Écologie : pourquoi bouge-t-on si peu ?
Notre maison brûle, nos sociétés marchent sur la tête, mais l’on regarde ailleurs. Pourquoi ? La sidération se conjugue avec l’illusion qu’on aura le temps et l’incapacité à imaginer d’autres issues. D’où l’importance de démontrer, par l’exemple, qu’autre chose est possible. Et enthousiasmant.
On peut lire les grands enjeux de notre temps à travers le prisme de trois grandes insoutenabilités (financière, sociale, écologique)1. Si cette dernière n’est guère perceptible à l’aune du seul produit intérieur brut, elle est évidente si l’on regarde l’aggravation de l’empreinte écologique. L’alerte a été lancée maintes fois : il faudrait plusieurs planètes pour étendre le mode de production, de consommation et de déjection des pays occidentaux à toute la population humaine. Dès lors que l’Inde et la Chine ont adopté ce modèle, l’insoutenabilité est patente. Les pays en développement sont les premiers concernés. Selon les autorités chinoises, au rythme actuel de désertification, d’urbanisation, d’usage de la voiture, il faudra déménager Pékin d’ici une trentaine d’années : la barrière forestière qui sépare la ville du désert de Gobi est de plus en plus fragilisée et les vents de sable menacent la capitale, déjà gravement polluée, d’ensablement.
L’insoutenabilité sociale se manifeste de façon spectaculaire par le creusement des inégalités : selon Oxfam, la fortune personnelle de 67 personnes2 est égale aux revenus cumulés de la moitié des habitants de la terre (3,5 milliards). En 1998, selon le Programme des Nations unies pour le développement, la fortune de 225 d’entre elles équivalait au revenu de 2,5 milliards d’êtres humains. On marche sur la tête ! Jamais les inégalités entre classes sociales n’ont été si fortes. Ce que confirme Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Cette situation est aggravée par la machine à aspirer la richesse au profit d’une petite fraction de la population mondiale3. Les effets sont dramatiques sur le plan démocratique : le passage d’une économie de marchés à une société de marchés4 signifie que tout devient marchand, y compris les relations humaines ou amoureuses, le politique, les enjeux éducatifs et spirituels, etc. En détruisant la substance même des sociétés, leurs valeurs, leur identité, ce fondamentalisme marchand ouvre des autoroutes au fondamentalisme identitaire.
L’insoutenabilité financière est perceptible, elle, dans le volume des transactions sur les marchés financiers, trente fois supérieur à celui des échanges de biens et services. Une montagne spéculative gonfle des bulles aux conséquences de plus en plus désastreuses.
Face à un tel constat, tout le monde devrait être sur le pont, interpeller les responsables publics, déclencher des pressions citoyennes, des mouvements alternatifs. Mais dans le flot des catastrophes annoncées tous les matins (sans être hiérarchisées), les problèmes liés au climat, à l’énergie, à la biodiversité, à la crise financière, finissent par tomber dans l’escarcelle du « tout va mal ». Et même si, pour des fractions croissantes de la population, les conséquences sont redoutables, nos modes de vie et d’organisation ne sont guère ébranlés. Bernard Perret évoque une situation de « drôle de guerre » : on sait que l’on est entré dans une période absolument dramatique de l’histoire, mais rien n’a fondamentalement changé. Pourquoi ? Comment dépasser l’inertie ?
Des contradictions qui paralysent
Nous sommes confrontés à plusieurs contradictions. La contradiction émotionnelle est liée à la gravité même de la situation. Les diagnostics alarmistes n’émanent plus simplement de militants, mais aussi de groupes d’experts comme le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (on prend le chemin de ses prévisions les plus pessimistes). Un rapport financé par la Nasa, étudiant dans l’histoire les effondrements d’empires et de civilisations, explique qu’il est en train de se produire la même chose, au niveau mondial cette fois. Il repère deux causes majeures : la destruction des écosystèmes et le creusement des inégalités sociales, avec des oligarchies complètement autistes. Seulement, plus on en reste à une logique d’alerte et de dramatisation qui, rationnellement, devrait provoquer davantage de convergence et d’énergie, plus le choc, au contraire, produit de la peur, du repli et, finalement, de l’impuissance.
Plus on en reste à une logique d’alerte et de dramatisation, qui devrait provoquer davantage de convergence et d’énergie, plus le choc produit de la peur, du repli et de l’impuissance.
Cette contradiction se retrouve face à l’explosion des inégalités : les catégories intermédiaires devraient repérer combien la logique de captation des richesses par les ultra-riches est la cause principale de leur déclassement. Mais les ultra-riches leur paraissent tellement inaccessibles que les classes moyennes, se sentant menacées, cherchent à maintenir une distinction sociale en se retournant contre plus pauvres qu’elles : aujourd’hui contre les immigrés, les « fainéants » au RSA, les Roms… Wilhelm Reich parlait de la « peste émotionnelle ».
À cette contradiction émotionnelle, il faut ajouter la contradiction temporelle. Certes, la gravité des enjeux écologiques est à court terme (2050 est un très court terme écologique) mais, sur le plan social, pour des milliards d’êtres humains, « le projet de vie est à 24 heures » pour reprendre une expression de Bertrand Schwartz. 2050, ou même 2030, c’est une éternité quand on se demande comment survivre ou faire survivre sa famille dans les jours qui viennent. Cette double contradiction tend à faire diverger les forces écologiques et sociales.
Or on n’avancera pas sur les défis écologiques si l’on n’avance pas aussi – et prioritairement – sur la question sociale. Il revient aux mouvements écologistes de l’entendre, et au mouvement syndical de faire sienne la question écologique. Une vaste coalition qui dirait, par exemple : « Les dizaines de milliards de la fraude fiscale, profitant du poumon des paradis fiscaux, sont intolérables au regard des investissements écologiques et sociaux nécessaires », donnerait une base de négociations. Elle pourrait inviter à substituer la sobriété (on attaque le superflu des ultra-riches) aux logiques d’austérité (on attaque le nécessaire des plus pauvres).