Nahel froidement assassiné : le crime inexpiable
Par Mustapha Saha - Publié le 4 juillet 2023 à 15h17
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Le dimanche 30 octobre 2005, la police tire une grenade lacrymogène en direction de la mosquée Bilal. La fumée envahit l’édifice. La population musulmane s’exaspère. Les émeutes s’étendent à tout le territoire. Pendant trois semaines, les jeunes saccagent les voitures, les mobiliers urbains, les bâtiments publics. Les télévisions déroulent insatiablement les images spectaculaires du chaos. Le mardi 8 novembre, 274 communes brûlent. L’état d’urgence est décrété. Les préfets instaurent des couvre-feux. Les rébellions se prolongent jusqu’au vendredi 18 novembre 2005. Le retour au calme est une replongée dans la galère quotidienne. L’école républicaine n’est plus un tremplin social, mais un passage obligatoire d’échec et d’avilissement (Laurent Mucchielli, Véronique Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent, Retour sur les émeutes de novembre 2005, éditions La Découverte, 2006).
Vingt ans après, rien ne change. Le président, après une fausse indignation, désigne les coupables : « Les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours. Nous avons vu sur plusieurs d’entre elles, Snapchat, TikTok et plusieurs autres, à la fois l’organisation de rassemblements violents se faire, mais une forme de mimétisme de la violence, ce qui chez les plus jeunes, conduit à une sortie du réel. On a le sentiment parfois que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués » (Centre interministériel des crises du ministère de l’Intérieur, 30 juin 2023). Faux-fuyant à l’américaine. Déni des contenus spécifiques. Remise en cause despotique de la liberté d’expression. « Nous prendrons, dans les prochaines heures, des dispositions en lien avec les plateformes pour le retrait des contenus sensibles ». Le ministre de la Justice publie, dans la foulée, une circulaire permettant aux procureurs d’engager des réquisitions judiciaires contre les réseaux diffusant les images des affrontements. L’autoritarisme ne tolère aucune contre-information. La police envoie directement des sommations de fermeture de comptes. Le gouvernement envisage même de couper internet dans certains zones. Il demande aux opérateurs Orange, Bouygues, SFR et Free de couper la data mobile, la 4 G, la 5 G dans certains quartiers, autrement dit dans les banlieues. Les moyens de communication de la police et les appels d’urgence dans les mêmes lieux seraient du coup également interrompus. La répression aveugle ne s’embarrasse pas de cohérence. Facebook, Instagram, Snapchat s’empressent d’exécuter les directives gouvernementales, installent des cellules de veille, suppriment systématiquement les comptes détectés proactivement ou signalés par les autorités. Le ministre de la Justice déclare le samedi 1er juillet 2023 : « Je veux que la jeunesse sache, de façon claire, que les procureurs de ce pays iront chercher l’identité des utilisateurs des réseaux, notamment Snapchat, qui sont pour ces jeunes un vecteur de communication pour donner le lieu, le moment et la cible de l’agression. Que personne ne pense que derrière ces réseaux sociaux, il y a l’impunité ».
En 2015, dans une synthèse brassant une centaine d’études sur les liens éventuels entre les jeux vidéo et les violences urbaines, le psychologue Christopher Ferguson de l’université Stetson en Floride conclut que l’influence des jeux vidéo, considérés comme violents, sur les enfants et les adolescents est minime, que l’on s’intéresse à la violence juvénile, au comportement social, à la dépression ou encore au trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. La santé mentale relève d’autres facteurs, plus réels, plus concrets, les inégalités économiques, sociales, culturels, les discriminations quotidiennes, les vécus insoutenables. Les conseillers présidentiels, ignorants des études scientifiques, recyclent les préjugés des cafés du commerce, bricolent comme ils peuvent des boucs émissaires. Les restructurations cérébrales, induites par l’addiction numérique, échappent aux effets de causalité. Elles obéissent à une prolifération rhizomique difficile à cerner dans l’état actuel des choses.
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