Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d’accueil

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    • Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d’accueil, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2018, 244 p., ISBN : 978-2-84303-290-5.
      https://journals.openedition.org/lectures/30994

      Salons, congrès, manifestations sportives… Combien d’évènements où l’on croise des hôtesses d’accueil ? Or, que signifie être « hôtesse d’accueil » ? Comment expliquer le caractère fortement genré de cette activité, essentiellement exercée par des femmes « jeunes » et « attrayantes » ? Cet ouvrage, issu d’une thèse1 et fondé sur une enquête de terrain approfondie2, propose plusieurs éléments de réponse et dresse un beau portrait de ces employées emblématiques d’un salariat féminin d’exécution et de représentation, jusqu’alors peu étudié.

      2Le premier chapitre de l’ouvrage, centré sur l’activité d’hôtesse d’accueil, montre les décalages existant entre l’image stéréotypée de femmes-objets et les compétences attendues, notamment linguistiques ; il propose deux pistes d’investigation : le genre de l’activité et son externalisation. L’auteur montre qu’accueillir constitue une tâche d’autant plus complexe qu’elle est externalisée, l’hôtesse représentant une société à laquelle elle n’appartient pas. Recrutée sur son physique, particulièrement valorisé en événementiel, elle l’est surtout sur la base de critères moraux, les prestataires retenant autant des jeunes femmes « bien éduquées » que plaisantes à l’œil. Objets esthétiques valorisant les entreprises pour lesquelles elles travaillent, leur corps fait l’objet d’un fort contrôle de la part notamment des cheffes hôtesses qui les inspectent en début de mission. Assimilées à des maîtresses de maison réalisant des tâches de service très largement invisibles, davantage sollicitées que leurs collègues masculins en tant que petites mains, les hôtesses sont censées être « attentives à tout dysfonctionnement sur le lieu où elles opèrent » (p. 34). Premier contact du visiteur après l’agent de sécurité, elles réalisent un « travail émotionnel » dans la continuité du rôle domestique. Adoptant « une attitude faite de sourires, mais aussi de réserve et de discrétion » (p. 41), l’hôtesse se prête quotidiennement à la « drague » de certains visiteurs dans des lieux où les plaisanteries à caractère sexuel peuvent être monnaie courante, et participe ainsi à la réassurance de l’identité mâle. Le travail d’accueil est également communément associé au genre féminin en raison des conditions dans lesquelles il s’exerce : poids de l’emploi partiel dans un secteur d’activité marqué par une forte imprévisibilité, faibles rémunérations, généralement au SMIC, perspectives de promotion limitées, celle-ci consistant essentiellement à devenir cheffe hôtesse ou à être embauchée en interne au siège des prestataires dans un secteur marqué par un fort turn over.

      3Le deuxième chapitre éclaire la construction symbolique d’une activité prise dans le piège de l’« éternel féminin », les discours ayant peu évolué depuis l’apparition des premières hôtesses d’accueil dans les années 1950, et nonobstant l’essor des années 1980. L’accueil reste prisonnier d’une image réductrice qui pâtit de l’ambivalence du discours naturalisant de ses promoteurs. Pensée comme « féminine » et majoritairement exercée par des femmes, cette activité dévalorisée est davantage appréhendée comme un « job » ou un loisir que comme un métier.

      4Le troisième chapitre aborde pour sa part « ce que c’est que d’être sous-traitée » (p. 83). Si les hôtesses d’accueil sont, dans les années 1960, massivement recrutées en direct, dans les années 2000, elles sont pour la plupart employées via des sociétés prestataires de services. Un tel changement de régime provoque une dévalorisation professionnelle qui double celle produite par le genre. L’auteure décrit ainsi les modalités, sommaires et rapides, de recrutement et d’affectation des hôtesses, la quasi absence de formation et la dénégation de leurs compétences que produit une gestion de masse résultant de cette sous-traitance. Le chapitre décrit également les relations entre les entreprises clientes et les sociétés prestataires qui, s’apparentant à des rapports de domination défavorables à ces dernières, induisent des modes de gestion de la main-d’œuvre qui contribuent à sa dévalorisation. La sous-traitance, d’une part, va de pair avec une extériorisation des tâches d’exécution et du « sale boulot », les tâches plus valorisantes étant laissées au personnel « maison » ; d’autre part, elle contribue à discipliner la main d’œuvre en éclatant le collectif de travail. L’externalisation permet aussi de discipliner le personnel extérieur, immédiatement révocable sur simple demande au prestataire sans que le client n’ait de compte à rendre à la salariée renvoyée… voire sans que cette dernière n’ait connaissance ni même conscience de cette démarche du client, qui bénéficie de la subordination sans la responsabilité… L’auteure décrit ainsi les rapports hiérarchiques de fait qui s’instaurent entre des salariées externalisées « à demeure » et des clients se comportant avec elles en employeurs, alors même qu’il n’y a juridiquement aucune délégation de l’autorité hiérarchique des sociétés prestataires. La confusion des rôles est particulièrement élevée en accueil en entreprise, où le client ne se contente pas de diriger le travail au quotidien mais s’immisce aussi dans l’organisation de la société prestataire, cette situation étant d’autant plus prononcée que beaucoup d’hôtesses servent d’assistantes et réalisent bien d’autres tâches que l’accueil.

      5Le chapitre suivant lève le voile sur le profil d’hôtesses s’accommodant ainsi d’un emploi sous-traité. L’auteure montre que l’accueil constitue un « carrefour social » où se croisent des personnes aux caractéristiques et trajectoires différentes, avec des usages également contrastés de ce type d’emploi, loin de se limiter pour toutes à un simple « boulot d’appoint ». Sur la base de fichiers du personnel, elle distingue deux grandes sous-populations : les hôtesses en événementiel et les hôtesses en entreprise. Pour les premières qui, statistiquement, sont jeunes (moins de 25 ans), diplômées et souvent en cours d’études, l’accueil est plutôt une activité secondaire ou un travail d’appoint d’une activité principale de nature artistique, créative, culturelle ou liée à l’aviation commerciale (hôtesse de l’air, agent d’escale). Pour les secondes, exerçant dans un milieu plus féminisé, globalement plus âgées, souvent bachelières mais plus rarement étudiantes, détentrices de moins de ressources socioéconomiques et culturelles, et pour plus d’un tiers de « type non européen » (p. 135), l’accueil est moins un travail d’appoint qu’une activité qu’elles souhaitent pour la plupart exercer à titre principal ; « certes, beaucoup ne se voient là que pour un temps, mais d’autres semblent plus résolues à rester, puisqu’elles disent vouloir travailler dans l’accueil » (p. 133). L’auteure distingue ainsi deux profils d’hôtesses : celui, dominant en événementiel, s’apparentant à la figure de la « jeune fille de bonne famille » et celui, dominant en entreprise, s’apparentant à l’imaginaire de la « banlieusarde ». Alors même qu’il est considéré comme une activité non qualifiée, l’accueil est donc exercé par un personnel diplômé et dont les compétences sociales sont indissociables de l’appartenance aux classes moyennes et supérieures ou d’une longue scolarisation ; s’il attire des personnes recherchant de « petits boulots » pour financer des études, il ne se résume pas à cela. Enfin, les stratégies des hôtesses mais aussi des prestataires sont liées aux spécificités respectives de l’événementiel et de l’accueil en entreprise. Si le premier implique de disposer d’autres ressources, le second, en ce qu’il fournit des revenus moins aléatoires, capte des personnes aux ressources plus faibles ou aux besoins de financements plus importants. Le chapitre révèle toutefois, dans une perspective plus dynamique, la diversité des usages et modes d’appropriation de leurs conditions d’hôtesses « de passage », en « transition » ou « professionnelles ». Les premières, relativement nombreuses, occupent très brièvement un tel emploi qu’elles mettent à distance voire perçoivent assez négativement tandis que les secondes ont davantage d’ancienneté mais ne se présentent pas comme de « vraies » hôtesses, n’hésitant pas à négocier les missions tout en se prenant parfois au jeu et en n’exerçant pas pour autant cette activité en dilettantes. Les « professionnelles », pour lesquelles l’accueil constitue l’activité principale voire exclusive, occupent pour leur part une « difficile posture ». Fortement engagées dans une activité dont elles tirent en général l’essentiel voire la totalité de leurs revenus, plus volontiers conciliantes, elles sont inscrites dans une carrière et croient en la valeur de leur travail, qu’elles envisagent de manière positive. Elles doivent cependant, en butte à la déconsidération de leur activité, se satisfaire, ou non d’être des prestataires, certaines d’entre elles s’apparentant, selon l’auteure, à des « professionnelles malgré elles ».

      6Le cinquième chapitre déplace le regard sur l’encadrement intermédiaire que constituent les supérieures hiérarchiques des hôtesses et des cheffes d’hôtesses. Cette population, très féminine, âgée de 25 à 35 ans en début de carrière, travaille au siège des sociétés prestataires et est parvenue à ces fonctions soit dans la continuité d’activités d’hôtesses, soit à la suite de l’obtention récente d’un diplôme (souvent de ressources humaines). Le chapitre décrit l’ambivalence des relations entre ces responsables, à la fois distantes et proches, et leurs subordonnées, ambivalence que l’auteure analyse en termes de « maternalisme ». Dans un contexte fortement contraint où tout concourt à l’absentéisme et à un fort turn over, ces responsables doivent mener un travail relationnel très prenant avec les hôtesses et entretenir avec elles une « complicité féminine ». La faiblesse de leurs salaires et le manque de reconnaissance de leur travail les amèneraient toutefois à mettre à distance les hôtesses par le dénigrement. L’auteure confirme ainsi la spécificité de l’encadrement hiérarchique dans les prestations de service peu qualifiées aux entreprises, qui s’exprime « par le style hiérarchique adopté, entre distance et proximité, “complicité” et dénigrement » (p. 200).

      7Le sixième et dernier chapitre sonde la façon dont cette configuration productive affecte les manières de faire carrière des hôtesses, c’est-à-dire de se maintenir a minima dans l’emploi, en dépit d’un environnement très contraint. Si leur vulnérabilité est grande, certains codes de conduite permettent de « tirer son épingle du jeu » : en événementiel, gérer sa réputation et son employabilité, tout en utilisant les clients comme des assurances risques ; en entreprise, ménager tout le monde et répondre aux exigences contradictoires de l’ajustement au client et de la standardisation, s’engager en se distanciant et résister à la tentation de considérer le client comme son employeur alors même que l’appréhension de la relation triangulaire peut être malaisée pour ces salariées... Dans un tel contexte, « les compétences sociales telles que la capacité à “se vendre” et à se mettre en scène face à sa hiérarchie deviennent cruciales » (p. 234).

      8Comme le souligne la conclusion, cette plongée dans l’univers des hôtesses d’accueil « donne à apprécier une des places que le capitalisme contemporain assigne à la féminité : érigée en symbole de l’entreprise, missionnée à des fins de représentation, simultanément dévalorisée et toujours subordonnée » (p. 235). Elle dessine aussi « les contours d’une nouvelle figure du monde du travail : celle du salarié de l’externalisation “à demeure” » (p. 237) évoluant dans un contexte incertain et marqué par la confusion des rôles. Si l’on peut douter des rapprochements possibles que fait l’auteur entre les hôtesses d’accueil et d’autres catégories de salariés externalisés (consultants…), la conclusion n’en suggère pas moins plusieurs stimulants prolongements. Offrant une analyse fine, nuancée et souvent contre-intuitive d’une profession jusqu’alors largement méconnue, cet ouvrage atteste la vigueur d’un domaine de recherche sociologique en plein essor : celui de l’étude des personnels d’accueil et de service.