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  • [Enquête-vidéo] - Des bâtons dans les roues
    https://acta.zone/enquete-video-des-batons-dans-les-roues

    Le traitement médiatique dominant à propos des « rodéos » qui accompagne généralement les violences policières (parchoquage) éclipse l’émergence depuis des années d’un sport, le cross bitume et d’une culture urbaine, la Bike life, en criminalisant les victimes de parchoquage. Il masque également le fait que cette pratique policière constitue une des formes récurrentes de mise à mort des jeunes hommes noirs ou arabes. Cette enquête-vidéo donne la parole à de jeunes motards et à des comités qui réclament justice et vérité pour les morts en deux roues tués par la police dans les quartiers populaires. Source : ACTA

  • « D’une aspiration utopique à un programme réalisable » : Entretien avec Kristian Williams sur l’abolition de la police – ACTA
    https://acta.zone/dune-aspiration-utopique-a-une-programme-realisable-entretien-avec-kristian-w

    Dans votre livre, vous évoquez la police comme « l’ennemi naturel de la classe des travailleurs ». Quel est le rôle de la police aux USA dans la répression des mouvements sociaux ?

    Je paraphrasais George Orwell, qui a lui-même envisagé le problème sous deux angles : d’abord en tant que membre de la police impériale en Birmanie, puis en tant que simple ouvrier, clochard et milicien dans l’Espagne révolutionnaire.

    Il est intéressant de noter que James Baldwin – qui apparaît de plus en plus comme l’écrivain américain le plus important – a également décrit la police comme l’ennemi de la population noire, et ce, pour des raisons similaires à celles d’Orwell. Baldwin se préoccupait principalement de la race, et Orwell de la classe, mais ils virent tous deux la police œuvrer contre les aspirations des opprimés et des exploités.

    Dans l’histoire des États-Unis, cela remonte aux patrouilles d’esclaves, puis ça s’est développé simultanément selon des logiques de race et de classe. On le perçoit ainsi dans la répression du mouvement ouvrier, la police jouant les briseurs de grève, espionnant les syndicats, assassinant les responsables syndicaux. Et on observe sensiblement la même chose dans la répression policière du mouvement des droits civiques, puis du mouvement Black Power, et aujourd’hui du mouvement Black Lives Matter.

    Compte tenu de cette histoire, je soutiens que c’est à cela que servent véritablement les forces de police. Leur origine et leur développement ont beaucoup moins à voir avec la criminalité qu’avec la préservation de la répartition des pouvoirs existante – c’est-à-dire la perpétuation des inégalités. Si elles peuvent y parvenir en appliquant la loi, elles le feront ; mais elles le feront tout aussi volontiers en l’enfreignant.

    Vous avez aussi dans votre livre cette formule « Community policing + militarization = counterinsurgensy » (police de proximité + militarisation = contre-insurrection). Pouvez-vous l’expliquer et développer ?

    On pense souvent qu’il faut que la police choisisse entre une approche aimable, éclairée et de proximité, ou une approche militaire plus dure et redoutable. Je pense que c’est une erreur. J’ai constaté dans mes recherches que ces deux tendances se sont toutes deux développées dans les années 60 et 70 en réponse au mouvement social de l’époque, en particulier au mouvement des droits civiques, et qu’elles ont été observées au sein des mêmes services. En creusant, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de deux aspects d’une même stratégie, en réalité d’une transposition de la contre-insurrection sur le plan intérieur.

    La contre-insurrection, qui est véritablement la science de la guerre contre-révolutionnaire, admet l’utilisation d’une puissance de feu supérieure [à celle des ennemis], mais elle prend en considération que celle-ci ne sera jamais suffisante pour pacifier une société inégalitaire. La dimension politique est plus importante que la dimension militaire, et les gouvernements doivent par conséquent gagner la légitimité et le soutien de la population, s’ils veulent assurer leur capacité à gouverner.

  • 20 août 1998 : Clinton bombarde une usine pharmaceutique au Soudan – ACTA
    https://acta.zone/20-aout-1998-clinton-bombarde-une-usine-pharmaceutique-au-soudan

    Les États-Unis soutenaient que l’installation d’Al Shifa était connectée à Oussama Ben-Laden et l’aidait à se procurer des armes chimiques. Lorsqu’il devint clair que cela était faux et que l’usine ne produisait que des médicaments, l’administration US à bloqué l’enquête de l’ONU sur l’incident. Les États-Unis ne se sont jamais excusés ni n’ont jamais payé aucune compensation pour ce crime.

    L’usine Al Shifa était spécialisée dans les traitements contre le malaria et la tuberculose ainsi que dans les médicaments vétérinaires. Werner Daum, ambassadeur allemand au Soudan de 1996 à 2000 écrivit dans un article que l’attaque « provoqua probablement des dizaines de milliers de morts » civils soudanais.

    En 1998 le Soudan faisait face à une situation de grande pauvreté ainsi qu’à de lourdes sanctions, et était donc incapable d’importer des médicaments coûteux pour compenser la destruction de l’usine Al Shifa, qui fournissait des médicaments vitaux à bas prix. Au Soudan, cet incident est largement considéré comme un acte de terrorisme.

  • Mobilisations féministes : contre Darmanin... et tous les autres – ACTA
    https://acta.zone/mobilisations-feministes-contre-darmanin-et-tous-les-autres

    Cette séquence féministe, radicale et salutaire, nous invite ainsi à nous confronter à la question du pouvoir, de ceux qui en bénéficient, et à l’impunité systématique qui y est rattachée. La nomination d’un homme accusé de viol (mais l’on pourrait aussi bien dire : d’un violeur) au gouvernement n’est pas qu’un symbole : elle ne dit pas seulement quelque chose, elle est aussi la perpétuation tout à fait concrète de la culture du viol. La figure publique possède en effet un rôle symbolique fondamental, encore plus lorsqu’il s’agit de ceux qui nous gouvernent : elle porte en elle les aspirations et les traits forts de ce qu’elle représente. Avec l’accès de Polanski ou Darmanin à des nominations parmi les plus prestigieuses de leurs domaines respectifs (politique, culturel), c’est bien la culture du viol elle-même qui se retrouve non pas intégrée – elle en est consubstantielle – aux sommets l’État, mais officiellement, ouvertement affichée et légitimée.

    #culture_du_viol

  • Les déboulonneurs de statues n’effacent pas l’histoire, ils nous la font voir plus clairement | Enzo Traverso
    https://acta.zone/enzo-traverso-les-deboulonneurs-de-statues-neffacent-pas-lhistoire-ils-nous-l

    Dans le sillage du mouvement global contre le racisme et les violences policières né en réaction au meurtre de George Floyd par un policier blanc de Minneapolis, de nombreuses statues symbolisant l’héritage de l’esclavage et de la colonisation ont été prises pour cible un peu partout dans le monde. En France l’actualité a ainsi été marquée ces derniers jours par l’action menée par la Brigade Anti-Négrophobie contre la statue de Colbert devant l’Assemblée Nationale. Dans cet article, traduit du site Jacobin, Enzo Traverso soutient que la vague iconoclaste à laquelle nous assistons, loin de nier le passé, est au contraire porteuse d’une « nouvelle conscience historique » qui vise à libérer le passé du contrôle des oppresseurs. Source : Jacobin via (...)

  • Communiqué d’ACTA – ACTA [un communiqué.... sans titre, à propos d’une agression sexuelle finalement suivie d’exclusion.]
    https://acta.zone/communique-dacta

    Au mois d’avril, nous avons été alerté.e.s d’une agression sexuelle commise par l’un de nos membres il y a plusieurs années. Il nous était demandé de procéder à son exclusion. Cette personne a donc été exclue de nos rangs, et ne participe plus à aucun de nos espaces d’organisation, réels ou virtuels.

    Bien que les faits aient eu lieu avant la création de notre collectif, certains membres avaient eu vent de rumeurs les concernant. Nous aurions dû, a minima, contacter la victime et ne pas s’en tenir, pour ceux qui en avaient écho, aux informations contradictoires ou à la disqualification des faits qui circulaient alors. Nous lui présentons donc nos excuses pour l’avoir contrainte à prendre l’initiative de la démarche.

    Un travail de fond sur les dynamiques sexistes et patriarcales qui créent les conditions de ces agressions et du silence qui les entourent est également en cours au sein de notre collectif, et nous espérons pouvoir collectivement avancer vers la construction d’espaces où ces agressions ne sont pas seulement dénoncées mais rendues impossibles. 

    Nous affirmons notre solidarité avec toutes les victimes d’agressions sexuelles, et remercions la victime pour la démarche qu’elle a entreprise, qui nous a rappelé combien il nous reste à faire et à apprendre pour que cessent ce type d’agressions dans nos milieux.

    "remercions la victime". Une formulation dénuée de tout scrupule qui renvoie à la position de « victime » une camarade qui a fait ce qu’il fallait pour s’y soustraire. Une formulation... agressive.

    Ce qui n’est pas dit c’est que cette décision d’Acta est le fruit d’un rapport de force exercé sur ce groupe. Il aura fallu plus de deux mois de pression de divers collectifs, groupes militants et lieux collectifs pour que Acta finisse par faire ce qui était exigé par la personne agressée et les groupes qui se sont solidarisé avec elle : nommer les faits sans circonvolutions (agression sexuelle) et exclusion publique.
    Une exception à la règle puisque comme l’on sait de tels actes restent bien souvent sans conséquences (dénégations, usage d’une « présomption d’innocence » étendue à loisir, injonction à utiliser une procédure pénale dont on connaît le peu d’efficacité en la matière).

    #ACTA #femmes #agression_sexuelle #militantisme #machisme #exclusion

  • Thread by G_Ricordeau : Qq textes en francais sur l’ #AbolitionDeLaPolice et/ou les mouvements pour l’abolition (USA ou ailleurs) : (merci de completer :) ITV de Mag…
    https://threadreaderapp.com/thread/1273631208593735685.html?refreshed=1592941280

    Qq textes en francais sur l’ #AbolitionDeLaPolice et/ou les mouvements pour l’abolition (USA ou ailleurs) : (merci de completer :)

    https://www.vice.com/fr/article/g5pvaq/un-futur-sans-police-est-il-possible

    https://rebellyon.info/A-quoi-ressemblerait-un-monde-sans-22413

    https://www.jefklak.org/tout-le-monde-peut-se-passer-de-la-police

    https://iaata.info/Coalition-pour-l-Abolition-de-la-Police-en-fRance-4312.html

    https://theconversation.com/peut-on-abolir-la-police-la-question-fait-debat-aux-etats-unis-1404

    https://acta.zone/les-violences-policieres-ne-sont-quune-partie-des-problemes-suscites-par-lexi

    https://basse-chaine.info/?Comment-empecher-les-flics-de-tuer-315

    http://blog.ecologie-politique.eu/post/Faut-il-abolir-la-police

    https://www.bastamag.net/police-violences-racisme-bavures-abolitionnistes-Black-Lives-Matter-IGPN-I

    https://www.revolutionpermanente.fr/Etats-Unis-Lutter-pour-l-abolition-de-la-police-c-est-lutter-po

    https://www.lautrequotidien.fr/new-blog/2020/6/17/oui-nous-voulons-littralement-abolir-la-police-parce-que-la-rforme-n

    https://paris-luttes.info/police-mesures-reformistes-ou-14138?lang=fr

    https://www.noprisons.ca/voices/un-futur-sans-flics

    https://lundi.am/Manifeste-pour-la-suppression-generale

  • Une ZAD au coeur de Seattle : entretien avec Gwenola Ricordeau
    https://acta.zone/une-zad-au-coeur-de-seattle-entretien-avec-gwenola-ricordeau

    Depuis le 8 juin, une « zone autonome » a été établie en plein coeur de Seattle, dans le sillage du mouvement contre le racisme et les violences policières qui touche les États-Unis suite au meurtre de George Floyd. Alors que ce 20 juin des informations font état de la mort d’un Afro-Américain de trente ans tué par balles à l’intérieur de la CHAZ, nous publions un entretien avec Gwenola Ricordeau qui s’est rendue sur place et a répondu à nos questions : elle décrit le fonctionnement de la zone, sa composition sociale, les activités et discussions politiques qui s’y déroulent. Cet entretien permet de saisir de l’intérieur les réalités et les enjeux d’une expérimentation locale dont la résonance traverse les frontières et qui s’inscrit dans un mouvement de révolte historique. Source : (...)

  • Ramasser de plus belle – ACTA
    https://acta.zone/ramasser-de-plus-belle

    Les femmes ont tendance à avoir des taches prédéterminées dans la plupart des cas qui sont généralement les moins physiques, comme la cueillette des tomates. Et cela, bien que nécessaire, ne leur suffit pas et elles doivent en faire d’autres, plus dures. Par exemple, ça m’est arrivé de voir des femmes âgées en surpoids nettoyer et porter un chariot très lourd. Les femmes sont aussi celles qui s’entraident le plus entre elles et qui s’entendent le mieux avec tout le monde. Après, pour elles comme pour nous, les tâches les plus fatigantes dépendent aussi de la monotonie et de la répétition du travail, qui sont très fatigantes mentalement. Il y par exemple certains emplois pour lesquels vous êtes tout le temps tout seul. Après, il y a beaucoup de femmes parce que dans leur pays d’origine, elles se sont consacrées à l’agriculture et parce que dans le travail agricole, la cueillette, c’est l’un des moins fatigants physiquement. En plus pour celles qui ont des enfants, elles n’ont pas d’autre choix que de s’en occuper, même si elles doivent perdre leur travail et leur salaire de la journée, car les pères s’occupent très rarement des petits.

  • « Les violences policières ne sont qu’une partie des problèmes suscités par l’existence de la police »
    https://acta.zone/les-violences-policieres-ne-sont-quune-partie-des-problemes-suscites-par-lexi

    À l’heure où des manifestations massives animent les États-Unis contre les violences policières racistes, résonne le slogan « abolish the police ». En France, les revendications autour de la police visent en général davantage l’arrêt de certaines pratiques policières (clé d’étranglement, plaquage ventral, contrôles au faciès, etc.) que l’abolition de l’institution policière elle-même. Nous avons sollicité Gwenola Ricordeau, professeure assistante en justice criminelle à la California State University, Chico, auteure de "Pour elles toutes. Femmes contre la prison" (Lux, 2019) pour nous éclairer sur cette revendication et ses implications concrètes. Source : (...)

    • En général, on trouve parmi les propositions réformistes – dont l’argumentation est très bien démontée par le groupe abolitionniste états-unien Critical Resistance – une meilleure formation des policiers. Cette proposition est problématique car elle contribue à développer les budgets qui leur sont alloués et la recherche tend à prouver que la formation des policiers n’a pas beaucoup d’effets sur la réalité de leur travail, mais surtout cela peut contribuer à renforcer leur sphère d’activités. L’exemple le plus souvent utilisé aux États-Unis est celui de la formation des policiers à la prise en charge des personnes ayant des troubles psychiques. C’est un enjeu important car ces personnes sont surreprésentées parmi les victimes de crimes policiers et de plus en plus de forces de police forment leurs personnels aux contacts avec ces personnes. Le problème, c’est que de plus en plus, plutôt que de faire appel à des personnels de soins ou à des membres de la communauté qui auraient des ressources à apporter lorsqu’une personne se met en danger ou met en danger autrui, il y a l’appel à la police. C’est évidemment le même type de questions que pose, par exemple, le fait de former davantage les policiers à l’accueil des femmes victimes de violences.

  • Brésil : mémoires ruinées et survie – ACTA
    https://acta.zone/bresil-memoires-ruinees-et-survie

    Le Brésil est désormais le nouvel épicentre de l’épidémie de Covid-19 avec une aggravation dramatique de la situation sanitaire et une augmentation inquiétante du nombre de décès. Dans l’article qui suit, Alexis Munier-Pugin et Victor Bastos éclairent la gestion criminelle de cette épidémie par le gouvernement de Jair Bolsonaro : minimisation voire négation de sa gravité, priorité absolue de la croissance économique sur la santé et la préservation de la vie, mépris des mesures de confinement, sous-évaluation des chiffres. Le Brésil n’effectue que 4 300 tests pour 1 million de personnes (contre 87 000 pour l’Espagne, et 64 000 pour l’Italie, à titre de comparaison), tandis que les autorités ont officiellement permis l’inhumation et la crémation des cadavres sans certificat de décès.

    L’article s’intéresse ensuite au révisionnisme historique qui caractérise le bolsonarisme, en particulier sa réhabilitation ouverte de la dictature militaire et son rapport mythologique au passé colonial, afin d’en identifier la cohérence stratégique. De la persécution des indigènes par les colons européens à celle des opposants sous la dictature jusqu’au régime actuel, une continuité nécropolitique : effacer les traces, faire disparaître les corps.

  • Micrologies policières et crise de régime. Sur Gazer, mutiler, soumettre de Paul Rocher
    https://www.contretemps.eu/violences-policieres-crise-regime

    Tailler dans la chair. Choquer les esprits. Marquer à jamais des vies. De quoi la brutalisation croissante du maintien de l’ordre est-elle le nom ? Que se cache-t-il derrière la diffusion d’abord et l’usage massif ensuite d’armes dites non létales de la part de la police et de la gendarmerie ? Comment expliquer la nouvelle escalade de ces crimes d’État depuis quelques temps dans l’espace public français ? De quelle façon éclaircir la couverture épaisse d’enfumage idéologique qui l’entoure ?

    Le livre sort aujourd’hui, et donc :

    Cet article a été rédigé avant le début du grand mouvement états-unien et international déclenché par l’assassinat de George Floyd.

    #maintien_de_l'ordre #violences_policieres #armes_non-létales

    • Violences policières : “Le ministère de l’Intérieur organise l’opacité sur le nombre de blessés”
      D’abord expérimentées dans les colonies et les quartiers populaires, banalisées aujourd’hui, les armes "non létales" aggravent les violences policières.
      Interview de Paul Rocher par Olivier Tesquet autour du livre : Gazer, mutiler, soumettre aux éditions la fabrique :

      https://www.telerama.fr/idees/violences-policieres-le-ministere-de-linterieur-organise-lopacite-sur-le-no

      Elles sont censées neutraliser et irriter plutôt que tuer, et font exploser le nombre de blessures irréversibles… Dans un essai percutant, “Gazer, mutiler, soumettre”, en librairie le 5 juin, l’économiste Paul Rocher examine la généralisation de l’utilisation des armes dites non létales par les forces de l’ordre. Plaidant pour un contrôle citoyen de l’équipement de la police.

    • POLITIQUE DE L’ARME NON LÉTALE
      https://acta.zone/politique-de-larme-non-letale-entretien-avec-paul-rocher

      Les noms de George Floyd et d’Adama Traoré ont récemment remis en avant la question des violences et des crimes policiers des deux côtés de l’Atlantique. Ils ont aussi conduit à s’interroger sur les méthodes qu’emploient les forces de l’ordre dans nos démocraties néolibérales. C’est à cela que s’attache Paul Rocher dans un livre qui paraît aujourd’hui aux éditons La fabrique, et en particulier à la croissance affolante de l’usage des armes dites non létales dans nos démocraties occidentales. Retraçant la généalogie coloniale de ces armes, il montre combien l’extension progressive de son usage à quasiment l’ensemble de la population correspond au type spécifique d’hégémonie induit par les régimes néolibéraux. Pour autant, il montre aussi combien l’autodéfense populaire qui circule des luttes des banlieues aux Gilets jaunes en passant par la ZAD et le cortège de tête esquisse la possibilité d’un front dont le mot d’ordre pourrait être le « contrôle populaire de l’armement ».

      Dans ton livre tu pointes un paradoxe apparent de la catégorie d’« arme non létale » : le fait que le caractère « non létal » de ces armes est loin d’être assuré. Tu soulignes également que la présentation de l’« arme non létale » comme incapacitante mais non meurtrière encourage leur utilisation démesurée par les forces de police. Pourquoi alors avoir décidé de consacrer un ouvrage spécifiquement à ce type d’arme – en d’autres termes, pourquoi n’avoir pas écrit une « politique de l’arme » tout court ?

      Depuis l’irruption des Gilets Jaunes la question des violences policières ne cesse d’alimenter le débat public. Le journaliste David Dufresne a recensé plus de 800 blessés, dont plus de 300 à la tête, deux décès, 25 éborgnés, 5 mains arrachées, et le chiffre réel est sans doute plus élevé. Ces blessures ont été infligées par des armes non létales, dont l’utilisation a explosé ces dix dernières années. Pour prendre un exemple des statistiques mobilisées dans le livre, en 2018 les forces de l’ordre ont tiré environ 480 fois plus sur des manifestants qu’en 2009 pour atteindre le chiffre extrêmement élevé de 19 071 tirs sur des civils. Inversement, d’autres armes comme le pistolet ne font en principe pas partie de l’arsenal du maintien de l’ordre et leur utilisation est relativement stable sur la même période. Il y a donc une spécificité des armes non létales.

      Récemment, nous avons vu l’augmentation d’articles de presse mettant en cause des membres individuels des forces de l’ordre sur la légalité d’un tir, la proportionnalité de certains coups de matraque ou la nécessité d’envoyer massivement du gaz lacrymogène dans une situation donnée. La documentation de ces phénomènes est évidemment très importante mais elle reste à la surface d’un phénomène plus profond. L’objectif de Gazer, mutiler, soumettre est d’expliquer la logique profonde qui anime l’escalade de la violence par armes non létales. Pour faire cela j’ai appliqué la théorie de l’arme à un ensemble de données statistiques et qualitatives. Cette théorie postule d’interroger dans quelle mesure les caractéristiques propres d’un outil ont des implications sur l’action dont il est le moyen. Dans cette perspective, une arme n’est pas seulement un moyen rendant possible la poursuite d’un but, c’est aussi une contrainte qui pèse sur cette poursuite. Dans le livre je montre comment la qualification de « non létal » mène à la brutalisation du maintien de l’ordre. Au passage le mythe d’un instrument technologique garantissant un maintien de l’ordre plus humain vole en éclats. Donc une idée centrale est la suivante : La disponibilité des armes non létales conduit les forces de l’ordre à frapper, à gazer et à tirer davantage et plus vite.

      D’ailleurs, tout au long du livre tu insistes sur le fait qu’étudier les armes non létales permet de mettre en lumière « l’autonomie relative des forces de l’ordre. » Qu’entends-tu par là et qu’est-ce que cela implique dans notre rapport à l’État ? En quel sens ce type d’arme influe-t-il sur les comportements policiers ?

      Dans la mesure où l’arme non létale façonne le comportement de son utilisateur les actions de ce dernier ne peuvent pas être pleinement comprises sous angle exclusif de l’exécution des ordres. Dans le débat public les violences policières ont souvent été imputées au gouvernement qui aurait donné les ordres. Ces analyses sont justes mais n’épuisent pas la question. En réalité, et c’est assez bien étudié, les forces de l’ordre disposent d’une marge de manœuvre propre dans l’exécution des ordres. Et cela est d’autant plus le cas lorsque les forces de l’ordre assurent des interventions complexes et peu prévisibles comme à l’occasion des manifestations et savent que des sanctions en cas de violences documentées sont rares.

      On sait aussi que membres des forces de l’ordre ne sont pas des citoyens modèle, ils sont imprégnés de conceptions stéréotypées qui peuvent avoir des conséquences considérables. Herbert J. Gans, ancien président de la prestigieuse American Sociological Association , insiste sur une sorte de prophétie auto réalisatrice policière : l’anticipation de révoltes par les policiers augmente d’autant leur niveau de violence. Dans cette lignée, la sociologie de la police a identifié un autre phénomène important, à savoir que le niveau de violence employé par la police varie en fonction de son public.

      Dans le premier chapitre, tu reviens sur les origines militaires (et donc aussi coloniales) des armes non létales. En quoi l’apparition et la généralisation de ce type d’arme relèvent-elles également d’un choix tactique des forces colonisatrices – et non, comme cela est parfois présenté, par un souci éthique ? Comment le passage de ces armes « non létales » des colonies aux métropoles a-t-il été géré par les forces répressives ?

      Pendant la Première guerre mondiale les armes chimiques, dont le gaz lacrymogène, sont utilisées pour la première fois à grande échelle, et cela notamment dans le cadre de la guerre des tranchées pour asphyxier ou contraindre les soldats ennemis de sortir des tranchées pour mieux pouvoir les abattre. Rien de très éthique et les soldats en gardent un souvenir terrible qui décrédibilise cette arme. En 1925, le gaz lacrymogène sera interdit en guerre. Par contre, la domination coloniale n’étant pas considérée comme un conflit militaire entre deux puissances souveraines le recours au gaz lacrymogène s’y développe, notamment pour faire face au développement des insurrections anticoloniales. Winston Churchill vantait les mérites de cette arme pour répandre une « terreur salutaire » auprès des peuples colonisés. A nouveau, ce n’est pas le souci étique qui guide le choix de l’arme mais son efficacité politique.

      Dans les pays les plus riches les armes non létales font leur retour opérationnel au cours des années 1960. A l’époque, en France mais aussi dans d’autres pays comme les États-Unis les mobilisations populaires s’intensifient et placent les gouvernements devant une contradiction : Comment éviter de céder politiquement sans pour autant tuer des personnes, ce qui décrédibiliserait fortement le soutien à l’ordre établi ? La réponse se trouve dans le développement d’armes non létales. Les fabricants d’armes commencent à commercialiser de nouveaux types de gaz lacrymogène et de nouvelles armes comme le pistolet à impulsion électrique et les fusils à balles en caoutchouc qui vont rapidement causer des morts aux États-Unis, en Irlande ou en Palestine.

      Les armes que les forces de l’ordre utilisent aujourd’hui ont été mis en place à partir des années 1990. Sans entrer dans les détails du livre, l’histoire des armes non létales nous renseigne que leur développement répond toujours à une crise du maintien de l’ordre établi.


      Nnoman / Collectif Oeil

  • Espace urbain et distanciation sociale
    https://acta.zone/espace-urbain-et-distanciation-sociale

    Cet entretien avec Stefan Kipfer a été réalisé au beau milieu du confinement. Un an après la publication de son livre « Le temps et l’espace de la décolonisation. Dialogue entre Frantz Fanon et Henri Lefebvre », édité par Eterotopia France, on a voulu revenir sur certaines de ses idées et hypothèses pour interroger le présent et développer des pistes d’analyse concernant la manière dont la crise actuelle investit la production de l’espace urbain. Source : ACTA

    • [...] On pourrait dire, pour retourner très vite au passé, que l’influence hygiéniste dans la période haussmannienne du XIXème siècle et dans la période fonctionnaliste à partir des années 1930, a renforcé l’aspect contre-révolutionnaire de ces deux moments de l’urbanisme moderne. Cet urbanisme a répondu à la fois aux mouvements révolutionnaires des classes populaires en métropole et aux mouvements qui essayaient de résister au colonialisme dans les colonies pour après se transformer en mouvements pour l’indépendance au XXème siècle.

      L’hygiénisme transforme une analyse médicale et sociale des conditions de santé des habitants en idéologie sanitaire qui considère que les classes subalternes et les peuples colonisés sont des éléments pathogènes, notamment quand ils se concentrent dans leur habitats géographiques « naturels » (la foule, les taudis, les faubourgs, les bidonvilles, les banlieues etc.). L’hygiénisme comme idéologie sanitaire comporte donc un déterminisme spatial qui propose que la forme urbaine serait la cause des problèmes sociaux, ce qui amène à des solutions spatiales qui essaient avant tout de séparer les classes dominantes (ou bien les administrateurs coloniaux) des classes populaires ou bien des peuples colonisés. Souvent ces stratégies essaient aussi de dissoudre l’habitat populaire. Si on regarde l’histoire de certains instruments d’intervention d’aménagement – le zonage, l’aménagement des parcs métropolitains, la méthode de la coulée verte – on voit bien comment l’urbanisme moderne est influencé par l’idéologie sanitaire hygiéniste.

      À plusieurs moments de l’histoire moderne de l’urbanisme on voit que ces interventions comprennent une volonté de disperser ou de déconcentrer les classes populaires. Ceci a amené à la production de la banlieue standardisée au milieu du XXème siècle et à l’ urban sprawl (l’étalement urbain), accentué depuis deux générations. L’étalement urbain prend des formes très différentes selon les régions, mais il est devenu une tendance à l’échelle mondiale depuis les années 1980. Il est une force qui a contribué à la destruction des habitats écologiques et à la création d’une situation structurelle favorable à la circulation des virus, des pathogènes et des pandémies16. La première conclusion à tirer est que n’importe quelle stratégie visant à dédoubler la déconcentration de la population aura certainement pour effet de renouveler les conditions qui ont contribué à la production accélérée de pandémies depuis la deuxième moitié du vingtième siècle.

      Espace urbain et distanciation sociale

      Il est vrai qu’aux États-Unis, au Canada, en France et ailleurs, il y a eu une remontée de la critique de la densité, de la vie urbaine dense et intense17. Certaines de ces critiques reprennent le même déterminisme spatial que l’idéologie sanitaire hygiéniste classique, affirmant en gros que ce n’est pas le virus qui tue, mais la morphologie urbaine. Il y a là un déplacement du regard de l’analyse biomédicale du virus à une manière de stigmatiser la forme urbaine. Ceci est une manœuvre classique dans l’idéologie sanitaire. Et pourtant on sait déjà très bien que la densité démographique, la densité de population n’est pas une explication suffisante pour l’avancée de la pandémie. Les premières études portant sur la Chine et New York City ont bien montré que le taux d’infection est déterminé par les conditions sociales et sanitaires et non par la densité elle-même18.

      En fait, il y a toute une série de pays et de villes qui sont soit aussi denses soit plus denses que Milan, Madrid, Paris, et New York, et qui ont réussi beaucoup mieux que ces villes à maîtriser la pandémie : Taiwan, la Corée du Sud, et, avant tout, Hong Kong19. Ils ont réussi ce coup justement à cause de la qualité de leurs infrastructures sanitaires et grâce à leur capacité de poursuivre des démarches proactives de prévention. Je crois que le cas plus impressionnant, le cas le plus frappant qui nous aide à contrer les critiques vulgaires de la densité est le Kerala20. Le Kerala est un État indien qui est trois fois plus dense que la moyenne indienne. C’est un État qui est très lié au niveau international, avec un pourcentage de travailleurs migrants assez important qui partent et qui retournent au pays. Mais le Kerala a un taux d’infection de coronavirus qui est beaucoup plus bas que la moyenne indienne. Pourquoi ? Le Kerala est géré depuis longtemps par un gouvernement de gauche, qui se voulait communiste à un certain moment mais qui est plus ou moins social-démocrate, qui a construit un réseau décentralisé d’infrastructures sanitaires et qui a donc développé une capacité d’action proactive assez impressionnante. Ceci a permis aux autorités et aux citoyens du Kerala de répondre très rapidement lorsque le premier cas de Covid 19 est arrivé dans cet État fin de janvier. Le Kerala nous montre que la densité n’est pas forcément un problème dans une pandémie. Elle peut même être un atout dans le combat contre la propagation du virus.
      Je crois qu’il y une conclusion importante et générale à tirer de cette discussion de l’idéologie sanitaire. Il ne faut jamais faire l’amalgame entre (1) les conditions sanitaires et médicales concrètes, (2) la morphologie urbaine (la forme physique de l’urbain), et (3) les rapports sociaux et politiques qui influencent à la fois la forme urbaine et les conditions sanitaires. Pour éviter une idéologie hygiéniste sanitaire, il faut toujours faire une distinction analytique entre ces trois aspects de la vie urbaine.

      #Stefan_Kipfer #urbanisme #classes_populaires #hygiénisme #Smart_City #capitalisme_High_Tech #surveillance #capitalisme_de_surveillance #atomisation #individualisation #racialisation #État #luttes #travail_essentiel #reproduction_sociale

  • Un long chemin - Hypothèses pour une autonomie organisée – ACTA
    https://acta.zone/un-long-chemin-hypotheses-pour-une-autonomie-organisee

    De nombreuses analyses à chaud ont déjà été produites sur les origines de la crise sanitaire, sa gestion, ses conséquences pour les classes populaires et la nécessité de s’auto-organiser pour y faire face. Désormais, il est établi que la crise protéiforme, sanitaire mais aussi politique, sociale et économique que nous traversons, est dans son origine, son développement, sa gestion, ses conséquences, proprement capitaliste. Cela se décline à la fois dans les rapports entre mode de production et destruction de l’environnement1et dans une gestion politique de la pandémie qui privilégie le marché au détriment de la santé et plus largement un contexte de destruction des services publics amorcé depuis des décennies.

    L’accélération et la densité des crises générées par le capitalisme complique toujours plus sa capacité à produire l’illusion d’une viabilité et laisse penser qu’il y aura toujours moins de répits dans les temps à venir, les crises étant déjà un état permanent pour les peuples qui affrontent l’impérialisme ou qui subissent de plein fouet la destruction de leur contexte écologique. La dynamique mortifère et autoritaire dans laquelle le capitalisme continue de nous enfoncer révèle autant les enjeux propres à sa survie en tant que forme d’organisation sociale, que la nécessité de nous structurer pour pouvoir le détruire. Plus que jamais il faut agir en fonction de l’urgence planétaire, tout en partant de l’expérience des luttes sans brûler les étapes d’un processus de recomposition pour l’offensive globale. Ce texte fait donc quelques propositions à partir de notre expérience récente et de la crise actuelle, sans fatalisme ni optimisme béat, mais avec la conviction forte que les peuples sont plus que jamais en mesure de renverser l’état des choses existant.

    [...] Historiquement, de nombreuses organisations de solidarité de plus ou moins grande échelle ont accompagné les pratiques des mouvements révolutionnaires. Mais ceux-ci l’ont fait sans confondre buts et moyens : la solidarité et l’entraide sont des moyens pratiques, parmi d’autres, qui doivent permettre de détruire le système produisant les inégalités. De notre point de vue, l’auto-défense est avant tout un repli tactique mais ne peut se substituer à la perspective de rassembler durablement en vue de socialiser la santé et les moyens de production. Dans ce cadre, nos pratiques restent assignées à occuper l’espace laissé vacant par l’État, et à devoir composer avec des moyens contraints par les rapports asymétriques dans lesquels elles se déploient. Elles ne pourront jamais que constituer une « offre » concurrente et inégale face à l’État ou oeuvrer à la construction de zones libérées partiellement de celui-ci. Elles n’impliquent aucunement une prise de conscience de la nécessité de le détruire, et laissent de côté le fait que les zones « libérées » sont bien vite reconquises, détruites, absorbées par la logique expansive du capital. Autant qu’il n’y a pas de mécanicité entre accroissement de l’antagonisme de classe et situation révolutionnaire, l’idée de la « contagiosité » des formes d’auto-organisation vers le communisme est pour nous un non-sens. Prise comme une perspective politique stratégique, l’auto-organisation se limite à la possibilité de subversions parcellaires des conditions de la reproduction de la force de travail, mais échoue à penser la réappropriation des moyens de production, et ne peut se substituer à l’autonomie politique de la classe comme condition révolutionnaire.

    Il n’y a pas de mécanicité entre le durcissement de l’antagonisme de classe, les révoltes qu’il induit, l’auto-organisation, et la victoire5 : sacraliser le moment de l’explosion ou de la subversion comme horizons et potentiels points de bascule nous empêche de penser les outils qui puissent permettre un dépassement, et de nous atteler à leur développement. Notre incapacité à bâtir un cadre culturel d’organisation commun se traduit aujourd’hui très concrètement par la résurgence et la prolifération de théories conspirationnistes et crypto-fascistes entourant le virus et la classe politique, d’une critique morale sur sa corruption, avec pour seule perspective qu’une fois le confinement fini, nous reprenions la rue et renversions ce gouvernement. Cette incapacité à produire l’idée commune d’un dépassement et à s’organiser pour celui-ci nous effraie. Les exemples récents que furent les révoltes dans les pays arabes, par-delà les spécificités de chacune d’elles, nous rappellent ce que signifie une insurrection qui défait un gouvernement mais ne peut s’attaquer au système qui le produit, et de la réaction inévitable qu’elle appelle, que l’on voit germer aujourd’hui à l’aune de cette crise mais aussi depuis de nombreuses années, dans le souhait du retour d’un État national fort.

    Pour penser cette riposte, il ne faut donc ni céder au sentiment de puissance des temps forts du mouvement social, lorsqu’il se radicalise et se fait déborder spontanément, ou bien à la satisfaction tirée des luttes locales et spécialisées. Même quand celles-ci excèdent la forme groupusculaire, toutes ces pratiques au mieux regroupées dans la forme de la constellation ou du réseau, seront vouées à l’éternel cycle de décomposition/recomposition une fois les mouvements sociaux passés, les liens affinitaires défaits, ou lorsque la gestion des forces uniquement vues par le bas nous fera inévitablement stagner ou nous épuiser. L’aspect diffus de ce qui compose aujourd’hui l’autonomie face à l’événement historique, vu ce qui se profile en termes de crise financière et de restauration autoritaire du pouvoir, nous pousse à envisager qu’il n’y ait même plus de possibilités de recomposition, mais plutôt un anéantissement total.

    #antagonimse #solidarité #autonomie

  • « Le temps est venu d’invoquer le droit de résistance » - Sergio Bologna, Il Manifesto, traduction ACTA
    https://acta.zone/le-temps-est-venu-dinvoquer-le-droit-de-resistance

    Entretien avec Sergio Bologna, historien du mouvement ouvrier, cinquante ans après la promulgation en Italie du « Statut des travailleurs » de mai 1970.
    (...)

    Le mai rampant italien a été une mobilisation générale de la société. Que reste-t-il aujourd’hui ?

    Oui, cet aspect de 1968 a été négligé et pourtant il me semble être le plus intéressant et le plus résistant au temps. Lorsque les étudiants ont commencé à remettre en question à la fois les méthodes d’apprentissage et les programmes universitaires, ils ont jeté les bases d’une révolution au sein des professions qu’ils allaient exercer une fois diplômés et entrés dans le monde du travail. Un nouveau type de journalisme est né : Il Manifesto de Rossanda, Pintor et Parlato en est un exemple. Et puis une nouvelle façon d’être médecin, architecte, urbaniste, ingénieur, avocat, magistrat et même enseignant, professeur d’université. Toutes les professions se sont interrogées sur la manière et les principes selon lesquels elles étaient exercées et donc sur les institutions – de l’école à l’hôpital, du tribunal à l’hôpital psychiatrique – dans lesquelles elles étaient pratiquées.

    Une grande partie de la classe moyenne s’est rangée du côté des travailleurs, mais pas de manière opportuniste, en leur tapant dans les mains, « c’est bien, c’est bien, luttez, luttez ! » mais elle s’est heurtée à la résistance de leur propre milieu, dont beaucoup ont été marginalisés ou expulsés. Cela a contribué à la naissance d’une « nouvelle science ». Vous voulez un exemple qui revient sur le devant de la scène aujourd’hui ? En 1973, à Milan, un médecin, professeur de biométrie, Giulio Maccacaro, a pris la direction de la plus ancienne revue scientifique italienne, Sapere , et a réuni autour de lui des universitaires de diverses disciplines, scientifiques et humanistes, ainsi que des techniciens et des ouvriers d’usine particulièrement actifs au niveau syndical. En très peu d’années, il a jeté les bases d’une nouvelle médecine du travail, d’une médecine fondée sur les besoins du patient (sa « Charte des droits de l’enfant » est extraordinaire) et surtout d’un système de santé fondé sur les pratiques d’hygiène publique et la médecine territoriale. En 1976, il a fondé la revue Epidemiologia e prevenzione où sont clairement énoncés tous les principes qui auraient dû guider les institutions et les autorités sanitaires pour faire face à la pandémie de Covid-19. Que voulez-vous de plus ?

    Pense-tu que cette alliance puisse être reprise aujourd’hui, entre qui et sur quelles bases ?

    Elle existe déjà en partie, pas seulement pour la classe ouvrière, mais aussi pour le travail indépendant, les travailleurs précaires, l’économie du spectacle, les migrants. Les circuits de solidarité, la production d’intelligence et d’innovation ont tous leurs racines dans ces années que certains crapules continuent de définir comme « de plomb ». Ils doivent tôt ou tard trouver un débouché politique, autrement nous serons submergés par l’infamie du populisme souverainiste (qui n’a été capable que d’agir comme un chacal pendant l’épidémie), par le grotesque néo-fascisme patriotique (des chacals de réserve quand les autres sont trop bruyants) et par cette troisième composante que je ne saurais définir, pour laquelle j’ai peut-être encore plus de mépris, qui me rappelle les petits singes de Berlin – je ne parle pas, je ne vois pas, je n’entends pas – et qui se rassemblent sous des drapeaux et des formations de centre gauche.

    Dans le premier numéro de la revue Primo Maggio , qui a vu le jour précisément à la suite des luttes ouvrières de 1973, l’enquête et la co-recherche militante se sont vu attribuer un rôle important. Aujourd’hui, vous êtes revenu à la pratique dans la nouvelle revue Officina Primo Maggio . Quel est le rôle du travail intellectuel aujourd’hui ?

    Nous n’avons rien inventé en ce qui concerne la « conricerca » (co-recherche) ou l’enquête ouvrière. Ce sont des méthodes de travail largement utilisées par le courant « opéraïste » du marxisme italien depuis les années 1960. Lorsque nous avons fondé cette revue, nous avons fait un autre raisonnement. Nous nous sommes dit : il y a un besoin de culture et de formation dans les usines, dans le syndicat, dans toutes les instances qui se sont développées à partir de 1968, et qui doit être satisfait par l’exploration de nouveaux domaines de recherche. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui de la monnaie. Dans les cercles de la gauche radicale, il n’y avait pas encore la conscience, l’intuition, que l’économie capitaliste s’orientait vers une financiarisation progressive. Si l’on pense au point où nous en sommes aujourd’hui, à la masse de liquidités trente fois supérieure au PIB mondial et surtout à l’écart inconcevable – alors – entre les super-riches et la population mondiale, il faut admettre que nous n’étions pas aveugles.

    Un deuxième exemple concerne l’histoire militante. À une époque où il y a des bouleversements si forts et des changements si soudains dans la conscience des gens, il est absolument nécessaire de s’arrêter un instant et de regarder en arrière, car il s’agit de reconstruire une généalogie de ce qui se passe sous vos yeux. Il faut réarranger, réajuster, la ligne de l’histoire. Il se peut qu’on oublie des choses très importantes, qu’on pense avoir mis en place de nouvelles choses, et qu’au lieu de cela on avait fait mieux 60/70 ans auparavant. Lorsque nous avons redécouvert l’histoire des Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis, où de nombreux Italiens ont joué un rôle important, cela nous a permis de mieux comprendre comment nous rapporter à la conflictualité ouvrière. Un troisième exemple, et j’en reviens ici au problème de l’enquête ou, si vous préférez, de la « co-recherche », est celui des relations d’échange, de la solidarité avec les dockers génois. Certains ont considéré notre travail avec les « camalli » [dockers génois] comme une sorte d’amour esthétisant pour les situations pittoresques. En réalité, ils nous ont ouvert les yeux sur le commerce maritime, sur les flux mondiaux, et de là, nous sommes rapidement arrivés à la logistique. Réfléchissez maintenant, qui oserait aujourd’hui se moquer de ces choses ?

    En quoi consiste l’enquête d’un travailleur ? Et une co-recherche ?

    Le point essentiel est que nous n’avons pas fait d’études sociologiques, nous avons rassemblé des éléments utiles à ceux qui pratiquaient des processus organisationnels, revendicatifs, conflictuels. Nous n’avons pas fait une revue, nous avons fait une opération politico-culturelle. La relation avec les « camalli » dure encore aujourd’hui, 45 ans plus tard ! Nous sommes toujours à leurs côtés lorsqu’ils défendent la valeur de leur travail et nous aident à raisonner, à comprendre, lorsque nous essayons de soutenir les immigrés dans les coopératives de la logistique. Avez-vous déjà pensé que les luttes logistiques actuelles, en Italie en 2020, sont peut-être les seules, avec celles des livreurs, qui ne sont pas seulement défensives ?

    Comment mener une enquête sur l’état du travail intellectuel aujourd’hui ?

    Je vais simplement te dire ce que je vois un peu parmi les travailleurs de la connaissance qui gravitent autour de l’ACTA6, l’Association des indépendants, et parmi ceux qui font partie de notre réseau international, les travailleurs du spectacle, de la mode, des événements culturels au sens large, mais aussi les professionnels qui travaillent dans la logistique, l’informatique, le transport maritime, la finance et les secteurs connexes. Toutes les associations de catégorie ont mené des enquêtes auprès de leurs membres pour savoir comment ils ont fait face à l’urgence. Beaucoup sont par terre. Dans toutes ces activités qui impliquent une relation avec le public et qui sont fermées et qui sait quand elles rouvriront, tu peux y trouver des gens qui font la queue pour une assiette de soupe gratuite. D’autres ont continué à travailler sans être dérangés, ils ont toujours fait du travail à distance. Partout dans le monde, on a compris que les travailleurs indépendants n’ont pas de sécurité sociale. Le Covid-19 a donc au moins servi à préciser qu’il existe un segment spécifique de la main-d’œuvre. Ceux qui continuent à prétendre que les indépendants ne sont que des entreprises ont finalement dû cesser de dire des bêtises. Beaucoup ont travaillé mais ne sont pas du tout certains d’être payés.

    Quels sont les résultats de ces nouvelles recherches ?

    Au cours des deux dernières années, nous avons beaucoup progressé dans la connaissance du travail indépendant et du travail en free-lance, grâce à la recherche et grâce à l’activisme des associations représentatives ou des groupes d’autodéfense. Et malheureusement, nous avons constaté une forte baisse des honoraires, qui ont chuté de pas moins de deux tiers en dix ans. L’expérience, l’ancienneté et la compétence comptent de moins en moins. L’apprentissage tout au long de la vie ne vous maintient pas à flot, c’est l’un des slogans habituels du charlatanisme de l’Union européenne. L’important n’est donc pas de savoir quel est le rôle du travail intellectuel, mais comment enrayer sa dévaluation. Ceux qui travaillent dans ces domaines en tant que professionnels/techniciens/artistes indépendants, se sont toujours considérés comme différents des précaires. L’intermittence du travail, le manque de sécurité sont considérés comme allant de soi, ils constituent un risque calculé. Aujourd’hui, une grande partie de ce monde finit par glisser dans le grand chaudron de l’économie de plateforme.

    Dans ces conditions, est-il possible de s’inspirer des conflits ouvriers des années 1970 ?

    Cela peut être utile tant que nous ne répétons pas la leçon opéraïste comme des perroquets. Pour se protéger, le travail intellectuel d’aujourd’hui doit trouver d’autres voies que celle de l’ouvrier masse. Il faut inscrire le problème dans la crise générale de la classe moyenne, la référence au binôme chaîne de montage/rejet du travail est inutile. Les jeux ont changé, la classe ouvrière industrielle, que ce soit celle de la Rust Belt américaine ou celle de Bergame et de Brescia, est l’un des viviers du populisme trumpiste ou leghiste [de la Ligue du Nord – NdT]. Certaines personnes pensent les évangéliser en prêchant l’amour chrétien pour les migrants, mais il faut vraiment avoir la mentalité de l’Armée du salut pour être aussi imbécile. Il s’agit là de rouvrir le conflit industriel, le thème de la santé proposé à nouveau par le coronavirus peut être le pivot sur lequel s’appuyer. Au contraire, sur le plan du travail intellectuel, aujourd’hui soumis à une dévaluation brutale, la libération ne peut avoir lieu qu’en combinant les dispositifs du mutualisme des origines avec les techniques numériques de communication les plus sophistiquées.

    Beaucoup affirment que le temps est venu de rédiger un Statut des travailleurs. Qu’en pensez-vous ?

    Pour l’amour du ciel ! Il nous manquait plus que ça ! Les lois reflètent
    toujours ce que l’on appelle la « constitution matérielle » d’un pays, c’est-à-dire les rapports de force entre les classes. Toute loi écrite aujourd’hui, avec « ce » Parlement, avec « ce » climat dans la société civile, porterait le signe du déséquilibre qui existe aujourd’hui entre le capital et le travail. La Constitution italienne existe déjà, et elle serait suffisante pour protéger le travail. Si elle était appliquée. Non, de nouvelles lois ne sont pas nécessaires, une mobilisation capillaire est nécessaire pour changer la constitution matérielle du pays, pour changer les rapports de force. Une fois que nous aurons réussi à renverser la situation, nous pourrons la consolider par de nouvelles lois. Il est temps d’invoquer le Widerstandsrecht , le droit de résistance. Cela signifie aussi, pour être clairs, de critiquer une certaine non-violence « à tout prix ».

    #Sergio_Bologna #travail #operaïsme #santé #travailleurs_indépendants #logistique #co-recherche #enquête_militante

  • Covid-19 : Stratégies écologistes en temps de pandémie – ACTA
    https://acta.zone/covid-19-strategies-ecologistes-en-temps-de-pandemie

    Nous sommes en effet entrés dans un âge de catastrophes globales. Un monde de sécheresses et d’incendies, d’ouragans et d’inondations, de tsunamis et d’accidents nucléaires, de zoonose et de pandémie. Le virus Sars-CoV-2 est une intrusion non humaine dans nos existences sociales ; elle a mis au jour un nouveau gouvernement de la catastrophe dans lequel les États se coordonnent pour limiter la pandémie par le sacrifice des libertés politiques et l’exposition différenciée à la misère, à la maladie et à la mort. Le gouvernement de la catastrophe globale est le confinement planétaire. Évidemment, tou·te·s n’y ont pas droit, pas dans les mêmes conditions. Face au retranchement national sécuritaire, on a cependant vu apparaître le sens de solidarités qui ne se situent pas seulement en dehors des États, mais contre eux.

    Un peu partout des Brigades ont vu le jour, des réseaux de solidarité se sont constitués, des soutiens ont été apportés. En tant qu’écologistes, il est nécessaire de se joindre à ces expériences, de les poursuivre et de contribuer à les étendre. À cet égard, Écologies en Lutte entend initier un travail de coopération entre les réseaux de solidarité nés pendant la pandémie et les expériences agraires, rurales et territoriales qui devront permettre d’assurer l’autonomie alimentaire et la résilience des villes. Les luttes des habitant·e·s de la métropole passent par l’autonomie environnementale et la solidarité avec les travailleur·se·s agricoles, saisonniers ou permanents, d’ici ou d’ailleurs. La constitution d’un nouveau régime de solidarités écosystémiques impose des manières plus collectives d’habiter la terre qui préservent l’écologie du vivant.

    #écologies_en_lutte #covid_19

    • Contre les bullshit jobs, les écologistes doivent défendre les travaux nécessaires à la reproduction sociale. Cette perspective implique la transformation radicale de l’organisation du travail. Dans l’immédiat, et au regard des formes que prend le gouvernement capitaliste de la crise, elle passe par une revalorisation des activités reproductives, en termes de salaires, de conditions et de réduction du temps de travail.

      #salaire #travail

  • Par-delà l’État peste – Alberto Toscano - ACTA
    https://acta.zone/alberto-toscano-par-dela-letat-peste

    Alors que l’épidémie de Covid-19 a mis en lumière notre dépendance vis-à-vis des institutions étatiques quant aux enjeux de santé collective et que l’on assiste à la remise au goût du jour des hypothèses keynésiennes de restructuration du capitalisme, Alberto Toscano interroge l’ambivalence de ce regain de « désir pour l’État ». Empruntant un détour par la philosophie classique occidentale, il propose l’hypothèse d’un double biopouvoir seul à même de réactualiser l’hypothèse révolutionnaire aujourd’hui.

    Il est courant, lorsque l’on commente des crises de diverses natures, de constater leur capacité à faire surgir soudainement ce que la reproduction apparemment paisible du statu quo laisse inaperçu, à révéler les coulisses, à arracher les œillères qui d’ordinaire recouvrent nos yeux, etc. Le caractère, la durée et l’ampleur de la pandémie de Covid-19 illustrent de manière particulièrement complète cette vieille vérité apocalyptique. De l’exposition différentielle à la mort engendrée par le capitalisme racial à la mise en avant du travail de soins, de l’attention portée aux conditions létales d’incarcération à la baisse de la pollution visible à l’œil nu, les révélations catalysées par la pandémie semblent aussi illimitées que son impact continu sur nos relations sociales de production et de reproduction.

    La dimension politique de notre vie collective n’y fait pas exception. Les états d’alerte et d’urgence se multiplient, de véritables dictatures sanitaires voient le jour (notamment en Hongrie), l’urgence sanitaire est militarisée, et ce que The Economist nomme un « coronopticon » est bêta-testé de façon variable sur des populations paniquées1. Et pourtant, il serait bien trop simple de se contenter de fustiger les différentes formes d’autoritarisme médical qui sont apparues sur la scène politique contemporaine. En particulier pour ceux investis dans la préservation d’un avenir émancipateur au lendemain de la pandémie, il est crucial de réfléchir à la profonde ambivalence envers l’État que cette crise met en évidence.
    Nous sommes témoins d’un désir généralisé pour l’État – d’une demande à ce que les autorités publiques agissent rapidement et efficacement, qu’elles financent correctement la « ligne de front » épidémiologique, que les emplois, les moyens de subsistance et la santé soient garantis face à une interruption sans précédent de la « normalité ». Et, corrigeant une conception progressiste et pleine d’espoir, selon laquelle toute répression est d’origine verticale ( top-down ), il y a aussi une demande ambiante à ce que les autorités publiques punissent rapidement ceux qui ont un comportement imprudent ou dangereux.

    Compte tenu de l’étroitesse de nos imaginaires et de notre rhétorique politiques – mais aussi, je dirais, de la nature même de l’État – ce désir s’exprime, dans une très large mesure, en termes martiaux. Nos oreilles sont abruties par les déclarations de guerre contre le coronavirus : le « vecteur en chef » américain, comme l’a bien nommé Fintan O’Toole2, tweete que « l’ennemi invisible sera bientôt en pleine retraite », tandis qu’un Premier ministre britannique en convalescence parle d’un « combat que nous n’avons jamais mené contre un ennemi que nous ne comprenons pas encore tout à fait ». Des analogies nationalistes à l’« esprit du Blitz » sont proposées, tandis que des pouvoirs législatifs de temps de guerre sont promulgués temporairement pour nationaliser des industries afin de produire des ventilateurs et des équipements de protection individuelle.
    Bien sûr, faire la guerre à un virus n’est finalement pas plus convaincant que de mener la guerre contre un nom (par exemple le terrorisme), mais c’est une métaphore profondément ancrée à la fois dans notre réflexion sur l’immunité et l’infection, et dans notre vocabulaire politique. Comme en témoigne l’histoire de l’État et de notre perception de celui-ci, il est souvent extrêmement difficile de distinguer le médical du militaire, que ce soit au niveau de l’idéologie ou de la pratique. Pourtant, de même que la détection des clusters capitalistes derrière cette crise ne nous dispense pas de faire face à nos propres complicités3, de même le fait de fustiger l’incompétence et la malveillance politiques qui sévissent dans les réponses au Covid-19 ne nous dispense pas de faire face à notre propre désir contradictoire pour l’État.
    L’histoire de la philosophie politique peut peut-être apporter un éclairage partiel sur notre situation difficile. Après tout, le nexus entre l’aliénation de notre volonté politique au profit d’un souverain et la capacité de ce dernier à préserver la vie et la santé de ses sujets, notamment face aux épidémies et aux fléaux, est à l’origine même de la pensée politique occidentale moderne – qui, pour le meilleur et pour le pire, continue de façonner notre sens commun. La meilleure illustration en est peut-être la maxime inventée par l’homme d’État et philosophe romain Cicéron, puis adoptée au début de la période moderne – c’est-à-dire à l’époque de la gestation de l’État capitaliste moderne – par Thomas Hobbes, Baruch Spinoza, John Locke et l’insurgé niveleur William Rainsborowe4 : Salus populi suprema lex (Que le salut du peuple soit la loi suprême). Dans ce slogan d’une simplicité trompeuse, on peut identifier une grande partie de l’ambivalence portée par notre désir d’État – il peut être interprété comme la nécessité de subordonner l’exercice de la politique au bien-être collectif, mais il peut aussi légitimer la concentration absolue du pouvoir dans un souverain qui monopolise la capacité de définir à la fois ce qui constitue la santé et qui est le peuple (ce dernier pouvant facilement se transformer en une ethnie ou une race).

    Revisiter notre histoire politique et nos imaginaires politiques à travers le slogan de Cicéron, plutôt, disons, qu’à travers une focalisation unique sur la guerre comme sage-femme de l’État moderne, est particulièrement instructif à notre époque de pandémie. Prenez un exemplaire du Léviathan de Thomas Hobbes (1651) et regardez la célèbre image qui orne probablement sa couverture (dans l’original, c’était le frontispice, qui faisait face à la page de titre). Vous serez probablement frappé par la façon dont Hobbes a demandé à son graveur de représenter le souverain comme une tête regardant au-dessus d’un corps politique composé de ses sujets (tous regardant vers l’intérieur ou vers le haut du roi). Ou bien vous pouvez parcourir le paysage pour observer l’absence de travail dans les champs et les signes lointains de la guerre (barrages routiers, navires de guerre à l’horizon, panaches de fumée de canon). Ou encore, vous pouvez vous promener autour des icônes du pouvoir séculier et religieux disposées à gauche et à droite de l’image. Ce que vous risquez de manquer, c’est que la ville sur laquelle se dresse l’Homme artificiel de Hobbes est presque entièrement vide , à l’exception de quelques soldats en patrouille et de quelques figures inquiétantes portant des masques d’oiseaux, difficiles à distinguer sans grossissement. Ce sont des médecins de la peste. La guerre et les épidémies sont le contexte de l’incorporation de sujets désormais impuissants dans le souverain, ainsi que de leur isolement dans leurs foyers en temps de conflit et de contagion. Salus populi suprema lex .

    [...] En d’autres termes, lorsque la santé des populations et leur reproduction sociale sont profondément empêtrées dans les impératifs de l’accumulation – ceux-là mêmes qui déterminent la contribution de l’agrobusiness à la crise actuelle et l’abandon des grandes entreprises pharmaceutiques pour l’atténuer – l’État peut être intrinsèquement incapable de penser comme un épidémiologiste. [...]

    #État #désir_d'État #salut_public #biopouvoir #double_pouvoir #double_biopouvoir #Alberto_Toscano

    • [...] est-il possible d’imaginer des formes de santé publique qui ne seraient pas simplement synonymes de santé de l’État, des réponses aux pandémies qui n’enracineraient pas davantage notre désir et notre collusion avec les monopoles souverains du pouvoir ? Pouvons-nous éviter la tendance apparemment irréductible à traiter les crises comme des occasions d’élargir et d’approfondir encore les pouvoirs de l’État, alors que le peuple est absent et isolé ? L’histoire récente des épidémies en Afrique de l’Ouest a suggéré l’importance vitale des épidémiologistes qui pensent comme des communautés, et des communautés qui pensent comme des épidémiologistes5 – s’appuyant sur les économies morales et les observations locales pour remodeler le comportement social et corporel dans une direction préventive – tandis que la réflexion critique sur les limites des politiques de « confinement » sans la mise en place de « boucliers communautaires » va dans le même sens6.[...]

      Une piste spéculative pour commencer à séparer notre désir d’État de notre besoin de santé collective consiste à tourner notre attention vers les traditions de ce que nous pourrions appeler le « double biopouvoir », à savoir la tentative collective d’appropriation politique des aspects de la reproduction sociale, du logement à la médecine, que l’État et le capital ont abandonnés ou rendus insupportablement exclusifs, dans une « épidémie d’insécurité artificielle »7. La santé publique (ou populaire ou communale) n’a pas seulement été le vecteur de la prise de pouvoir récurrente de l’État, elle a aussi servi de point d’appui pour imaginer le démantèlement des formes et des rapports sociaux capitalistes sans s’appuyer sur le postulat d’une rupture politique dans le fonctionnement du pouvoir, sans attendre les lendemains révolutionnaires. Les expériences brutalement réprimées des Black Panthers avec des programmes de petits-déjeuners, le dépistage de la drépanocytose et un service de santé alternatif ne sont qu’un exemple parmi d’autres de ce type d’initiatives populaires anti-systémiques. Le grand défi pour le présent est de réfléchir non seulement à la manière dont de telles expériences politiques peuvent être reproduites dans diverses conditions sociales et épidémiologiques, mais aussi à la manière dont elles peuvent être étendues et coordonnées – sans pour autant renoncer à l’État lui-même en tant qu’arène de lutte et de revendications. Le slogan que les Black Panthers ont choisi pour leurs programmes est peut-être un contrepoids et un substitut approprié au lien hobbesien entre la santé, le droit et l’État. Survivre en attendant la révolution ( Survival Pending Revolution ).

      #santé_publique

  • Notes sur la reproduction sociale – Simona de Simoni - ACTA
    https://acta.zone/notes-sur-la-reproduction-sociale

    Avec le déclenchement de la pandémie de Covid-19, la contradiction entre une « logique capitaliste du profit » et une « logique de reproduction de la vie » semble avoir été poussée à sa limite. Si, dans ce contexte, la catégorie de la « reproduction sociale » a été mobilisée dans des nombreuses analyses, elle apparaît souvent floue, peu compréhensible, ou bien réduite à un secteur professionnel en particulier (celui du care). Au contraire, dans le féminisme critique contemporain, cette catégorie vise à produire une « théorie unitaire » du capitalisme : c’est-à-dire une théorie capable d’analyser conjointement les processus d’exploitation et d’oppression dans différents contextes mondiaux. 

    Dans ce texte – issu d’une intervention en dialogue avec Cinzia Arruzza (co-autrice de l’ouvrage Féminisme pour les 99%. Un manifeste), Simona de Simoni revient sur la généalogie de cette catégorie, sur sa place dans la pensée marxienne, ainsi que sur sa réappropriation par les féministes marxistes depuis les années 1970 pour analyser « l’ensemble des activités qui reproduisent quotidiennement la société et ses membres ». L’autrice esquisse enfin l’hypothèse d’un renversement subsomptif dans le capitalisme néolibéral contemporain : c’est-à-dire un renversement par lequel la réorganisation des besoins reproductifs devient la matrice principale des transformations de la sphère productive. Ce renversement appelle d’une part à élargir le concept de production, en intégrant la reproduction de la vie en tant que travail. De l’autre, à reconnaître dans l’organisation de la reproduction la matrice de l’organisation globale du capitalisme actuel.

    Introduction

    Avec le déclenchement de la pandémie mondiale et la mise en oeuvre de diverses politiques d’endiguement à l’échelle planétaire, la catégorie de la reproduction sociale a été remise au goût du jour dans de nombreuses analyses. En particulier, plusieurs théoriciennes et militantes féministes ont insisté sur cette question1. On pourrait dire, en fait, que celle-ci s’est imposée, que la propagation de l’épidémie a mis en lumière les caractéristiques et les contradictions inhérentes à la manière dont la reproduction sociale est organisée dans notre société.
    Tout d’abord, l’ampleur et la valeur sociale des « travaux reproductifs » ont émergé : c’est-à-dire tous ces travaux ultra-prolétarisées (tant sur le plan matériel que symbolique), fortement connotées en termes de genre2 et de race, qui permettent quotidiennement la reproduction de personnes et l’entretien d’individus non autonomes (qu’il s’agisse d’enfants, de personnes âgées, de malades ou d’handicapés). Au cours de l’urgence pandémique, ces travaux ont été célébrés de diverses manières par les autorités institutionnelles des différents pays et par les médias mainstream : des articles de journaux et des discours officiels ont parlé de héros, d’anges et de guerriers tandis que l’appareil idéologique et discursif qui accompagne historiquement le travail de reproduction et s’appuie sur diverses images de vocation et de sacrifice a été largement mobilisé.

    Cette reconnaissance superficielle n’a toutefois pas été accompagnée de mesures de protection et de soutien matériel adéquats : les travailleurs et les travailleuses impliqués sur le front de la reproduction sont et ont été exposés à de graves risques de contagion et à des rythmes de travail épuisants. Outre l’ensemble du secteur des soins externalisé dans les services publics ou privés, en raison de l’organisation privée et domestique de la quarantaine, le travail domestique (lui aussi fortement connoté en termes de genre) s’est intensifié avec des conséquences sociales désastreuses à court et moyen terme.

    Deuxièmement, des régimes de reproduction très différents dans les espaces urbains ont été mis en lumière, avec des taux de contagion répartis selon la race, la classe, la marginalité, le sexe, etc. Par exemple, la situation des prisonniers et des sans-abri a été emblématique. Plus généralement, la crise sanitaire a transformé les lieux de travail et d’habitation en véritables variables de survie, exposant certaines catégories à un risque de contagion beaucoup plus élevé que d’autres et, à moyen terme, à une détérioration des conditions de vie d’une grande partie de la population.

    Troisièmement, en raison du confinement de masse, on a assisté à une accélération assez impressionnante de la subsomption capitaliste de larges portions de la reproduction sociale au moyen de dispositifs numériques, ce qui exige une réflexion urgente sur la relation entre la reproduction, les processus d’extraction et la valorisation, ainsi que l’élaboration de pratiques de soustraction, de contre-utilisation et de « ré-endogénisation » de la reproduction. Un exemple clair de ce problème est fourni par le monde de l’éducation à tous les niveaux – de l’école primaire à l’université – et sa réorganisation à distance grâce à l’utilisation de plateformes numériques : dans le secondaire, par exemple, sans aucune discussion critique (ou très peu), les géants Google et Microsoft sont devenus les outils « naturels » pour faire face à l’urgence pandémique. Ainsi, la réponse du secteur de l’éducation à la crise pandémique tend à coïncider tout court avec sa subsomption approfondie à la logique du capitalisme et avec une forte endogénéisation du processus éducatif.

    Enfin, sur un plan plus général, la crise pandémique a mis en évidence la contradiction inhérente au processus de reproduction sociale : une tension profonde entre « vie » et « profit », entre la protection de la vie et la sécurité des travailleurs et des travailleuses d’une part, et la logique contraire de la production à tout prix d’autre part. À ce niveau, l’Italie est un exemple emblématique : la tragédie qui a submergé certains territoires de la région de Lombardie – en particulier Bergame et ses vallées – ne serait pas compréhensible sans une analyse du tissu productif de la région et sans la reconnaissance d’intérêts et de pressions économiques spécifiques (et donc de responsabilités connexes).

    Pour toutes ces raisons – d’autres pourraient être ajoutées ou explicitées – une réflexion sur la reproduction sociale est nécessaire et urgente. À cet égard, il est toutefois utile de prendre du recul et d’essayer de mieux définir ce que l’on entend par reproduction sociale. Il arrive souvent, en effet, que la formule apparaisse nébuleuse, peu compréhensible ou, au contraire, qu’elle se réduise à une sorte d’étiquette qui identifie un secteur professionnel.

    #reproduction_sociale #capitalisme