En Calabre, la migration dans les veines Giovanni Manoccio
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En Calabre, la migration dans les veines Giovanni Manoccio
Par Camille Buonanno
Plus d’un an après la signature de l’accord controversé entre la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni, et son homologue albanais, les 3 000 places des deux centres de rétention construits en Albanie pour les migrants illégaux restent vides. Les centres sont devenus opérationnels en octobre 2024, mais des juges italiens ont rejeté la détention des deux premiers groupes d’hommes qui y ont été transférés et qui ont ensuite été renvoyés dans la Péninsule.
La Cour de justice de l’Union européenne doit maintenant réexaminer la question, mais dans l’intervalle, les transferts ont cessé. « Pour ceux qui travaillent dans ce domaine, il était évident que cet accord, c’était de la propagande, s’agace Giovanni Manoccio en se redressant sur son fauteuil en toile noire. Ce projet ne respecte ni la Cour constitutionnelle, ni le Parlement, ni les règles européennes. »
Pull en maille vert à col rond, pantalon en velours côtelé, lunettes cerclées de noir, sous ses allures de grand-père, le retraité a conservé un esprit révolutionnaire. « J’étais le seul communiste dans une famille démocrate-chrétienne », raconte Giovanni Manoccio avec la fierté espiègle d’un adolescent rebelle. Un immense portrait d’Enrico Berlinguer, secrétaire du Parti communiste italien de 1972 à 1984, habille le mur de son bureau situé au deuxième étage d’un vieil immeuble d’Acquaformosa, en Calabre, dans le sud-ouest de l’Italie. Le village dont il a été le maire entre 2004 et 2014 est connu pour avoir accueilli et aidé des milliers de migrants grâce à l’association Don Vincenzo Matrangolo dont il a supervisé la création en 2010, avant d’en devenir le président, en 2019.
Ici, parmi les 972 habitants du village, l’immense majorité est d’origine arbëresh. Les Arbëresh sont arrivés il y a cinq cents ans pour fuir l’invasion ottomane. Ces Italo-Albanais ont trouvé refuge dans les reliefs calabrais. Né à Acquaformosa comme ses parents, Giovanni Manoccio a hérité de ce long passé migratoire. « Je dis toujours qu’accueillir est dans notre ADN. On est simplement passé de peuple accueilli à peuple accueillant », résume-t-il.
La construction de camps pour enfermer des migrants sur le sol albanais résonne forcément avec son histoire personnelle. Il déplore le manque de mobilisation contre le projet. « J’éprouve une colère incroyable envers les maires arbëresh qui se sont rendus à Tirana pour la fête de l’indépendance [le 28 novembre]. J’ai demandé à l’un d’entre eux d’organiser une protestation contre les centres, mais personne ne veut la faire », soupire-t-il.
Depuis quatorze ans, son village a accueilli près de 4 000 personnes de 72 pays différents, avec des prises en charge différentes selon les profils : accompagnement pour obtenir le statut de réfugié, aide spécifique aux mineurs non accompagnés, cours d’italien… « J’ai toujours été très concerné par l’idée de droits universels. C’est une conviction profonde, à la fois culturelle, philosophique, humaine et religieuse. Accueillir des étrangers, c’était l’accomplissement de mes engagements politiques depuis ma jeunesse. »
Le projet de l’association n’a pas tout de suite fait l’unanimité. « Il faut prendre en compte qu’Acquaformosa était un village fermé. Jusqu’aux années 1940-1950, on ne se mariait qu’entre Arbëresh, puis petit à petit avec des Italiens. Alors l’arrivée d’Africains, de réfugiés du monde entier, ça a été un peu difficile », se souvient Giovanni Manoccio. « Mais Giovanni est une personnalité charismatique, il a su démontrer aux habitants que l’arrivée d’étrangers était plein de ressources et non de contraintes », observe Simonetta Bonadias, psychologue au sein de l’association depuis 2014.
« Cette initiative a apporté de réels bénéfices au village », affirme-t-elle en énumérant les retombées positives de cet apport de sang neuf, du sauvetage de l’école communale à la relance des commerces grâce à l’économie circulaire ou encore le mélange culturel quotidien. Dans ces villages dont la population est vieillissante, le modèle fonctionne et séduit. Huit communes alentour, dont sept à majorité arbëresh, ont depuis rejoint les programmes de l’association.
Le sexagénaire a été condamné en octobre pour un préjudice financier lié à la gestion des centres d’accueil des migrants entre avril 2011 et décembre 2012, mais les juges ont tenu compte du fait qu’il n’y avait eu aucun enrichissement personnel. « De nombreuses associations ont aussi rencontré ces difficultés au début. Domenico [Lucano, ancien maire de Riace, en Calabre] a été condamné à une peine de quinze mois, pour des pratiques administratives jugées incorrectes. Mais il n’y a aucune intention malveillante, juste des erreurs. L’argent, on l’utilise toujours pour les familles qui arrivent », tient-il à préciser. Des familles qui se sont installées dans la durée. Depuis une décennie, des dizaines d’enfants de migrants sont nés dans le village. Six d’entre eux s’appellent Giovanni.
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