L’ultra gauche, une violence ciblée, très politique

/l-edito-politique-19-mars-2019

  • La violence en politique, par Aurélien Bellanger
    https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/la-violence-en-politique


    C’est pas tous les jours qu’on entend aussi finement pensée la #violence à la radio, quoi qu’on en pense par ailleurs. La réaction à côté de la plaque du présentateur au terme de la chronique le prouve d’ailleurs.

    https://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/18292-13.12.2018-ITEMA_21919802-0.mp3

    Vendredi soir dernier, alors qu’il n’était, même rétrospectivement, pas absolument certain que la République survive à la journée du lendemain, j’étais à Bordeaux, comme un gouvernement en exil. Et comme à chaque fois que je dors à l’hôtel, j’ai regardé Cyril Hanouna à la télévision : j’ai besoin, de temps en temps, de savoir ce qu’en pensent Isabelle Maurini-Bosc et Gilles Verdez. 

    Mais ce jour là, il y avait un dispositif spécial, les chroniqueurs n’étaient pas là et la chose aurait pu s’appeler Touche pas à ma France plutôt que Touche pas à mon poste. 

    Le public était intégralement composé de #gilets_jaunes, des gilets jaunes peut-être un peu défraîchis, trois semaines après le début du mouvement — à moins qu’on ait maintenant appris, en régie, à estomper un peu l’impact visuel de ces feu-follets fluo, en atténuant les éclairages directs et en limitant la luminosité des caméras. 

    C’était un peu l’idée de l’émission : un projet d’atténuation des gilets jaunes. Cyril Hanouna jouait un rôle presque inhabituel, un rôle de modérateur plutôt que d’animateur. 

    Et il avait clairement un objectif ce soir-là : obtenir que le mouvement des gilets jaunes se désolidarise des casseurs. Obtenir une condamnation de la violence. 

    J’ai eu cette discussion depuis, avec un fin observateur du mouvement : les gilets jaunes entretiennent une dialectique étonnante avec les #casseurs, et précisément avec les plus radicalisés d’entre eux, les black Blocks, qu’on pourrait qualifier de casseurs rationnels, de casseurs léninistes : des casseurs avec un agenda #politique, une pensée précise de la violence politique, des casseurs dont les dégradations sont comme des éléments de langage, et qui seraient la partie la plus consciente, la plus vivante, des mouvements sociaux, qu’ils auraient appris à parasiter — une queue de cortège qui rêverait en tout cas d’en être secrètement la tête : « vous voulez la revalorisation du SMIC, mais ne préféreriez-vous pas voir la mort du capitalisme ? »

    Et si c’était les gilets jaunes, cette fois, qui pensaient, et les casseurs qui obéissaient à leurs mots d’ordre implicite ? 

    C’était frappant vendredi soir : Hanouna voulait vraiment leur arracher une condamnation claire de la violence, et il n’y arrivait pas vraiment. Mais je me disais que même s’il avait adopté la manœuvre adverse, ardissonienne, et voulu jeter le discrédit sur le mouvement en obtenant un soutien explicite à la violence, il n’y serait pas parvenu : la faute tactique aurait été trop évidente. 

    Les gilets jaunes étaient là, sur des tribunes qui se faisaient face, étonnamment dignes et étonnamment habiles : ce n’était pas la caricature du peuple qu’on voit habituellement dans le public des émissions de télévision, qui applaudit n’importe quoi, qui se laisse prendre à tous les tours populistes des invités. 

    On aurait dit, par instant, une assemblée constituante. 

    Une assemblée constituante faussement neutre et excessivement habile — une assemblée constituante dont les débats empreints de la plus profonde rationalité ne reposaient que sur une seule chose, sans la nommer jamais : la présence, tout autour d’elle, d’une armée de sans-culottes. Et l’assemblée n’avait évidemment aucun intérêt à s’en dissocier, comme l’y invitait Hanouna de façon insistante. 

    Mais ce qui m’a le plus frappé était la teneur des débats, dans l’élite intellectuelle que la configuration bifrontale du studio, et les impératifs d’audience, avait malgré tout conservé, au milieu de la foule. 

    Il y avait là un syndicaliste policier, des polémistes en vue et un député de la France Insoumise. 

    Leurs échanges, très vite, se sont concentrés, sur le soutien plus ou moins affiché, du leader de la France Insoumise à un certain degré de violence politique. 

    La République, le sens de l’Etat, la responsabilité historique et les années noires ont été très vites invoquées, dans le désordre et de façon volontairement polémique — et en même temps médiatiquement efficace. 

    C’était cela, le monde dans lequel j’avais grandi : un monde sans violence politique, un monde où l’appel à la violence politique valait destitution. 

    Mais les polémistes qui guerroyaient ainsi, caparaçonnés d’arguments forgés dans des débats antérieurs, ressemblaient cette fois aux chevaliers condamnés d’Azincourt.

    Ils rataient, surtout, le véritable objet du débat, la présence invisible d’une violence terrible venue de la nuit des temps et qui ruisselait par dessus les épaules dorées du public.

    Ils avaient l’air de gladiateurs dont la mise à mort était déjà actée.

    Ou plutôt de chrétiens jetés dans l’arène : car ce que le dispositif mettait à mort à travers eux, c’était une certaine idée de la douceur du monde, un pacte ancien sur le refus de la violence politique.

    • L’ultra gauche, une violence ciblée, très politique (Thomas Legrand, France Inter, 19/03/2019)
      https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-politique/l-edito-politique-19-mars-2019

      Oui, à y regarder de près, les violences de samedi sont des dégradations ciblées, très politiques et lourdes de sens. D’abord remarquons que dans le combat interne (parfois violent) entre ultradroite et ultragauche qui, dès le début du mouvement, ont décidé de le parasiter, c’est l’ultragauche qui a gagné. Les utradroites, multiformes, identitaires, royalistes, soralienne, fascistes de tous poils, font figure d’amateurs désordonnés face à une ultragauche qui suit une procédure d’action très codifiée et ne connaît plus de divisions de chapelles rédhibitoires. Beaucoup moins nombreux, souvent plus vieux, l’ultradroite n’a pas la même agilité ni, paradoxalement, la même discipline. Elle a d’ailleurs quasiment disparu des cortèges parisiens et sur le fond des revendications, la question sociale l’a aussi emporté sur la question identitaire. L’ultra gauche, nihiliste, situationniste, anarchiste, zadiste, est devenue simplement extrémiste écolo. Là aussi l’écologie a gagné. C’est une petite armée d’activistes, avec son folklore, ses uniformes noirs destinés à déjouer toutes possibilités de reconnaissance par les caméras de la police, qui se regroupe dans un rêve d’insurrection verte. N’ayant aucune revendication négociable, ni aucune assise populaire, ils n’organisent pas eux-mêmes des manifestations mais décident de s’immiscer dans de vraies mobilisations. Généralement, ils sont mal accueillis par les services d’ordre syndicaux qui, à l’occasion, s’entendent même avec la police pour les contrer. La mobilisation des Gilets jaunes, hiératique, porteuse d’une profonde colère désaffiliée de toutes organisations politiques et syndicales, est le parfait véhicule pour l’ultra gauche. 

      Ils ont gagné une bataille.

      Les ratés du maintien de l’ordre, les dégâts occasionnés par le LDB ont exaspéré les Gilets jaunes chauffés à blanc par les réseaux sociaux. Les petits groupes de black-blocks n’avaient plus qu’à se donner rendez-vous à Paris le 16. Il en est venu de toute la France et aussi de l’est de l’Europe. Contrairement à ce qu’a pu dire le président, il ne s’agit pas de plusieurs dizaines de milliers d’ultragauchistes, mais seulement de 1500. Leur violence spectaculaire, théâtralisée, est plutôt matérielle. Ce sont surtout les rois de la com’. La devanture du #Fouquet’s en feu a fait le tour du monde ! Les Champs-Élysées, le Fouquet’s donc, les magasins de luxe ou de tourisme de masse, les kiosques à journaux sont, pour eux, le symbole de la collusion de l’Etat et du capitalisme. Déjà, ils avaient su à NDDL se faire accepter de quelques agriculteurs qui ne les avaient pas rejetés et qui, finalement, ont pu retrouver leur terre. NDDL, c’est leur Austerlitz ! Là encore, les Gilets jaunes font preuve, à l’égard de cette ultragauche, d’une étonnante mansuétude, comme si cette petite troupe de noire vêtue leur servait de bras armée. Mais l’action de samedi est quand même un échec pour les black-blocks parce que leur plan était de faire la jonction avec la manif pour le climat. La police les en a empêchés. Ils y auraient reçu certainement un accueil très hostile. Mais si leur action est politique, ils sont plus agiles dans l’art de la casse éclair et de la dissimulation que dans la théorisation de leur pensée.