• Quand on travaille dans l’asile, la #guerre devient une possibilité.

    Je sors du bureau et tandis que je marche dans les rues de Genève résonnent encore dans ma tête le bruit des obus d’Alep. Certains passants entendent le marteau-piqueur et se demandent combien de temps vont encore durer ces maudits travaux, moi je me demande à quels carrefours se posteraient les blindés si l’armée devait reprendre le contrôle de mon quartier. J’ai lu toute la journée des auditions de demandeurs d’asile : tortures, viols, vengeances sanglantes. Au bistrot je picore les cacahuètes et écoute d’une oreille distraite mes amis qui discutent du meilleur plan hébergement à Copenhague, moi je pense à une jeune femme qui doit se cacher de l’État islamique en attendant la réponse à sa demande de visa.
    Quand on travaille dans l’asile, la guerre devient une possibilité. On est obligé d’ouvrir les yeux sur cette vérité : la démocratie, la stabilité, les montagnes de bouffe alignées dans les rayons des supermarchés, l’État de droit, tout ça ne tient qu’à quelques fils plutôt minces. Dans certains pays, on vous réquisitionne et vous n’avez rien à dire. Pour le front, pour vous faire sauter à un barrage routier, pour surveiller une frontière et tirer aujourd’hui sur le fuyard que vous serez demain. Dans d’autres coins, on vous pourchasse d’office parce que vous appartenez à la mauvaise ethnie ou au mauvais clan.
    Dans une région la paix s’évanouit en quelques semaines, et tout ce qui fait le quotidien s’effondre soudainement. Les gens sont happées comme des brindilles par un feu immense. J’ai vu dans mon bureau des ingénieurs, des employés de banque, des médecins, qui six mois plus tôt vivaient une vie pas différente de la mienne.
    Qui ferait la loi dans ma rue si la police disparaissait ? Qui s’enfuirait et qui resterait ? Qui de mon entourage serait tué en premier ?
    Dans certains pays les femmes sont violées par représailles, pour leur appartenance clanique ou confessionnelle. Et quand elles retournent vers leurs frères et leur père alors ceux-ci veulent les tuer pour « laver l’honneur de la famille ».
    Quelle durée de détention et quels sévices supporterais-je ? À partir de quel moment perdrais-je la tête ? Est-ce que je résisterais aux tortures pour défendre mes convictions ? Est-ce qu’après avoir traversé tout ça j’arriverais à répondre avec suffisamment de précision aux questions des fonctionnaires du pays auquel j’aurais demandé l’asile ?
    Quand on travaille dans l’asile, tout ça n’est plus seulement la lointaine rumeur des infos, de posts sur les réseaux sociaux ou de pétitions. Ça s’assied devant vous et ça vous regarde dans les yeux. Ça sent la mort et la folie. Ça bousille toutes vos certitudes, les ça n’arrivera jamais. Un médecin urgentiste sait qu’il suffit d’un chauffeur de camion mal réveillé pour effacer votre nom du répertoire, moi je sais qu’il suffit de deux semaines d’instabilité pour que notre fière civilisation se fasse souffler comme un vieux mouchoir. Alors ceux qui appellent à l’insurrection à cause de l’augmentation du prix de l’essence, qui discréditent les droits humains ou attaquent une minorité sur la base de faits divers, bruyamment parce qu’il ne faut plus se soumettre au « politiquement correct », et tant pis si sont élus des gens qui ont des méthodes fortes, au moins ils remettront de l’ordre, on est en bonne santé on a à manger on est libre de dire ce qu’on veut sur Facebook mais tout va mal et tout était mieux avant, ceux-là je les regarde avec des yeux grands ouverts, effarés, des yeux qui ne peuvent pas oublier, qui ne se ferment plus, souvent même plus la nuit, quand tout le monde dort.
    PAH-PAH-PAH-PAH... – marteau-piqueur Aldo, c’est un marteau-piqueur.

    https://www.facebook.com/aldo.brina/posts/2016455661778369

    Mon commentaire

    #De_la_possibilité_d'une guerre. J’en ai aussi la peur au ventre depuis quelques temps. Je me dis : serais-je assez intelligente pour partir avant que le pays s’enflamme ? Car moi, la guerre, je ne veux pas la vivre. La possibilité d’une guerre, en seulement quelques jours, c’est la leçon apprise en arpentant les pays d’ex-Yougoslavie. Si c’est arrivé en Bosnie et Croatie, pourquoi cela ne peut pas arriver chez moi ? La possibilité d’une guerre, depuis, c’est un fantôme qui me hante.

    #Aldo_Brina

    • Oui, même chose pour mes voyages en Roumanie pendant la révolution de 89 et à Sarajevo mais cette fois 10 ans après la guerre. Une charmante ville de seulement 100.000 habitants et ses flots de morts qui descendent par les cimetières comme des coulées de lave au milieu des immeubles encore criblés de balles. Je garde toujours cette stupeur qui m’a saisit quand ma copine bosniaque qui avait dix ans alors me confiait que les voisins jouaient au foot avec une tête humaine. Restés tous traumatisés. Effectivement n’importe quand ça peut basculer.

      Je n’ai pas pris toute la mesure des témoignages qui m’étaient donnés, et Airfrance m’a fait disparaitre toutes ces vidéos, j’en pleure encore car je n’ai plus trouvé le courage de raconter cela.