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  • Repenser le droit à l’heure de l’Anthropocène | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2019/01/30/repenser-droit-a-lheure-de-lanthropocene

    Par Mireille Delmas-Marty

    Nous avons dépassé les 7 milliards et atteindrons bientôt 8 milliards. Autant dire que nous entrons dans une phase de compression, où le « serrage de la masse humaine » (P. Teilhard de Chardin), renforcé par la révolution numérique, accroît les interdépendances entre groupes humains (tribus, États, groupes d’États, entreprises) et plus largement entre les habitants, présents et futurs, humains et non humains, autrement dit entre les divers « collectifs » qui composent l’écosystème Terre.

    Ce constat heurte de front un droit international traditionnellement construit sur la souveraineté des États, indépendants sur leur territoire. Si les interdépendances traversent les frontières, la raison d’État n’a pas disparu et continue à imposer des limites aux droits de l’homme au nom de la sécurité de la nation. Elle est cependant concurrencée par la raison économique et le dogme de la croissance qui ouvre les frontières aux marchés et à l’exploitation des ressources naturelles. Tandis que la crainte d’une catastrophe planétaire par épuisement des ressources et/ou dérèglement climatique éveille une raison écologique appelée à limiter la raison d’État pour sauvegarder la sûreté de la planète. Enfin la raison technoscientifique aurait tendance à rejeter toute limite au nom d’une libre recherche qui cultive le dogme de la performance.

    Raison d’État, raison économique, raison écologique, raison scientifique, autant de rationalités légitimées chacune par sa dogmatique propre ; autant de « grands récits » (l’État-nation, le Marché, l’Écosystème, voire l’Homme augmenté), dont les conflits risquent d’empêcher politiquement toute gouvernance mondiale et d’exclure juridiquement la possibilité d’un droit commun.

    On en arrive à ce « paradoxe de l’anthropocène » qu’au moment où l’Humanité devient une force tellurique capable d’influencer l’avenir de la planète, elle semble impuissante à influencer son propre avenir. À l’heure de la « grande accélération », il resterait peu de temps pour éviter ce que certains appellent déjà « le grand effondrement » de la planète. Or rien (ou presque rien) ne semble changer dans la vision nationaliste et souverainiste qui sous-tend les systèmes de droit conçus et pensés à partir des États.

    On voit apparaître de nouveaux concepts (patrimoine commun de l’humanité, biens publics mondiaux), de nouveaux principes (principe de précaution), de nouvelles catégories (générations futures), de nouveaux crimes à interdire (écocide) ou préjudices à réparer (préjudice écologique). Il faudrait plus systématiquement « repenser en profondeur les processus anthropologiques [d’adaptation, d’appropriation et de représentation] qui jouent un rôle central dans les relations entre humains et non humains ».[2] Mais nous ne sommes pas préparés (du moins en Occident) à une telle métamorphose. Tout le vocabulaire (fondations, fondements, droits fondamentaux), toutes les métaphores (pyramide, socle, pilier, même les sources du droit, travesties en « sources fondamentales ») incitent à se représenter l’ordre juridique comme un équilibre statique.

    Certes la métaphore des réseaux a permis d’introduire un peu de complexité en remplaçant les relations hiérarchiques par des interactions, horizontales et pas seulement verticales. Mais pour réussir à déloger les anciennes représentations, enracinées dans la culture juridique dominante, il faut une rupture plus radicale, du concept au processus, du statique au dynamique, du modèle au mouvement.

    Or la globalisation implique une déterritorialisation : qu’il s’agisse des flux immatériels (flux financiers, flux d’informations), des risques globaux (climatiques ou sanitaires) ou des crimes globalisés (trafics, corruption, terrorisme), les frontières qui délimitaient les territoires deviennent poreuses. Au principe de territorialité s’ajoutent non seulement l’extraterritorialité pour les États les plus puissants qui imposent leur système de droit, mais la multi territorialité qui correspond à la pluri appartenance à différents ensembles (par exemple droit national, européen, mondial), voire l’ubiquité (a territorialité) pour les objets virtuels comme les informations.

    Or poser des limites implique un accord sur les finalités du droit, un accord sur une vision commune du bien (les valeurs à promouvoir en termes de droits ou de biens à protéger) et du mal (les comportements à interdire en termes de crimes à sanctionner). La difficulté est qu’à l’échelle de la planète l’accord semble impossible entre un humanisme de séparation et de domination qui sépare l’homme de la nature, et un humanisme d’interdépendance et de partage selon lequel les humains font partie de l’écosystème (les humains appartiennent à la nature, et non l’inverse).

    En 1945, l’humanisme de séparation semblait triompher en droit international. De la philosophie des Lumières à la DUDH, la montée en puissance des droits « de l’homme » par un processus anthropocentré semblait devoir imposer comme valeur suprême l’égale dignité humaine et comme corollaire l’interdit absolu de la déshumanisation (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide).

    L’humanisme d’interdépendance apparaît cependant en droit international depuis Stockholm (1972) et surtout depuis le « sommet de la Terre » à Rio (1992). En affirmant que « la terre forme un tout marqué par les interdépendances », le droit international reconnaît les interdépendances entre les humains et les autres composantes de l’écosystème. Il en tire les conséquences en 2015 en termes d’objectifs communs, comme les 17 objectifs du développement durable (ODD, 25 sept 2015 ou les 3 objectifs de l’accord climat, (15 déc. 2015). S‘ajoutent divers projets (déclaration des droits de la Terre Mère, déclaration des droits de l’humanité, pacte sur l’environnement) dont le point commun est de reconnaître les interdépendances et d’en déduire des devoirs humains envers l’écosystème.

    Dans le prolongement d’une sorte de fraternité universelle (art. 1 DUDH), élargie par la notion de « Terre Mère » aux autres vivants, la valeur ainsi esquissée serait le respect des biens communs planétaires, inappropriables et inaliénables (selon les économistes « non exclusifs » et « non rivaux ») et son corollaire l’interdiction de dénaturer l’écosystème planétaire et de porter ainsi atteinte à la sûreté de la planète (cf le crime d’écocide, encore en projet, en écho du génocide).

    Comme pour les États, il faudrait durcir le soft law (en particulier les engagements volontaires attachés à la notion de responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, RSE) en appliquant des sanctions (hard law) quand ces engagements n’ont pas été respectés. Mais quel serait le juge compétent ? Une solution serait de créer un tribunal international de l’environnement, compétent pour les États et les ETN, et déjà préfiguré par le tribunal d’opinion créé en 2014 pour protéger les droits de la nature (il s’est réuni en 2016 à propos de Monsanto).

    D’autant que le projet de créer un crime d’écocide invite à élargir à certains crimes environnementaux la compétence de la CPI.

    #Droit #Mondialisation #Anthropocène #Mirellle_Delmas_Marty