« On a effacé les femmes de l’histoire de la gastronomie »

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  • « On a effacé les femmes de l’histoire de la gastronomie »
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    Vous venez de publier un répertoire de 500 femmes chefs en France. Quelle est l’idée derrière ce projet ?

    – L’an dernier, j’ai réalisé le documentaire « À la recherche des femmes chefs » pour mettre en avant certaines figures inspirantes. Toutefois, le Guide Michelin a continué d’ignorer les talents féminins de gastronomie, notamment en France. [En 2018, seules deux femmes ont été récompensées d’une étoile, aucune de deux ou trois étoiles, NDLR]

    Du coup, j’ai eu très envie de savoir qui étaient les femmes chefs, combien et où elles étaient. J’ai lancé un appel sur Facebook pour compiler le tout dans une liste. Ça a eu un engouement énorme, beaucoup de gens m’ont écrit, et [la journaliste de « Télérama »] Estérelle Payany m’a apporté son aide. On a planché sur un tableur Excel avec tous les noms, toutes les adresses. « Télérama » a ensuite publié la liste sur son site internet.

    Le but était vraiment que toute la sphère de la gastronomie française, y compris le Michelin, ait accès à cette liste de façon gratuite et ouverte. J’en avais marre de ces listes privées qui disent qu’il y a des talents féminins mais sans donner leurs noms...

    C’est comme ça qu’est né votre ouvrage « 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France », avec Estérelle Payany ?

    – Oui, j’ai contacté un éditeur - Nouriturfu - pour leur expliquer qu’il est important que cette liste soit disponible. Ça permet de montrer concrètement que les femmes se sont imposées dans la gastronomie. Il fallait aller plus loin qu’une publication sur un média en ligne, il fallait plus de concret. Finalement, nous avons débouché sur cette sorte de référencement de plus de 500 femmes chefs, avec pour chacune une présentation.

    Quel est votre regard sur la place des femmes dans la gastronomie ?

    – Essentielle. Les femmes ont toujours joué un grand rôle dans l’histoire de la gastronomie française. A l’époque des auberges des bords de routes, c’était essentiellement des femmes qui cuisinaient. Dans les années 1920-1930, c’était encore elles, les mères à Lyon et dans toute la France. Ce n’est qu’à partir des années 1970, quand il y a eu les chefs stars comme Paul Bocuse, que la gastronomie française s’est vue marketée comme une affaire d’hommes. Alors même que les hommes ne faisaient que reprendre des recettes de femmes !

    Il faut reconnaître la place des femmes dans la gastronomie. On les a effacées de l’histoire, on ne leur a pas assez rendu hommage et, finalement, ce modèle de brigade masculine s’est imposé.

    La chef Adelaïde Perissel (Nouriturfu - Olivier Marie)

    Votre ouvrage s’arrête uniquement sur les femmes chefs. Pourtant, des femmes sont présentes à tous les échelons des brigades.

    – C’est vrai, nous avons beaucoup hésité à parler de toutes, mais c’était compliqué de faire une liste exhaustive. Peut-être qu’on le fera pour une seconde édition, ou qu’on consacrera une étude aux femmes secondes, aux chefs pâtissières, aux commis, etc.

    Est-ce que la place des femmes varie en fonction des types de restaurants ?

    – Les femmes chefs sont surtout dans les restaurants modernes, comme les végétariens, ceux uniquement pour déjeuner bio, etc. Les femmes s’adaptent finalement mieux aux goûts d’aujourd’hui, et adoptent plus volontiers la philosophie du mieux manger. Et c’est valable aussi en régions, où on les retrouve surtout dans des fermes auberges, avec une vraie cuisine régionale authentique.

    Si les femmes prennent tous ces virages aussi rapidement, c’est notamment parce qu’elles ouvrent plus vite leurs propres restaurants, essentiellement pour fuir des brigades où elles sont maltraitées...

    Le mouvement #MeToo a-t-il changé des choses ?

    – Les choses ont changé car les femmes ont pris leur destin en main. Ce que #MeToo a surtout déclenché, c’est une prise de conscience. Les femmes ont leur place dans la société, elles doivent arrêter d’attendre et y aller. Dans les pays anglo-saxons, ça va plus vite qu’en France. Alors qu’on a juste à agrandir la table et s’assoir où l’on veut !

    Dans votre précédent livre « Elles cuisinent », vous rencontrez des femmes chefs partout dans le monde. Y a-t-il une différence sur la place de celles-ci entre la France et le reste du monde ?

    – La vraie différence, c’est qu’en France, le métier de chef est valorisé et valorisant. Il y a beaucoup de pays où ce métier n’est pas bien vu pour un homme, mais aussi pour une femme. C’est plutôt un choix par défaut.

    Mais, plutôt que de nous concentrer sur les différences, il faut regarde tout ce qui nous rassemble – comme la cuisine ! En France, les femmes qui travaillent dans la gastronomie ne se rencontrent pas, ne se connaissent pas, et ne savent même pas qu’elles sont nombreuses. Et la raison principale est qu’elles sont très peu invitées dans les festivals. Quand on fait une table-ronde, on en invite une chef pour cocher la case diversité. Il faut créer des ponts entre les femmes pour qu’ensuite, elles s’organisent et s’entraident.

    Oui, la gastronomie n’est pas inaccessible pour les femmes. Elles doivent se l’approprier. Tous les modèles sont possibles. Il manque juste de la confiance en soi à acquérir...

    Si les chefs sont majoritairement des hommes, ils ont tous le même storytelling et citent leurs mères et grands-mères comme inspirations. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

    – C’est une question qu’il faut poser aux hommes chefs. C’est en effet difficile de croire que toutes les mères de ces chefs soient des Cordons bleus... En revanche, je remarque qu’ils ne citent jamais le travail d’une femme de la profession, dont la technique ou la création les auraient inspirés. Anne-Sophie Pic, alors même qu’elle a trois étoiles depuis douze ans, a toujours du mal à évoquer ses techniques avec un homme chef.

    Le modèle doit changer, et pas qu’au restaurant. Si les petits garçons voyaient leurs pères plus cuisiner à la maison, peut-être qu’ils considéraient qu’on peut parler recette avec un homme, et de techniques de cuisine avec une femme. Les médias aussi doivent plus montrer de mixité derrière les fourneaux pour que garçons et fillettes puissent s’identifier.

    « Je suis en contact avec beaucoup de femmes chefs, qui sont brillantes et vont exploser dans les prochaines années, il faut juste être patient... », nous disait Anne-Sophie Pic l’an dernier.

    – La patience, elle a bon dos. Quand Anne-Sophie Pic engage la sommelière Paz Levinson pour son restaurant, c’est un signal fort qu’elle envoie. Elle - et on doit toutes le faire - arrête d’attendre que des hommes valident. Il faut se regrouper et de faire en sorte que les choses avancent plus vite.

    Evidemment, Anne-Sophie Pic n’a pas choisi Paz Levinson parce que c’est une femme, mais parce qu’elle a du talent. Ce choix influence l’histoire. Oui pour la patience, mais il faut agir également.

    Interview de Vérane Frédiani, auteure de « Cheffes : 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France » (éd. Nouriturfu), de « Elles cuisinent » (éd. Hachette Pratique), et du documentaire « A la recherche des femmes chefs », par Louna Boulay.

    #femmes #historicisation #sexisme