• Et maintenant ? Gilets jaunes, politique et retour à l’ordre – carbure
    https://carbureblog.com/2019/03/25/et-maintenant

    (...) Depuis les annonces de décembre et le début du grand débat national de Macron, la ligne du gouvernement consiste à poser que le mouvement des #Gilets_jaunes n’a plus lieu d’être, et que ceux qui descendent encore dans la rue et occupent les ronds-points sont de simples agitateurs, voire des factieux qui veulent renverser la République. C’est une répression policière et judiciaire d’une ampleur et d’une violence sans précédent qui s’est abattue sur des populations qui ne sont pas criminalisées a priori par leur propre statut social, comme les banlieues. La répression s’est exercée sur des Français moyens, et c’est déjà une rupture notable.

    Face à cela, les Gilets jaunes ont réussi à faire vivre le mouvement, qui s’est maintenu dans sa forme interclassiste « par en bas », c’est-à-dire associant la petite classe moyenne et une forte composante prolétarienne sans être spécifiquement ouvrière, de travailleurs pauvres et précaires, de retraités, d’employés du secteur public parmi les plus mal traités, etc. Cette composition, qui n’est pas homogène mais comprend de fortes disparités locales, paraît maintenant stabilisée, mais quoi qu’il en soit, elle ne nous donnera pas la clé de la situation. Le dépassement des oppositions de classe n’est pas contenu dans ces oppositions, la contradiction n’est pas la garantie de son propre dépassement. Qualifier ce mouvement de prolétarien ou non ne nous avancera guère dans sa compréhension, pas plus que les considérations idéologico-morales sur le fait de savoir s’il est notre « ami » ou notre « ennemi ».

    Ce qui est notable, c’est que l’ensemble interclassiste qui s’est constitué depuis décembre semble désormais stabilisé, et qu’il ne paraît pas devoir s’étendre au-delà de lui-même. En particulier, les deux types d’alliances qui paraissaient au cours du mouvement les plus probables, l’alliance avec les « quartiers populaires » et celle avec les syndicats ont échoué à se faire ou ont avorté. Non pas que des racisés ou des travailleurs syndiqués n’aient pas rejoint le mouvement, mais tout se passe comme si ce mouvement produisait une extinction de la particularité sociale de ceux qui le rejoignent.

    Cet état de fait est produit par la nature interclassiste du mouvement : chaque secteur de la société est invité à se fondre dans cet ensemble populaire, à se défaire de ses appartenances politiques et sociales pour s’agréger à l’ensemble « peuple ». Pour être tous ensemble, il faut être tous pareils, et il est difficile d’appeler les syndicats à organiser une grève générale tout en leur demandant de cesser d’exister comme syndicats, et de demander aux racisés de rejoindre le mouvement pour aussitôt affirmer que le racisme se résout de lui-même dans la demande de justice sociale.

    Cette capacité intégrative a été et demeure la plus grande force du mouvement, c’est sa volonté de « faire peuple » qui constitue sa dynamique, mais on voit ici que c’est également sa limite et ce qui l’empêche de s’étendre. C’est que « le peuple » n’est pas la réalité immanente qu’il pense être, qu’il est construit de manière différente dans chaque mouvement interclassiste. Les Gilets jaunes peinent à accepter le fait qu’ils sont désormais essentiellement un mouvement des plus pauvres, de la force de travail non-intégrée, et si on persiste à parler d’une supposée composante « petits patrons », c’est comme un gage de respectabilité et d’universalité. En réalité, cette composante a empoché les primes de Macron (dans les petites entreprises familiales, une telle prime défiscalisée est une aubaine pour tout le foyer), et les commerçants ont déserté le mouvement dès avant les fêtes. La capacité intégrative des Gilets jaunes s’exerce désormais essentiellement vers le bas, c’est de ce peuple-là dont il s’agit.

    Contrairement à ce qui se passe en Algérie, où toutes les composantes de la société descendent ensemble dans la rue pour réclamer la démocratie, en ordre de bataille et selon la hiérarchisation sociale qui est la leur, c’est-à-dire sous les classes moyennes supérieures et la bourgeoisie, les Gilets jaunes forment un ensemble « populaire », au sens où l’on parle couramment de « classes populaires », et ceci est la nature de leur interclassisme. Le jeune avocat Gilet jaune François Boulo le dit : à Rouen, il a échoué à convaincre le moindre de ses collègues à le suivre sur les ronds-points. Il n’y a pas d’avocats, pas de médecins, pas de professeurs d’université parmi les Gilets jaunes. Que par ailleurs, dans les sondages, « 70% des Français » soutiennent ou pas les Gilets jaunes ne change pas grand-chose à cet état de fait. Reste à savoir quelle est la situation politique dans laquelle cet l’ensemble populaire ainsi constitué se trouve plongé.

    Le problème principal des Gilets jaunes est désormais le refus de dialogue de l’Etat. Macron a déjà reculé une fois, certes en trompe-l’œil eu égard aux mesures prises, mais il a dû subir l’humiliation d’un mea culpa et faire au moins mine de prendre en compte le mouvement. Personne n’a été dupe par ailleurs du fait que cette prise en compte soit en réalité une reprise en main, et la mise en scène du grand débat, auquel les Gilets jaunes qui en étaient la cause n’ont jamais été associés a été assez tournée en dérision. Toujours est-il qu’« ils » ont bougé, pour la première fois depuis des années, et c’est assez notable.

    Mais il semble que maintenant on en soit revenu à la gestion de crise qui a fait ses preuves depuis au moins 2010 : faire bloc et ne pas broncher. Il n’est pas certain que cette stratégie soit la plus habile, mais en réalité, on voit mal sur quoi l’exécutif pourrait raisonnablement céder sans perdre la face et surtout sans ouvrir la voie a plus de revendications encore. Céder sur l’ISF ou autre chose serait sans doute possible, moyennant quelques-uns de ces aménagements dont les technocrates ont le secret, mais alors cette victoire ne serait qu’un encouragement à continuer la lutte pour obtenir plus encore, le tabou absolu étant une augmentation significative du SMIC et des minima sociaux. La limité est clairement posée : le coût du travail n’augmentera pas en France. Nous ne sommes pas en 1968, il n’y aura pas d’accords de Grenelle, quelle que soit la puissance du mouvement, et confusément tout le monde le sait. On sait bien qu’« ils » ne lâcheront rien sur l’essentiel ni sur l’accessoire.

    Si le mouvement des Gilets jaunes a échoué pour l’heure à s’étendre au-delà de lui-même en intégrant d’autres secteurs susceptibles d’entrer en lutte, c’est au niveau politique qu’est susceptible de se construire le consensus le plus large en son sein. Ce niveau de l’idéologie est celui où la hiérarchisation interne du mouvement peut le mieux se produire, sous la domination de la petite classe moyenne cultivée, qui vote ou qui milite et qui est en capacité de s’emparer d’éléments de discours critiques susceptibles de s’opposer de manière crédible au discours de la bourgeoisie. Il faut tout de même préciser que si ce niveau idéologique est bien réel et agit sur la forme des luttes, l’activité de lutte elle-même ne se réduit pas à la production idéologique et la déborde souvent, en même temps qu’elle la constitue.

     On a chassé à plusieurs reprises l’extrême-droite des manifestations, critiqué E. Chouard et l’UPR, mais les points de convergence gauche-droite vont bien au-delà de ces clivages, signe que le vieux clivage, en l’absence d’un mouvement ouvrier constitué, n’a plus guère de sens. La distinction entre gauche et droite aujourd’hui n’est plus qu’une affaire de distinction culturelle et sociale, qui n’a même plus pour se cliver la question du racisme, qui est devenu transversal au deux camps. On pourrait faire une cartographie croisée de l’islamophobie et de l’antisémitisme de gauche et de droite ces quinze dernières années, pour ne prendre que les deux axes essentiels du racisme en politique, observer les points de chevauchement et d’éloignement, etc., et constater que l’ensemble du champ politique est couvert. On est loin des années Mitterrand et des petites mains jaunes. De la même manière, en dehors du camp libéral, dès lors qu’il s’agit de critique sociale et de dénoncer les inégalités, tout le monde parle de plus en plus le même langage. Ce langage commun, dont des éléments peuvent se retrouver du militant d’Attac au syndicaliste en passant par l’électeur du RN ou de la FI, le complotiste qui s’informe sur Internet ou le Black bloc anarchiste parisien, constituent le socle théorique populiste qui a fait que depuis quatre mois les gens ont pu réussir à se parler dans les manifestations et sur les ronds-points sans se fâcher. Les Gilets jaunes sont moins apolitiques que transpolitiques.

    Ce discours commun repose sur toute une série d’oppositions idéologiques : opposition entre le peuple et les élites d’abord, discours qui se retrouve autant chez les Pinçon-Charlot qu’à l’extrême-droite, et qui produit, en focalisant la critique sur les plus riches, un lissage artificiel des oppositions de classe réelles, telles qu’elles existent dans la société, et qui sont loin de se ramener au schéma simpliste lui aussi, mais qui tombe en désuétude, des ouvriers contre les patrons. Car si ce mouvement est bien dirigé contre la bourgeoisie, il ne peut faire l’impasse sur le fait que celle-ci est toujours portée par les classes moyennes supérieures, qui ne soutiennent pas spécialement Macron mais qui que ce soit leur garantissant de pouvoir s’enrichir sans être matraquées fiscalement, le droit à la propriété et à la spéculation immobilière, et le droit à l’héritage qui consolide le tout et qui fait que les chiens ne font pas des chats ni les ouvriers des chirurgiens cardiaques. C’est cette classe-là qui soutient activement le régime libéral en place et qui tire de son sein même les éditocrates qui hantent les plateaux de BFM et de LCI, qui ne sont pas simplement des propagandistes à la solde du pouvoir mais bien les porte-voix d’une classe qui n’est pas celle des Bouygues et des Bolloré, mais de leurs employés.

    Cette focalisation sur les plus riches produit au sein du mouvement une égalisation comparative des situations qui confirme le droit à s’enrichir honnêtement, c’est-à-dire justifie l’aspiration des enfants de la classe moyenne à sauter dans l’ascenseur social qui leur fera rejoindre les couches supérieures de la société, où ils s’empresseront à leur tour de verrouiller leurs privilèges de classe, là où pour certains la revendication de « vivre de son travail » signifie simplement la possibilité de survivre. Le mythe de la méritocratie libérale persiste contre toute évidence, dans un monde où pour certains « travailler dur » signifie simplement ne pas se retrouver à la rue, et pour d’autres, accumuler des statuts, des rentes et des propriétés.

    Une autre opposition fondatrice du discours commun populiste est l’opposition entre la finance, la banque, la spéculation et l’économie dite réelle. Cette distinction tend à valider idéologiquement l’activité immédiate des sujets du capital, le travail et la consommation, comme production et consommation réelles de biens et de services, comme activité sociale neutre, mue uniquement par les besoins et leur satisfaction, ou dans le langage libéral par l’offre et la demande, et à y opposer l’activité parasitaire de capitaux qui ne seraient pas liés à cette activité et tendraient à l’orienter en leur sens propre. Les chaînons qui sautent dans cette description sont (entre autres) l’investissement (le capital investi n’étant jamais constitué uniquement de plus-value, mais provenant de prêts qui sont un pari sur de futurs bénéfices) et l’exploitation (ces futurs bénéfices n’étant jamais produits que par de la plus-value, c’est-à-dire du travail non payé). Le phénomène de la spéculation n’y change pas grand-chose : sans prêts bancaires, c’est-à-dire sans un capital ne provenant pas de son activité propre, aucune entreprise (ni d’ailleurs aucun Etat) ne pourrait fonctionner, uniquement sur ses bénéfices propres patiemment réinvestis. La pression des actionnaires cherchant un retour sur leur investissement n’est pas fondamentalement différente de celle du petit patron qui veut tirer un bénéfice de son activité : sans surtravail, pas de plus-value. L’existence des marchés de capitaux n’exprime que la tendance aveugle du capital à s’accumuler, ils ne sont pas un à-côté parasitaire du capitalisme. (...)

    • Euh ben non, @val_k comme c’est ni paywall ni Ration ou un autre média main stream qui encaisse à chacun de nos clics, ni un média crapule à la Valeurs actuelle ou Dieudonné, etc, je n’ai mis qu’un extrait du texte (trop long sans doute, ta remarque me conduit à ajouter (...) en début et fin d’extrait afin que ce soit plus clair). Avec y compris un échantillon de ce dogmatisme obligé (?) du courant « communisateur » ( "La pression des actionnaires cherchant un retour sur leur investissement n’est pas fondamentalement différente de celle du petit patron qui veut tirer un bénéfice de son activité" disent-ils, gâchant ainsi la nécessaire mise à distance des dénonciations de « la finance » ) qui comme toute une tradition ultra gauche fait de l’#invariance du #capitalisme une boussole.

      [EDIT : il est très nettement préférable pour suivre l’argumentation proposé par Carbure de lire le texte plutôt que l’extrait que j’ai proposé, mais] Pour ma part, je trouve plus proche d’une analyse concrète le dernier texte de Temps critiques (dont j’ai sans doute aussi donné un trop long extrait)
      https://seenthis.net/messages/769764

      #analyse #critique #communisation

    • oups... merci pour ces précisions, la navigation sur le téléphone m’a encore joué un tour et j’ai commenté avant d’aller au bout de ta publication ;) Je m’apprêtais à le publier avec le passage sur l’interclassicisme « stabilisé » et la petite flèche automatique-bien-pratique m’a indiqué ta publication ! Et merci pour les ajouts, aussi, je file voir l’autre publication ;)