• « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle »
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    Pour l’écrivain et enseignant Karim Amellal, l’ubérisation du monde du travail fait voler en éclats tous les acquis sociaux obtenus depuis près de deux siècles. Dans son dernier ouvrage, La Révolution de la servitude (Demopolis, 2018), Karim Amellal, enseignant à Sciences Po, dénonce les excès de l’économie numérique et ses incidences sur l’emploi. Il appelle à une régulation de l’Etat afin de mieux protéger les travailleurs. M. Amellal est également membre de la mission contre la haine sur Internet lancée (...)

    #Deliveroo #Uber #travail

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      « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle »
      Propos recueillis par Aurélie Collas, Le Monde, le 7 avril 2019

      Pour l’écrivain et enseignant Karim Amellal, l’ubérisation du monde du travail fait voler en éclats tous les acquis sociaux obtenus depuis près de deux siècles.

      Dans son dernier ouvrage, La Révolution de la servitude (Demopolis, 2018), Karim Amellal, enseignant à Sciences Po, dénonce les excès de l’économie numérique et ses incidences sur l’emploi. Il appelle à une régulation de l’Etat afin de mieux protéger les travailleurs. M. Amellal est également membre de la mission contre la haine sur Internet lancée par le premier ministre, Edouard Philippe, en 2018.

      Uber, Deliveroo… les plates-formes numériques qui s’installent dans nos villes n’échappent pas aux controverses : on leur reproche de générer de la précarité, d’exploiter les failles réglementaires. En quoi heurtent-elles notre modèle social ?

      Karim Amellal : Ce phénomène communément appelé l’« ubérisation » consiste en la mise en relation, par des plates-formes numériques, de clients avec des travailleurs qui nourrissent ces plates-formes de leur force de travail : chauffeurs privés, livreurs de repas à vélo, chargeurs de trottinettes électriques, etc. Cette « économie de plates-formes » a souvent recours à des autoentrepreneurs : des travailleurs qui ne sont pas salariés et n’ont donc pas de contrat de travail. Cela signifie qu’ils n’ont pas d’assurance-chômage, pas de congés payés, pas de congés maladie, pas de salaire minimum, pas de syndicats. Ils cotisent pour une retraite au rabais et n’ont aucune sécurité de l’emploi.

      Les risques qu’endossent ces travailleurs « ubérisés » sont loin d’être compensés par leur rémunération, qui reste faible. Prenons l’exemple d’un chauffeur Uber qui travaille quarante heures par semaine. Il perçoit un chiffre d’affaires de 3 680 euros par mois, duquel il faut déduire les charges : la commission prélevée par Uber (la cotisation au régime social des indépendants, le coût de la voiture, etc.), lui reste un salaire net de 560 euros. S’il passe à soixante heures, il gagnera 1 320 euros net par mois – soit un salaire horaire de 5,50 euros, en deçà du taux horaire du smic (7,72 euros).

      Dans « La Révolution de la servitude », vous affirmez que l’ubérisation est « l’ennemie du progrès social ».

      Derrière le discours de ces plates-formes – c’est « le monde de demain », tout le monde est gagnant (le « win-win ») –, la réalité s’apparente bien souvent à une régression sociale, un retour au monde d’avant. Le capitalisme technologique fait voler en éclats tous les acquis sociaux obtenus depuis la fin du XIXe siècle. On se retrouve avec des conditions de travail dignes des canuts du XIXe siècle ou des ouvriers de Germinal. Les travailleurs ubérisés sont en quelque sorte les prolétaires du XXIe siècle.

      Pour certains, mieux vaut être livreur à vélo que chômeur. En effet. Mais alors pourquoi pas aussi cireur de chaussures dans la rue ou travailleur à la tâche ? Il y a, en France, quelque chose qui s’appelle le progrès social et qui, au prix de deux siècles de luttes, garantit à chacun un minimum de protections. La loi travail de 2016 a apporté des avancées pour davantage protéger les travailleurs indépendants, en permettant qu’ils s’organisent collectivement ou en introduisant une responsabilité sociale des plates-formes en cas d’accident du travail. Actuellement, un débat est en cours au Parlement visant à proposer aux plates-formes une charte sociale couvrant leurs travailleurs. Mais c’est loin d’être suffisant.

      Ces nouveaux « métiers » ne répondent-ils pas aussi à un désir d’indépendance ?

      Beaucoup de travailleurs ubérisés se disent effectivement satisfaits de leur sort, du moins au début. Ils sont lucides quant aux difficultés de leur tâche, mais ils travaillent quand ils veulent, n’ont pas de patron… « Libre » est le mot qui revient presque à chaque fois. Le problème, c’est : à quel prix ?

      Un certain nombre finissent aussi par changer d’avis, lorsqu’ils voient le tarif des courses diminuer, leur rémunération se détériorer, leurs horaires gonfler… La plupart des plates-formes ont un fonctionnement « top-down » très classique, où les règles sont entièrement décidées au sommet de la pyramide. Quand Deliveroo décide de supprimer le bonus « pluie » des coursiers, quand Uber augmente sa commission, ces décisions sont prises sans discussion.

      L’ubérisation a-t-elle un impact perceptible sur le marché de l’emploi ?

      On estime à environ 200 000 le nombre de personnes en France auxquelles ont recours les plates-formes collaboratives. Selon l’Insee, la part des travailleurs non salariés dans l’emploi est stable sur les dix dernières années, autour de 10 %. Sur le plan macroéconomique, l’accroissement du travail indépendant n’est pas spectaculaire ; il est plus net dans les secteurs et les villes où l’ubérisation est la plus forte. Toutefois, près de 90 % de la population active est encore employée sous le régime du salariat.

      Un autre impact réside dans l’accroissement des inégalités. Les études montrent que le marché de l’emploi se polarise aux deux extrémités : d’un côté, les travailleurs peu qualifiés, précaires, mal payés, souvent issus de quartiers déshérités. De l’autre, les travailleurs très qualifiés qui, eux, occupent de « vrais » emplois, protégés et bien rémunérés. Ce creusement n’est pas le résultat exclusif des plates-formes numériques, mais elles contribuent à précariser davantage les emplois peu qualifiés. Par ailleurs, à la question de savoir si le numérique crée plus d’emplois qu’il n’en détruit, les avis sont partagés. La plupart des études montrent que le numérique engendre certes de la richesse, mais assez peu d’emplois.

      Faut-il s’attendre à ce que le travail ubérisé progresse dans tous les secteurs ?

      Rien n’est moins sûr, car le modèle économique de ces géants du numérique est fragile. Les plates-formes ne sont pas toujours rentables, malgré leur valorisation qui se chiffre en dizaines de milliards de dollars. Uber accumule même de lourdes pertes. Leur fragilité vient aussi du fait qu’elles ne reposent pas, pour la plupart, sur un avantage technologique majeur : que leur réputation s’écorne, qu’une autre plate-forme arrive avec un meilleur service, et le business s’effondre.

      Enfin, et il y a tout lieu de s’en réjouir, on commence à les réguler. Récemment, plusieurs décisions de justice ont donné gain de cause aux travailleurs indépendants. [En novembre, un arrêt de la Cour de cassation a requalifié en salarié un cycliste de Take Eat Easy, une plate-forme de livraison de repas qui a, depuis, fait faillite. En janvier, la cour d’appel de Paris a estimé qu’un chauffeur Uber pouvait se prévaloir d’un contrat de travail.] Ces décisions bousculent leur modèle économique, qui repose sur un coût du travail le plus faible possible pour davantage valoriser l’entreprise. Cela ne laisse pas augurer la fin de l’ubérisation, mais du moins les plates-formes les plus prédatrices vont-elles devoir s’adapter