamais céder à la tentation de cesser de rendre compte des variations et de la singularité des situations.
[...] L’Angleterre offre des décalages très intéressants à penser. Selon l’historienne des sciences Lorraine Daston, les représentations d’après nature naissent au XVIIe siècle. L’histoire naturelle précède ce qu’elle appelle l’objectivité mécanique, quand il s’est agi de mettre le monde à distance sans inférence humaine, pour dévoiler les lois universelles de fonctionnement de la nature. Les naturalistes amateurs, héritiers d’une tradition de recherche des débuts de la modernité, ne considèrent pas que les émotions esthétiques, les affects et l’engagement personnel de l’observateur soient un obstacle à l’objectivation et à une bonne observation. C’est même tout l’inverse. Les savoirs sont justes et précis parce qu’ils ne sont pas exempts de doutes, d’interprétations, voire même dans certains cas d’une certaine dose d’anthropomorphisme. Et c’est sans doute ce que Romain appelle les rémanences de l’analogisme. De la même manière que les illustrations d’après nature n’excluent pas l’artiste de la représentation, les savoirs naturalistes n’excluent pas les observateurs du monde qu’ils étudient. Il s’agit d’une science avec des chercheurs dedans. Cette épistémologie qui assouplit et trouble la coupure entre sujet connaissant et chose à connaître, me semble particulièrement marquée en Angleterre. Et sans doute faut-il y voir l’influence historique de la tradition empirique qui fait de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance. Le monde ne se connaît qu’en en faisant l’expérience sensible. C’est là un motif extrêmement fort qui explique sans doute aussi le succès outre-Manche de l’histoire naturelle mais aussi des pratiques amateurs.
[...] Les naturalistes amateurs ne sont pas dans un mode projectif pour accroître leurs états intérieurs. En se reliant à la nature comme ils le font, ils ne construisent pas un paysage admiré à distance, ils plongent dans les détails, ils s’immergent, ils ont le sentiment qu’ils sont membres d’une espèce parmi les autres et que les êtres qu’ils admirent sont une part d’eux-mêmes. Il ne s’agit donc pas d’un système d’identification à la nature, mais d’un système qui crée la possibilité d’expérimenter une nouvelle version de la réalité, en étant avec et parmi. Ils ne voient pas non plus le sauvage comme un espace des confins où s’ensauvager. Le sauvage est ce qui est libre et autonome, mais qui peut évoluer dans les espaces habités et transformés par les hommes. Ils ne sont pas des romantiques s’extasiant devant un monde sans homme, ils se préoccupent des intrications entre les existants, dans des milieux où les êtres cohabitent avec les humains. Les naturalistes amateurs ont des prises très concrètes sur le monde et une volonté de comprendre comment les vivants habitent le territoire. La nature pour eux est un monde qui a ses propres logiques merveilleuses à observer, et qui transforme la perception qu’ils ont de leur environnement proche, non pas comme un entour et un espace, mais comme un milieu et un lieu auquel s’attacher et dans lequel s’immerger.
[...] Romain Bertrand : Là où je me retrouve dans la démarche de Vanessa, comme dans celle d’autres anthropologues qui réinvestissent une ethnologie de l’Europe, c’est qu’elle essaye de cerner des régimes de pratiques qui montrent qu’on fait de la politique autrement – à bas bruit, comme tu dis –, laquelle permet des tas de liaisons nouvelles entre les êtres, entre les causes. Ces situations ne sont pas réductibles à des catégorisations idéologiques faciles et rapides. Dès qu’on descend dans l’ordre du quotidien et de la pratique, on est dans la multiplicité, et c’est cette multiplicité qui permet ces prises. Ce que l’histoire peut ajouter, c’est l’écriture d’une histoire de l’Europe qui ne soit plus celle d’une identité enracinée dans une provenance. J’aime bien dire que ça a toujours été un peu flou. Ce que Vanessa documente dans le contemporain, on peut aussi le documenter dans le passé, y déceler une altérité interne à nous-mêmes. C’est très important aujourd’hui, parce que tous les discours conservateurs, ceux qui refusent de penser la sortie du modèle capitaliste, la crise écosystémique, le font toujours au nom d’un même argument : si on faisait les choses autrement, ça ne serait plus nous. Or ce « nous », seule raison refuge qui s’oppose aux changements que la catastrophe impose, est porté par un discours complètement faux. Nous avons aussi été autres : nous avons été analogistes, empiristes, mystiques, etc. La petite contribution des sciences humaines, c’est de le montrer en sapant l’illusion d’une identité au nom de laquelle on refuserait de changer. Il faut qu’on change, oui, et ça n’est pas grave : l’histoire montre que nous n’avons jamais cessé de changer, et l’ethnographie que nous avons des milliers d’alternatives à notre disposition.