Wilfried Lignier est allé là où les tout-petits font société

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  • « Prendre » : Wilfried Lignier est allé là où les tout-petits font société
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    Quel parent n’a pas éprouvé, en refermant la porte de la crèche dans laquelle il venait de déposer son enfant, ce petit malaise passager qui tient au caractère irréel du lieu ? Hors de la société, pourrait-on dire, et doublement. La crèche ressemble d’une part à une bulle protégée des vicissitudes de la vie ordinaire. Elle paraît d’autre part tout occupée à pacifier des ­conflits qui, vus à hauteur d’adulte, semblent parfois naître de pulsions naturelles erratiques plutôt que de motifs explicables.

    Fuck #paywall, est-ce qu’à tout hasard, quelqu’un ne l’aurait-il pas vu traîné somewhere dans les tréfondeurs du l’internet ?

    • « Prendre » : Wilfried Lignier est allé là où les tout-petits font société

      Pour son nouvel essai, le sociologue a longuement observé, en crèche, comment les enfants saisissent, prêtent, donnent… et reproduisent les inégalités.

      Par Gilles Bastin Publié le 07 février 2019 à 09h00 - Mis à jour le 07 février 2019 à 09h00

      Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, de Wilfried Lignier, Seuil, « Liber », 328 p., 24 €.

      Quel parent n’a pas éprouvé, en refermant la porte de la crèche dans laquelle il venait de déposer son enfant, ce petit malaise passager qui tient au caractère irréel du lieu ? Hors de la société, pourrait-on dire, et doublement. La crèche ressemble d’une part à une bulle protégée des vicissitudes de la vie ordinaire. Elle paraît d’autre part tout occupée à pacifier des ­conflits qui, vus à hauteur d’adulte, semblent parfois naître de pulsions naturelles erratiques plutôt que de motifs explicables.

      Cette étrangeté fait obstacle au regard de la sociologie. Elle force à observer les faits et gestes des plus petits, à écouter des histoires que les adultes qualifient d’enfantillages. Tout le contraire des grandes questions de société à propos desquelles débattent les sociologues. De plus, ce qui se passe dans ce lieu où tout semble être réduit à sa fonction (tapis plastifiés, chaises et tables minuscules, cubes de couleur et livres en carton…) est de l’ordre de la pratique la plus élémentaire et répétitive, de l’acte à l’état brut. Encore une raison de s’en éloigner si l’on aspire à écrire des choses profondes sur la société ?
      Un apprentissage capital

      C’est tout le contraire pour Wilfried Lignier. Après des travaux consacrés à la désignation par la société d’enfants dits « surdoués » (La Petite Noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués, La Découverte, 2012) et aux représentations enfantines de la société et de la politique (L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil, 2017), le sociologue a consacré pour ce livre une année de recherches aux crèches dans lesquelles sont accueillis les enfants de 2 à 3 ans. Plus précisément, à un geste particulier que les enfants accomplissent en ­permanence dans ce type de lieux : celui de prendre (des objets ­principalement) et par la suite de donner ce que l’on a pris, de le garder ou de l’échanger.
      Lire aussi Les tout-petits ont le sens de la justice

      Pour le sociologue, la crèche est un « domaine du prenable » : on y apprend avant tout à prendre. Et cet apprentissage, qui demande un effort considérable, est aussi d’une importance capitale pour la société. En apprenant d’abord à désirer ce qui est désirable (voiture ou compote), à s’éloigner de ce qui n’est pas prenable (le doudou d’autrui), à demander avant de prendre ou à donner afin de se faire des alliés (« Tiens », dit-on, un objet à la main, pour entrer en relation), les enfants apprennent en effet tout à la fois les règles des institutions (comme la propriété), l’inégalité (parce que tous ne disposent pas à la maison d’autant de choses prenables qu’il y en a à la crèche) et la hiérarchie des biens culturels (ainsi du livre dont la crèche apprend très vite aux enfants que l’on ne peut le manipuler qu’en présence d’un adulte et lors d’une cérémonie de lecture).
      « L’énergie sociale »

      Wilfried Lignier excelle, dans ce livre fondé sur de fines observations, à faire sentir « l’énergie sociale » qui émane de la crèche et préexiste aux pratiques des enfants qu’elle guide. Cette énergie est le plus souvent canalisée par la crèche elle-même : on y apprend de façon très codifiée qu’il faut partager et comment on doit prendre les choses sans agresser autrui. Mais il s’y joue également d’autres processus sociaux tout aussi formateurs pour les enfants.

      La reproduction des inégalités est de ceux-là. Dans la crèche qu’a étudiée le sociologue cohabitent des enfants de milieu social privilégié, qui disposent à la maison de nombreux objets pour jouer, et d’autres de milieu social défavorisé, qui n’en disposent pas. Leur rapport à la prise est profondément différent. Les premiers semblent moins « inquiets » lorsqu’ils se voient privés temporairement d’un objet qu’ils avaient pris, alors que les seconds manifestent fréquemment une « impatience distinctive » à l’égard des objets, impatience qui les gêne dans ce lâcher-prise qu’est le don, ferment pourtant des alliances et du pouvoir en société : « L’appropriation des choses, note en effet le sociologue, passe pour eux par un volontarisme de tous les instants. »

      La sociologie a encore beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre tout ce qui se joue dans ces premières prises enfantines et le documenter avec plus de matériaux que ceux qui sont fournis dans ce livre. Mais en redonnant de la grandeur aux actes quotidiens et banals des plus petits, en montrant comment, dès la prime enfance, « le geste qui nous porte vers les choses est un geste social », Wilfried Lignier accomplit un pas ­notable dans cette direction.

      Extrait

      « Ce que nous tenons sans aucun doute de la nature, ce qui est irrémédiablement en nous depuis la naissance, c’est un désir générique d’appropriation de ce qui nous entoure. Mais l’intensité de notre tendance à prendre lors de nos premières années d’existence (…), ainsi que la manière dont nous avons ­tendance à procéder au moment même de l’acte, tout cela est forcément ­particulier, c’est-à-dire particularisé par des conditions locales singulières : une époque, un milieu, un moment, une interaction. Les premières prises ne sont dès lors plus envisageables comme une confrontation nature/culture. Elles doivent être analysées comme un processus forcément social de formation de pratiques distinctives à partir d’une tendance générique à s’approprier le monde. » Pages 17-18

      Gilles Bastin (Sociologue et collaborateur du « Monde des livres »)
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