la Cour de cassation remet les pendules à l’heure – Anti-K

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  • Esclavage. Travail forcé : la Cour de cassation remet les pendules à l’heure – Anti-K
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    L’absence d’un contrat de travail n’empêche pas d’obtenir une réparation intégrale, surtout pour des mineurs réduits au travail forcé. Dans un arrêt du 3 avril 2019, la Cour de cassation donne raison à une jeune femme, esclave domestique pendant sept ans.

    Il est des dossiers qui concentrent à eux seuls la misère humaine, l’inhumanité et la cupidité et les errements judiciaires, errements qui se rattrapent in fine par une belle décision de justice de principe.

    Fatima B., 12 ans, Marocaine, est entrée en France en 1994 avec le passeport de la fille des époux E. G. en vue de la faire travailler à leur domicile. Le couple n’effectue aucune démarche pour régulariser sa situation. Rien n’est fait pour l’inscrire dans une école, l’alphabétiser, lui apprendre le français. Grâce aux livres scolaires de l’un des enfants de la famille, Fatima B. commence néanmoins à s’instruire, seule.

    Des années durant, la jeune fille est contrainte, avec des amplitudes horaires indécentes, sans congés ni jours fériés, ni repos hebdomadaire, de servir l’ensemble des membres de la famille, préparant le petit déjeuner du père le matin tôt avant qu’il se rende à son travail, préparant ensuite celui de toute la famille, faisant la vaisselle, le ménage, s’occupant des enfants, préparant les repas. Elle a l’interdiction d’utiliser les commodités familiales, devant se laver à l’eau froide et avec les produits d’entretien de la maison. Elle est en réalité privée de tout, y compris de chauffage dans le lieu où elle est autorisée à dormir quelques heures. En situation irrégulière, elle se tait, par crainte d’être expulsée vers son pays d’origine.

    Fatima B. est contrainte, avec des amplitudes horaires indécentes, sans congés ni jours fériés, ni repos hebdomadaire, de servir l’ensemble des membres de la famille

    Tout juste majeure, ce qu’elle ignore d’ailleurs, Fatima B. parvient à prendre la fuite en 2001 et porte plainte contre les époux E. G. Une longue bataille judiciaire commence avec le soutien du Comité contre l’esclavage moderne. Sa plainte est tout d’abord classée sans suite. Défendue par son avocat, Rémi Goehrs, elle dépose alors une plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction. L’instruction dure cinq ans et en 2009, les époux E. G. sont enfin renvoyés devant le tribunal correctionnel.

    Contre toute attente, et malgré les réquisitions du procureur de la République en faveur d’une condamnation des époux E. G., ces derniers sont relaxés par le tribunal. C’est en cour d’appel, à Versailles, le 14 septembre 2010, que le couple est finalement, et définitivement, condamné pour avoir fait travailler Fatima B., sans la rémunérer, alors même que sa vulnérabilité et son état de dépendance étaient manifestes1. Si la condamnation pénale réussit, en partie, à réparer la souffrance psychologique causée par ces années de maltraitance, elle ne peut néanmoins en réparer le préjudice économique et moral.
    Arrêt cinglant de la Cour de cassation

    Une nouvelle bataille judiciaire commence afin de faire reconnaître le préjudice résultant de ses sept années de labeur : en 2014, la requête de la jeune femme est jugée irrecevable par le conseil de prud’hommes. Deux ans plus tard, en 2016, la cour d’appel de Versailles statuant en matière sociale prend acte de la condamnation pénale des époux E. G. mais rejette les demandes indemnitaires de Fatima B. au motif qu’elle « n’apporte pas la preuve de l’existence de la relation salariée », ce qui est pour le moins paradoxal s’agissant du travail forcé d’une enfant de 12 à 18 ans !

    Dans un arrêt cinglant de principe du 3 avril 2019, la Cour de cassation fustige les juges de la cour d’appel. Tant le droit international que le droit communautaire priment sur le droit national, rappelle la Cour de cassation, et notamment les principes fondamentaux d’abolition de l’esclavage et d’interdiction absolue du travail forcé consacrés dans l’article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH). Ces valeurs fondamentales inhérentes aux sociétés démocratiques n’appellent aucune « restriction et ne souffre[nt] d’aucune dérogation ».

    Les Etats peuvent être tenus pour responsables de leurs défaillances à protéger de manière efficace les victimes d’esclavage, de servitude ou de travail forcé

    Cet article 4 de la CESDH impose aux Etats qu’ils s’abstiennent de porter atteinte aux principes fondamentaux mais également qu’ils adoptent des dispositions pénales effectives sanctionnant de telles pratiques. Les Etats peuvent donc être tenus pour responsables de leurs défaillances à protéger de manière efficace les victimes d’esclavage, de servitude ou de travail forcé. C’est en ce sens que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France à deux reprises, en juillet 2005 (Arrêt Siliadin contre France) et en octobre 2012 (Arrêt CN et V contre France), dans des affaires similaires où des jeunes filles mineures avaient été victimes de servitude et de travail forcé.

    La CEDH retient que la loi française en vigueur à l’époque ne permettait pas une protection effective des victimes. Il faut attendre août 2013 pour que la France se penche sur ses obligations légales et qu’une loi soit votée afin d’incriminer ces pratiques contraires aux droits fondamentaux. C’est ainsi que l’esclavage, la servitude et le travail forcé sont désormais pénalement sanctionnés par les articles 224-1 A, 225-14-1 et 225-14-2 du code pénal.
    Droits des enfants

    Tout enfant dispose de droits, assène la Cour de cassation, tels que l’interdiction de sa remise à un tiers en vue de l’exploitation économique de sa personne, l’interdiction de le faire travailler en France avant l’âge de 16 ans (sauf dérogation) ou encore l’interdiction de l’astreindre à un travail comportant des risques pour sa santé, son développement physique, mental, social. Ces droits pourtant élémentaires ont été écartés d’un revers de manche par les juges de la cour d’appel.

    L’absence de contrat de travail n’est pas un obstacle à l’application du principe de réparation intégrale du préjudice subi, préjudice aggravé lorsque la personne est mineure

    L’absence de contrat de travail n’est pas un obstacle à l’application du principe de réparation intégrale du préjudice subi, préjudice aggravé lorsque la personne est mineure, affirme la Cour de cassation. Ce principe s’applique déjà dans nombre de domaines relatifs à la protection des droits des salariés et consiste à replacer celui qui a subi le dommage dans la situation où il se serait trouvé si le comportement dommageable n’avait pas eu lieu.

    La Cour de cassation revêt sa décision de tous les signaux de visibilité particulière : cet arrêt comporte la mention « P.B.R.I ». La haute cour « hiérarchise » en effet ses arrêts en prévoyant des formalités de publicité plus ou moins importantes : « P » désignant les arrêts publiés au Bulletin des arrêts des chambre civiles ou criminelles, « B », au Bulletin d’information de la Cour de cassation (BICC), « R », les arrêts analysés dans le rapport annuel de la Cour de cassation et « I », ceux diffusés sur le site Internet de la haute cour. Ces différentes mentions peuvent être combinées, que ce soit « P+B », « P+B+R » ou encore « P+B+R+I » pour une visibilité maximale. Dernier signe, l’affaire n’a pas été renvoyée devant la même cour d’appel (Versailles) autrement composée mais devant la cour d’appel de Paris.

    Au bout de quinze ans, la bataille de Fatima B. a trouvé écho auprès de la plus haute juridiction française. Aujourd’hui reconnu, son préjudice reste donc à indemniser. La bataille continue.

    Sophie Kerihuel est avocate au barreau de Paris. Elle travaille au sein du cabinet Boussard-Verrecchia.

    1.Le mari a été condamné à 20 000 euros d’amende et la femme à un an d’emprisonnement avec sursis.