• « Un public éloigné des traits sociologiques des gilets jaunes » - Libération
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    « Un public éloigné des traits sociologiques des gilets jaunes »
    Infographie Julien Guillot

    Le directeur du Cevipof livre en exclusivité les résultats d’une enquête d’observation de plus de 200 débats en France.

    Professeur des universités à Sciences-Po et directeur du Centre d’études de la vie politique (Cevipof), Martial Foucault a coordonné un réseau d’observateurs qui se sont penchés sur 240 débats sélectionnés chaque semaine par tirage au sort dans l’ensemble de la France métropolitaine. Au total, 2 500 questionnaires ont pu être exploités.

    Quels enseignements pouvez-vous tirer de votre enquête ?
    J’insisterai à ce stade sur une question majeure : qui a pris part aux 10 000 débats déclarés officiellement ? Chiffre qu’il faudra réviser à la baisse, d’environ 10 %, en raison de doublons et de faux débats. A l’arrivée, près de 70 % des participants ont accepté de répondre aux questionnaires que nous avons administrés sur place, un chiffre très élevé. Grâce à ces réponses, nous pouvons dresser à grands traits un portrait sociologique. Ce sont majoritairement des hommes (55 %), âgés (60 ans en moyenne), retraités (50 %) et actifs de plus de 50 ans (34 %), dotés d’un fort capital humain (64 % déclarent détenir un diplôme de l’enseignement supérieur) et propriétaires de leur logement (75 %).

    En quoi cette sociologie est-elle singulière ?
    Tout d’abord, elle n’est pas un miroir de la société française dans son ensemble. Ensuite, elle semble, même s’il faut rester prudent, éloignée des traits sociologiques des gilets jaunes et par extension du soutien des gilets jaunes. Par exemple, sur le terrain des caractéristiques sociales subjectives, les participants au débat nous ont indiqué s’en sortir soit « plutôt facilement » (55 %) avec leurs revenus, soit « très facilement » (11 %). Mais allons plus loin sur le terrain des attitudes mesurées par leur rapport à leur propre existence sociale. Il est frappant d’observer qu’ils sont nombreux à être satisfaits de la vie qu’ils mènent et plus encore très satisfaits de leur lieu de résidence.

    Les participants sont-ils des soutiens du Président, qui fut l’initiateur du grand débat ?
    C’est loin d’être évident. Car par rapport à cette impression de bien-être personnel, plus de 80 % d’entre eux anticipent que leur propre situation économique et sociale va se dégrader dans les prochaines années. Ce n’est donc pas la France des électeurs optimistes, heureux, qui avaient contribué à la victoire d’Emmanuel Macron qui s’est empressée de participer aux débats pendant deux mois. Mais ce n’est pas non plus une France défiante, conservatrice, fermée sur elle-même qui s’est mobilisée. Il y a clairement une France plurielle qui se sent soit menacée par le contexte de crise des gilets jaunes, soit déboussolée par les choix d’action publique de l’exécutif et qui souhaite proposer des alternatives. Je précise que cette inquiétude n’est pas psychologisante. Elle est bien réelle et verbalisée.
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    La cartographie du grand débat est-elle différente de celle des « vrais débats » organisés par des gilets jaunes ?
    Lorsqu’on cartographie les débats officiels, on observe qu’ils sont organisés dans des territoires où la mobilisation des gilets jaunes a été la plus faible.

    A l’inverse, sans trop vouloir généraliser, on a observé l’organisation de « vrais débats » dans des départements où la mobilisation est la plus forte. Il s’agit de territoires plus enclavés, précarisés, dépendants fortement de l’Etat et dépourvus de métropole : le Loiret, l’Yonne, la Picardie, le Puy-de-Dôme ou la Haute-Loire. Dans ces territoires, il y a moins d’appétence pour le débat officiel, avec moins de 10 % de gilets jaunes dans ces réunions. Par souci de transparence, il serait intéressant de pouvoir indiquer la hiérarchie et la nature des doléances qui émanent de participants au grand débat national et celles, plus spontanées, issues des « vrais débats ».


    Infographie Clara Dealberto et Julien Guillot