• De la violence, par Tagrawla Ineqqiqi, quelque part sur FB

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    J’ai déjà mainte fois raconté cette histoire et je la radoterai jusqu’à la fin de mes jours. Parce que les jeunes ne le savent pas. Parce que les vieux ne sont plus là. Et parce que les autres, surtout s’ils sont censément cultivés, ne veulent surtout pas regarder ces choses-là : ça leur ôterait de leur supériorité s’ils devaient regarder la vraie violence en face, celle qu’ils n’ont pas subie.

    Je ne sais plus trop quel âge j’avais quand j’ai compris dans quel monde j’allais devoir vivre. Moins de dix ans, ça j’en suis sûre, mais je ne saurais être plus précise. Par contre, je me souviens très bien de comment j’ai compris la nature de ce monde. C’est que tout près de l’endroit où j’ai grandi, il y avait l’hôpital de la société des mines. Si vous n’avez grandi vous-mêmes ni dans le Nord ni en Lorraine, vous n’avez sans doute jamais entendu parler de ce genre d’organismes. Les mineurs n’étaient pas affiliés au régime général de sécurité sociale. Ils n’avaient pas non plus les mêmes médecins, ni les mêmes hôpitaux. Ils devaient se faire suivre dans ces structures financées par leurs employeurs. Et c’était fort pratique parce que ça coûtait beaucoup moins cher à la société. En effet, nombre de mineurs étaient malades de la silicose. C’est une maladie pulmonaire absolument épouvantable : on perd peu à peu sa capacité pulmonaire, et on finit par mourir étouffé. Ça ne se soigne pas. On peut seulement apporter un peu plus d’oxygène pour s’étouffer moins vite. Alors quand j’étais gamine, dans mon bassin minier en général et devant l’hôpital des mines en particulier, je voyais sans cesse des messieurs avec un tuyau dans le nez qui tiraient derrière eux une bouteille d’oxygène montée sur des roulettes. Ils avançaient à petits pas. On entendait leur respiration sifflante de très loin. Mon grand-père en est mort bien avant ma naissance – et bien avant ses cinquante ans – si bien que j’en ai souvent entendu parler. Bien avant mes dix ans, je savais qu’on pouvait attraper des maladies extrêmement graves uniquement de par son travail. Et comme les adultes parlent beaucoup devant les enfants sans toujours se rendre compte que les enfants comprennent bien plus de choses qu’ils ne le croient, j’avais aussi parfaitement compris que la violence qui leur était faite ne s’arrêtait pas là.

    Les mineurs et anciens mineurs malades étaient indemnisés en fonction d’un pourcentage reconnu de silicose. Ce pourcentage était évalué par les médecins des mines, payés par les sociétés des mines, elles-mêmes chargées des indemnisations. Alors on voyait de pauvres bougres traîner leur bouteille d’oxygène de cabinet médical en administration dans l’espoir improbable de gagner 5 % de reconnaissance supplémentaire, histoire d’avoir quelques francs de plus pour nourrir une famille à laquelle ils le laisseraient rien à leur mort. Leurs maisons appartenaient aussi aux sociétés des mines. Et leurs salaires de misère ne leur avaient pas permis de laisser un quelconque capital à transmettre. Ils ne coûtaient vraiment pas cher à la société.

    J’ai grandi, j’ai appris. J’ai appris que la richesse de la France s’était très largement développée sur l’exploitation du charbon. J’ai appris que je vivais dans un pays riche d’avoir maltraité ceux qui ont permis cette richesse. J’ai appris qu’on a laissé crever les mineurs avec un tuyau dans le nez sans trop les indemniser à coup de pognon de dingues, sans se soucier de l’avenir de leurs familles, ces riens, et que, entre autre grâce à ça, la France était une puissance mondiale. J’ai appris que j’étais née dans un monde à la fois cynique et extrêmement violent qui se contrefout des petits qui font sa richesse.

    Du scandale de l’amiante aux agriculteurs qu’on a mal informé pendant des décennies, mes ancêtres sont loin d’être les seuls à avoir pris cette violence du monde dans la gueule. Et les choses ne sont pas si différentes aujourd’hui. Les grosses entreprises prospèrent toujours grâce à la violence subie au quotidien sous des tas de formes différentes par leurs employés.

    Et voilà que les gueux se rebellent. Et que ça pousse des cris d’orfraie de tous les côtés. « Mon dieu toute cette violence ! » Pour crier si fort contre cette violence, il ne faut jamais avoir vu ou subi la violence quotidienne que les petits encaissent depuis des décennies. Au fond, il faut ne pas savoir ce qu’est la violence. Beaucoup d’entre-nous la connaissent sous des formes différentes. Pour moi, ce sont des petits vieux pas si vieux que ça qui traînent une bouteille d’oxygène derrière eux. Les « intellectuels », les « gens cultivés » voudraient que les gueux se posent à une table et discutent tranquillement. Qu’ils oublient ce qu’ils subissent au quotidien et qu’ils étalent de jolies théories comme dans les livres. Comme si leurs vies leur laissaient le temps de lire des livres. Comme si les écoles étaient suffisamment égalitaires pour que tout le monde puisse s’extraire de la violence d’un bassin minier.

    J’ai eu de la chance, j’ai pu m’en extraire. Mais je n’oublie pas d’où je viens. Je n’oublierai jamais que je n’avais pas dix ans quand j’ai compris que j’allais devoir vivre dans un monde d’une violence extrême. Je n’oublierai jamais que si j’ai pour ma part d’autres outils que mes poings pour me défendre contre ce monde, ça n’est que par un gros coup de chance. Je n’oublierai pas non plus qu’aucun corps intermédiaire pacifique n’a jamais empêché qu’on malmène de pauvres travailleurs jusqu’à la mort pour eux et jusqu’à la pauvreté pour les leurs.

    Il n’y a sans doute pas grand-chose de constructif qui ressortira de cette violence. Mais rien de constructif n’est sorti de bien des années de silence et d’absence de violence. On ne crève plus de silicose parce qu’il n’y a plus de mines, mais des gens meurent toujours de l’amiante sans que personne n’ait rien à payer. Voilà où se trouve la violence. Quelques dégâts sur un monument à la gloire d’un tyran, c’est un épiphénomène. La violence subie au quotidien par nombre de mes compatriotes habituellement silencieux, c’est un phénomène social ancré, durable, institutionnalisé et dont se foutent complètement ceux qui s’insurgent pour quelques bagnoles de luxe cramées. Quand on maltraite toujours les mêmes depuis des générations, un jour, ils se rebiffent. Si ça vous dérange, il fallait y penser avant. Il fallait regarder dans les yeux ceux qui traînaient leur bouteille d’oxygène à petits pas et à qui personne ne lâchait de miettes de pognon de dingue. Si les choses ne deviennent pas incontrôlables cette fois-ci, ça sera une autre fois. Mais un jour ou l’autre, vous verrez vraiment la violence accumulée exploser. Et aucun de vos jolis discours pacifistes n’y changera rien.