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    • La militarisation de l’ordre public en marche
      #William_Bourdon et #Vincent_Brengarth, Libération, le 22 janvier 2019

      La fuite en avant sécuritaire du gouvernement face au mouvement des gilets jaunes aggrave la crise de la démocratie et le discrédit des responsables publics.

      Tribune. Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, plusieurs milliers d’interpellations, des centaines de gardes à vue sont intervenues sans qu’un bilan précis en ait été fait à ce jour. On sait déjà que ces événements ont provoqué des dégâts parfois très lourds puisque près de 50 personnes ont été gravement mutilées. Singulier autisme de l’Etat dont aucun responsable n’a été capable d’envoyer le moindre message de soutien ou de compassion à l’une ou l’autre des familles.

      Toute l’histoire de notre pays, et au-delà, enseigne que l’impuissance d’un régime à apporter des réponses à une grave crise sociale conduit mécaniquement à une surenchère sécuritaire, une fuite en avant légale et sémantique dont les effets désastreux sont déjà sous nos yeux. Le droit pénal, ici, a été dévoyé pour réprimer ce qui relève d’une expression collective et les graves dérapages de certains gilets jaunes, condamnables bien sûr, ne sauraient le justifier. Des articles a priori poussiéreux tels que ceux réprimant l’infraction d’attroupement et la participation à une bande violente ont été remis à l’ordre du jour. On rappellera qu’ils ont été intégrés dans le code pénal sur propositions de parlementaires incarnant la droite la plus dure de notre pays.

      Arrestations préventives de masse

      En couplant systématiquement contrôles d’identité et mises en garde à vue, on a mis en scène une nouvelle cérémonie inédite dans notre paysage public : les arrestations préventives de masse. Avec un seul objectif, celui d’éradiquer de la manifestation en préparation tout individu, sur des motifs parfois aussi bénins que fantaisistes. Par exemple, le fait de porter des lunettes de plongée censées limiter les dégâts provoqués par les armes mutilantes, potentiellement létales, en se protégeant d’une violence policière excessive, peut provoquer l’interdiction d’exercer une liberté fondamentale. Le fait d’avoir voulu manifester en tentant simplement de se prémunir fait aujourd’hui de vous, en France, un délinquant. Une seule logique : faire du chiffre. Elle s’accompagne toujours d’une autre, la multiplication des coups de menton au risque – et c’est ce qui s’est passé – d’élargir encore le fossé qui s’est creusé entre les gilets jaunes et les pouvoirs publics.

      Des dizaines de milliers de citoyens paisibles, non violents, se sentent assimilés, par des mots aussi funestes que ceux prononcés par M. Emmanuel Macron lors de la cérémonie des vœux, à « une foule haineuse ». Sentiment renforcé par la désignation hypercriminalisante de la nouvelle loi vite baptisée « Loi anti-casseurs ».

      Comment ne pas douter des effets ravageurs d’une telle confusion qui ne peut qu’attiser le sentiment de la persécution et du mépris ? Comment ne pas éviter le soupçon de la volonté de l’Etat d’entretenir une stratégie de la tension pour, en criminalisant à marche forcée une partie des manifestants, essayer de les dissocier de l’opinion publique et peut-être des autres ? Comment ne pas oublier les propos terriblement sinistres du ministre de l’Intérieur quand il explique que seront complices des violences tous ceux qui participeraient à une manifestation en ces termes : « Ceux qui viennent manifester dans des villes où il y a de la casse qui est annoncée savent qu’ils seront complices de ces manifestations-là ? »

      M. Castaner, notre ministre de l’Intérieur, qui a quelques notions de droit, ne peut pas ignorer qu’il n’existe pas de délit de responsabilité collective ou pour autrui dans ce pays. Il envoie ainsi un message fort, que les policiers ne peuvent qu’entendre, de ratisser large. Mais des voix s’élèvent publiquement et à bas bruit pour exprimer leur préoccupation pour eux-mêmes et pour les manifestants.

      De l’effet de contagion

      L’effet, là encore, est désastreux, car tout manifestant paisible qui voit un de ses collègues s’effondrer du fait du tir de type Flash-Ball ou d’une grenade GLI-F4 s’identifie à lui. L’effet de contagion est connu. Tout cela, les pouvoirs publics ne l’ignorent pas et le méprisent. Ils vont encore plus loin dans la fuite en avant puisqu’on sait qu’à Bordeaux, le samedi 13 janvier, une arme permettant de tirer des balles de défense en rafale a été utilisée pour la première fois.

      C’est une fuite en avant dans la militarisation et ce qui l’accompagne, la déjudiciarisation, c’est-à-dire le fait d’éclipser le juge judiciaire. L’autorité administrative aura en effet dans le nouveau projet de loi toute latitude pour procéder à des interdictions administratives de manifester. Une telle extension des pouvoirs administratifs, parce qu’elle court-circuite à nouveau le juge judiciaire, s’inscrit dans la philosophie qui avait préludé à la mise en œuvre de l’état d’urgence : transférer plus de pouvoirs coercitifs du juge vers l’administration, et donc le politique. Une telle migration, par essence, meurtrit les grands principes et ne peut qu’aggraver le sentiment de défiance des citoyens vis-à-vis du juge puisque l’Etat y participe lui-même.

      Nous avons assisté de nombreux gilets jaunes, pour la plupart interpellés sur le fondement de l’infraction de participation délictueuse à un attroupement ou de celle de participation à une bande ayant des visées violentes (qui s’inspire de l’association de malfaiteurs). Deux infractions aux contours si friables qu’elles confèrent un pouvoir discrétionnaire à l’administration bien loin de ce qui devrait être la philosophie d’une grande démocratie.

      Rappelons que s’agissant de l’infraction d’attroupement, elle est a minima d’autant plus délicate et difficile à manier qu’elle est, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, une infraction par nature politique (arrêt du 28 mars 2017). Par conséquent, elle relève d’une appréciation éminemment subjective qui ne peut qu’augmenter la part d’arbitraire. Observons d’ailleurs que, par l’utilisation massive de ces infractions, dont la définition est teintée d’un archaïsme évident, on fait disparaître l’exigence de l’élément intentionnel pourtant cardinal dans l’application de la loi pénale. Nul ne peut accepter les violences commises par certains manifestants et nul ne peut accepter non plus l’instrumentalisation qui en faite pour tous les criminaliser.

      Les victimes collatérales

      Personne ne doit oublier les violences faites à certains policiers qui, à certains égards, sont aussi les victimes collatérales d’une doctrine du maintien de l’ordre qui, si elle était perçue comme doctrine d’excellence en Europe il y a vingt ou trente ans, apparaît aujourd’hui bien archaïque et inadaptée. Nul non plus ne saurait contester l’incroyable asymétrie qu’il y a eu, et dans le discours des politiques, et dans le traitement judiciaire, entre les violences faites aux forces de l’ordre et celles, parfois extrêmes, gratuites et hors de proportions, faites à différents manifestants. Tout ceci traduit une incroyable perte de sang-froid, une incapacité tragique au moment où il faudrait retrouver le chemin du dialogue et de la confiance et renoncer à des logiques court-termistes.

      La France, comme elle l’avait fait s’agissant de la mise en œuvre des mesures au titre de l’état d’urgence, donne à nouveau un bien mauvais exemple et envoie de bien sinistres signaux, pas simplement aux Français, pas simplement aux gilets jaunes, mais à tous ceux qui, sur la planète, veulent accréditer l’idée que face à la colère, le découragement et le désespoir, les citoyens devraient s’enchanter d’une promesse de plus de sécurité. C’est une imposture car elle conduit en fait – et les gilets jaunes en sont la criante démonstration – à aggraver la crise de la démocratie et le discrédit des responsables publics

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