• La transformation des colères en politiques est-elle possible ? | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/12/10/transformation-coleres-politiques-possible

    par François Dubet

    Le mouvement des Gilets Jaunes semble être tout à la fois, et ceci d’autant plus que, par la grâce d’Internet et des chaînes d’information continue, chacun témoigne pour lui-même, porte ses propres revendications. Tout se passe comme si chaque individu était un mouvement social à lui seul. La question qui se pose est de savoir quelle est la nature des sentiments d’injustice mobilisés par la mobilisation, et pourquoi le mouvement semble échapper à tous les mécanismes de représentation qui, dans les sociétés démocratiques, « refroidissent » et ordonnent les colères et les indignations, les transforment en revendications et en programmes politiques.

    Le régime des classes sociales commandait l’expérience des inégalités. Il proposait des récits collectifs et fondait la dignité des travailleurs. Dans une large mesure, il désignait des adversaires sociaux, il protégeait du sentiment de mépris, il offrait des perspectives et des consolations. Il inscrivait les individus dans une histoire collective.

    Le régime des classes sociales ne définissait pas toutes les inégalités sociales, mais il les organisait et les hiérarchisait au sein d’une représentation de la société et d’une représentation politique, de mouvements sociaux qui inscrivaient les revendications particulières dans un horizon de justice sociale, au risque parfois de passer sous silence ou au second plan les inégalités entre les sexes ou entre les majorités et les minorités culturelles.

    Les mutations du capitalisme ont fait exploser cette représentation de la structure sociale et des mouvements sociaux tout en creusant les inégalités. La classe ouvrière s’est profondément diversifiée avec la coexistence de plusieurs systèmes productifs. Le capitalisme financier a séparé le propriétaire et le patron. Le chômage de masse s’est installé créant des « inutiles » et des « désaffiliés ». Aussi les sciences sociales et les médias mettent en scènes de nouveaux groupes et de nouveaux clivages : les créatifs mobiles et les immobiles, les stables et les précaires, les urbaines et les péri-urbains, les inclus et les exclus, les majorités et les minorités, les hypers riches et les « underclass »…

    En même temps, la consommation de masse a creusé les distinctions subtiles en affaiblissant les barrières entres groupes sociaux. Les inégalités se sont déployées à l’intérieur même du système de consommation ou du système scolaire. On distingue moins ceux qui ont une voiture et ceux qui n’en ont pas que les types de véhicule et leurs usages. De même que nous distinguons moins ceux qui étudient et ceux qui n’étudient pas que les niveaux des études, des filières, des établissements.

    Alors que les inégalités sociales paraissaient s’agréger autour des classes sociales, elle se dispersent et se multiplient. A l’exception des très riches et des très pauvres, chaque individu se trouve confronté à plusieurs registres d’inégalités tenant aux revenus bien sûr, mais aussi aux diplômes, au lieu de résidence, au sexe et à la sexualité, aux origines réelles ou supposées, à la solidité des ménages quand la séparation peut faire plonger dans la pauvreté, à l’âge et aux niveaux de protection sociale, aux patrimoines petits et grands… Non seulement les collectifs victimes d’inégalités se sont multipliés, mais les dimensions sur lesquelles se mesurent les inégalités se sont, elles aussi, multipliées. Aussi, chacun peut-il se sentir traversé par plusieurs inégalités singulières en fonction de plusieurs dimensions.

    La représentation même de l’origine des inégalités s’est transformée. Alors que dans le régime des classes sociales le travail semblait être la cause essentielle des inégalités, les inégalités paraissent aujourd’hui résulter des l’agrégation de « petites » inégalités. Nous sommes capables de mesurer les mécanismes qui finissent par produire de grandes inégalités à l’image des inégalités scolaires qui résultent de l’addition de plusieurs facteurs : l’origine sociale, le sexe, mais aussi le nature des établissements fréquentés, l’ambition des familles, les choix d’orientation… Chaque inégalité s’ajoute ou se retranche à d’autres et nous savons désormais que les dispersions individuelles et les singularités des parcours comptent autant que les moyennes.

    Alors que le régime des classes sociales semblait combiner une structure sociale rigide, des destins sociaux et des identités de classes solides, les acteurs ne semblent plus assurés d’occuper les positions qui leurs sont destinés, tout en ne croyant pas, à juste titre, à une forte mobilité sociale. Ainsi s’installe l’obsession du déclassement, obsession qui traverse toute la société, les enfants d’ouvriers qui ne sont plus assurés d’être ouvriers, comme les enfants de cadres qui ne sont plus certains d’être cadres à leur tour.

    A côté de la dénonciation des grandes inégalités et des super riches, se déploie la dénonciation continue des « petites inégalités », celles qui font souvent le plus souffrir. Chacun peut apparaître comme injustement « privilégié », y compris les plus pauvres soupçonnés de bénéficier d’aides sociales qu’ils ne méritent pas.

    Cette individualisation de l’expérience des inégalités est associée à l’emprise du modèle de l’égalité des chances méritocratique. Dès lors que nous sommes égaux que nous avons le droit d’accéder à toutes les positions sociales, aussi inégales soient elles, le sentiment d’être discriminé étend son emprise et chacun pense qu’il est potentiellement discriminé, victime d’un traitement inéquitable en tant que.

    C’est pour cette raison que le thème du mépris est si essentiel.

    Avec Internet, les mécanismes de la mobilisation changent de nature. Comme dans le cas de Metoo, les colères et les émotions n’ont plus besoin de passer par les fourches caudines des organisations et des mouvements constitués. Par ailleurs, l’expression des opinions n’est plus médiatisée par les interactions face à face qui obligent à tenir compte des réactions d’autrui. Alors, la colère, les témoignages, les dénonciations et les ressentiments se déploient sans contrainte et sans processus de transformation des expériences individuelles en parole collective ; celle-ci n’est que la somme désordonnée des expériences individuelles.

    Alors que le régime des classes sociales était organisé autour de la représentation, puis de l’institutionnalisation d’un conflit social, le régime des inégalités multiples a, par sa nature même, une grande difficulté à s’inscrire dans un conflit social. Et, sans conflit, le sentiment de domination et de mépris se transforme en rage. De ce point de vue, il y a une continuité entre les émeutes de banlieue et le mouvement des Gilets Jaunes. On se bat contre un « système » incarné dans les affrontements avec la police.

    Dans un régime d’inégalités individualisées et dominé par l’idéal de l’égalité des chances, chacun est tenu d’être responsable de son sort et peut finir par se suspecter lui-même d’être la cause de son malheur. Dans ce cas, le ressentiment devient essentiel pour échapper au mépris de soi et à la culpabilité. Il s’agit de montrer que d’autres victimes que soi sont des fausses victimes : les assistés, les faux chômeurs, les immigrés, les habitants des quartiers sensibles. On mobilise parfois la seule identité digne qui reste, celle de la nation et des enracinés… C’est un appel à l’égalité pour soi, pas forcément pour les autres.

    #Gilets_jaunes #Inégalités #Classes_sociales #Sociologie