• « Le système de gouvernement des démocraties est aujourd’hui menacé » - Tony Blair Institute for Global Change
    https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/01/30/le-systeme-de-gouvernement-des-democraties-est-aujourd-hui-menace_5416634_82

    Yascha Mounk est politologue, professeur à Harvard et membre du Tony Blair Institute for Global Change, société de conseil et d’expertise à but non lucratif. Dans son ouvrage à succès Le Peuple contre la démocratie (Editions de l’Observatoire) paru en août 2018, il assure que le libéralisme et la démocratie sont désormais entrés en conflit. Il s’alarme également d’une tendance des peuples à devenir de plus en plus « antilibéraux ».
    Vous affirmez dans votre dernier ouvrage que la démocratie est en passe de s’effondrer. N’est-ce pas un peu alarmiste ?
    Regardez le nombre de forces autoritaires aujourd’hui dans le monde. Les quatre démocraties les plus peuplées, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie et les Etats-Unis, sont gouvernées par des leaders qui proclament être la représentation exclusive du peuple, et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux y sont considérés comme des traîtres. Mes recherches ont montré très clairement que des gouvernements illibéraux comme ceux de la Turquie, de la Hongrie ou du Venezuela ont détruit des démocraties. C’est aussi la menace qui pointe en Pologne.
    On a longtemps cru, comme le disaient les politologues des années 1990, que, quand un pays atteignait un PIB au-dessus de 13 000 euros par an, la démocratie y était définitivement assurée et que les citoyens ne voteraient plus pour un homme fort. On voit aujourd’hui que la popularité des populistes grimpe partout. C’est sans précédent. Voilà pourquoi je dis que le système de gouvernement des démocraties, qui est longtemps apparu remarquablement stable, est aujourd’hui menacé.

    Qu’est-ce qui a donc changé depuis l’après-guerre pour expliquer ce basculement ?
    Le premier facteur qui explique cette dérive, c’est la stagnation du standard de vie. Lors des « trente glorieuses », les citoyens voyaient les répercussions de la croissance économique sur leur niveau de vie, et ils étaient confiants dans l’idée que la vie de leurs enfants serait meilleure que la leur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la plupart des gens ne sont pas beaucoup plus riches que leurs parents et ils craignent que leurs enfants soient plus pauvres.
    Vous estimez que les changements culturel et démographique ont aussi bouleversé les perceptions politiques.
    La plupart des sociétés démocratiques ont été fondées sur la base d’une identité nationale homogène. Avec les vagues d’immigration, beaucoup de citoyens ont commencé à comprendre qu’ils vivaient dans une société multiethnique et ont changé leur point de vue sur ce que c’est d’être français, anglais ou allemand. Or, une fraction importante de la population a peur des changements culturels induits par l’arrivée des migrants et s’y oppose.
    Enfin, Internet et l’utilisation massive des réseaux sociaux ont réduit l’avantage structurel que les élites économiques et politiques ont sur le peuple, celui du contrôle de ce qui est important et de quoi on doit discuter. Si on additionne la stagnation économique, la peur du futur et l’opposition à l’immigration, et cette capacité à mobiliser rapidement la colère permise par les réseaux sociaux, on a un cocktail très dangereux.
    Mais les réseaux sociaux n’ont-ils pas aussi redynamisé le débat public ?
    Ils ont un double effet. D’abord celui d’enlever le monopole des opinions aux élites. Si on regarde le fonctionnement des grands journaux télévisés, il y a quinze ans, les rédactions repéraient ce qui se passait dans le monde, décidaient quel thème devait faire la « une » et les gens discutaient de ce qu’ils avaient vu au journal télévisé. Les rôles sont aujourd’hui inversés. Les gens se tiennent au courant de ce qui se passe dans le monde sur Facebook et sur Twitter, et les thèmes dont ils parlent le plus font un sujet au « 20 heures ».
    Deuxième changement majeur, c’est l’organisation de la protestation. Jusqu’à récemment, elle était organisée par un parti politique ou un syndicat qui lançait un appel avec une date, un lieu de la protestation et préparait des autocars pour amener les manifestants. Aujourd’hui, vous pouvez voir un événement appelé de manière chaotique et spontanée sur Facebook déboucher sur une mobilisation virale. Cela pose des questions nouvelles aux gouvernants parce que, s’ils savent mener une négociation avec un syndicat en colère, ils n’ont aucune idée de comment gérer une mobilisation horizontale et sans leader.

    Comment analysez-vous le mouvement des « #gilets_jaunes » ?
    C’est un mouvement horizontal et spontané, sans définition politique claire qui a commencé en agrégeant des gens de droite, de gauche ou apolitiques. Mais après un certain temps, les craintes que j’avais nourries les premiers jours du mouvement se sont réalisées : la logique du mouvement est très clairement celle des forces populistes. On le voit dans le rejet du système politique, dans l’affirmation de parler pour tout le peuple et le fait qu’ils ne reconnaissent aucune légitimité aux autres acteurs politiques – partis, syndicats, élus, gouvernement. Je trouve que cette rhétorique qui affirme qu’on peut menacer les membres du gouvernement ou détruire la propriété publique parce que « nous sommes le peuple » est particulièrement inquiétante.

    Mais ce mouvement n’est-il pas une réaction contre les excès du libéralisme et l’impression que les gouvernements ignorent la volonté populaire ?
    Certainement. Comme avec tous les mouvements populistes, il faut à la fois analyser les raisons du mécontentement populaire et reconnaître que dans beaucoup de cas, elles sont légitimes. Il y a un vrai problème avec le niveau de vie de la majorité des Français. Des gens qui ont moins de 1 500 euros par mois net ont de bonnes raisons d’être en colère.

    Dans le même temps, il faut être clair sur le fait que ce type de mouvement n’apporte pas de solution et qu’il est inquiétant. La différence par rapport à la Ligue de Salvini ou le Fidesz d’Orban, c’est qu’il n’est pas sûr que les « gilets jaunes » sauront se transformer en force politique formelle. Il est donc probable que ce mouvement disparaisse de la même manière qu’il est apparu. Mais il aura montré à quel point une grande partie des Français sont prêts à accorder leur confiance à un mouvement populiste.

    Vous affirmez que la stagnation économique des pays occidentaux affaiblit la crédibilité des politiques. Pourquoi ?

    Les Français ont tendance à se raconter une histoire triomphaliste de la démocratie du fait de la place de la Révolution française dans l’imaginaire collectif. L’idée que les valeurs de la démocratie libérale ont une portée universelle est prégnante dans le discours national. Je crois pourtant, qu’ici comme dans les autres pays européens, on sous-estime la stabilité que la croissance économique a donnée au système démocratique.
    Dans les années 1970, le niveau de vie moyen des Français était globalement le double de celui d’un citoyen soviétique par exemple. Il y avait donc des raisons concrètes pour lesquelles ils disaient préférer la démocratie. Cette supériorité économique n’existe plus : pour la première fois en 2019, l’économie des pays autocratiques comme la Chine va dépasser celle des pays européens. Nous sommes peut-être en train de vivre la perte de légitimité des idéaux démocratiques et la montée d’une demande de pouvoir autoritaire.