Sur la route migratoire entre l’Algérie et l’Espagne, une hausse effrayante des naufrages
Par Marlène Panara Publié le : 31/12/2024 Dernière modification : 02/01/2025
D’après l’ONG espagnole Caminando Fronteras, plus de 500 personnes sont mortes en 2024 sur la route migratoire menant de l’Algérie à la péninsule ibérique ou à l’archipel des Baléares. Des chiffres qui font de ce passage en mer Méditerranée la deuxième route la plus meurtrière pour l’Espagne, derrière celle des Canaries.
Youssef* connaissait bien la mer. Le jeune Algérien de 26 ans a plusieurs fois été pêcheur, et était bon nageur. Il a aussi été saisonnier sur le littoral algérien. Cette nuit de fin novembre, lorsqu’il a embarqué avec 12 autres personnes dans un petit bateau à moteur sur une plage d’Alger pour gagner l’Espagne, « il avait conscience des risques qu’il prenait », assure sa cousine qui préfère garder l’anonymat. « Mais il avait tellement de copains qui étaient partis comme ça et qui avaient réussi … » Mais Youssef n’arrivera jamais à Alicante, sa destination. Après cinq kilomètres seulement en mer, son embarcation prend l’eau. S’ensuit une altercation avec le conducteur du bateau, qui finit par se renverser. « Tout le monde est tombé à l’eau, y compris une famille avec une enfant de 6 ans et un bébé », raconte sa cousine. Les gardes-côtes algériens sont prévenus, mais la localisation du naufrage n’est pas la bonne. Les naufragés, qui n’ont pas de gilet de sauvetage, attendent près de six heures en pleine mer. Youssef fait grimper la petite fille sur un bidon d’essence. Lorsqu’un groupe de jeunes, prévenus de leur départ, parvient finalement à les retrouver, il est trop tard. Le bébé et sa mère sont retrouvés morts. Youssef et deux autres passagers sont portés disparus.
Ce naufrage est loin d’être un cas isolé. Sur cette route migratoire qui relie l’Algérie à l’Espagne, les drames sont « de plus en plus fréquents », et « des cadavres apparaissent sur la côte [espagnole] plusieurs jours après [...] que les secours ont été alertés », indique la Garde civile dans un document consulté par le média Levante. D’après le dernier rapport de l’ONG Caminando Fronteras publié le 26 décembre, au moins 517 personnes sont mortes sur cette voie en 2024. Elles étaient 464 en 2022, et 191 en 2021.
Cette année aussi, 26 embarcations ont « totalement disparu » en mer, avec tous leurs passagers. Des chiffres qui font de ce passage en Méditerranée la deuxième route la plus meurtrière pour l’Espagne, derrière celle des Canaries. Empruntée depuis plusieurs années par les candidats à l’exil, cette voie s’est réellement consolidée depuis 2021, affirme Caminando Fronteras. Les passagers déboursent entre 2 000 et 4 000 euros, parfois plus, pour effectuer ce trajet à bord de petits bateaux à moteurs de 60 à 140 chevaux, totalement inadaptés à ce type de traversées en pleine mer. En 2024, 13 952 migrants ont été comptabilisés sur cette voie.
Les candidats au départ embarquent depuis Oran, Mostaganem, Tipaza ou Alger et naviguent en direction du sud de la péninsule ibérique. Ils sont parfois secourus au large d’Almeria, Carthagène, Murcie ou Alicante. Mais depuis 2022, la route algérienne se déplace de plus en plus à l’est, en direction des îles Baléares, une zone moins surveillée. Le 29 décembre, 18 personnes ont atteint l’île de Formentera, et ont été rejointes par 74 migrants arrivés dans trois embarcations distinctes quelques heures plus tard. Depuis le 1er janvier 2024, 5 793 personnes au total ont débarqué aux Baléares, soit 154,3 % de plus que les 2 278 exilés arrivés dans l’archipel en 2023, d’après les chiffres de l’agence de presse espagnole EFE.
Cet itinéraire, moins couvert par les secours, est tout aussi « périlleux », prévient Caminando Fronteras. « Les dangers de cette traversée sont même plus importants en raison des distances plus longues, mais aussi parce qu’il existe un risque élevé de perdre le cap et de se retrouver dans les zones les plus hostiles de la mer Méditerranée ».
Sur cette voie, les profils des « harragas », littéralement « brûleurs de frontières », sont aussi plus vulnérables. Le rapport constate la présence régulière « d’adolescents qui voyagent seuls », et qui cherchent à rejoindre de la famille en Europe. « Pour beaucoup, en France », précise-t-on. Ces mineurs sont habituellement originaires d’Algérie, mais de plus en plus de jeunes subsahariens, syriens, ou palestiniens embarquent, eux aussi, depuis les côtes algériennes. D’après l’ONG espagnole, « près de 40 % des personnes qui s’engagent sur cette route maritime des Baléares proviennent désormais de pays autres que l’Algérie ».
Les jeunes enfants accompagnés de leurs mères sont également de plus en plus nombreux. « Beaucoup d’entre eux étaient précédemment passés par la Libye et la Tunisie avant d’être refoulés dans le désert », précise l’association. Ces dernières années, les embarcations de fortune parties d’Algérie se remplissent souvent de familles entières. En octobre 2021, Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) décrivait ce phénomène comme « une ’harga [migration en français]’ familiale inédite », qui trouve racine dans la morosité économique plombant le pays depuis 2014 et la chute du cours du pétrole.
« En Algérie, il n’y a pas la guerre. Mais le chômage des jeunes, même diplômés, poussent la plupart à partir. Dans ce pays, si vous ne connaissez personne pour vous pistonner, vous n’avez pas d’avenir », explique la cousine de Youssef. « Et quand vous voyez que la plupart des gens que vous connaissez ont quitté le pays, sont heureux ailleurs et que vous, vous continuez à galérer malgré les années, partir devient votre seul objectif ». « Ici, même les jeunes avec un diplôme ne trouvent pas de travail, et ils s’ennuient », avait également confié en mai dernier Kenza, dont le frère originaire de Tizi Ouzou avait disparu en mer. « Hamza disait que la vie en Algérie, c’était fatigant. Alors quand il est entré à l’université de sociologie, il a rapidement fait des demandes de visa étudiant. À chaque fois, elles ont été refusées ». Youssef avait lui aussi d’abord envisagé de partir de chez lui « dans les règles », sur les conseils de sa famille. Le jeune homme avait fait des demandes de visa pour l’Union européenne, le Canada et le Royaume-Uni. Mais, comme Hamza, aucune ne lui a été accordée. Aujourd’hui, la mère de Youssef « pense qu’il est en prison en Espagne ». « On ne lui a pas dit ce qu’il s’était vraiment passé, car elle a une santé très fragile », confie sa cousine. Tous les jeunes du quartier, en revanche, ont appris la mort de Youssef et des autres passagers. « Le lendemain du drame, beaucoup embarquaient à leur tour dans un bateau ».