Un commentaire du blog de Jean-No qui parle du point de vue d’une autrice.
Blanche
25 décembre 2022 à 11 h 12 min
Sur ta suggestion, je copie ici la très longue réponse que je t’ai faite sur Mastodon.
Je fais partie des signataires de la tribune publiée sur Médiapart, et je ne me sens pas « mauvais gagnant », parce qu’on n’a pas gagné.
La direction du FIBD a choisi l’annulation pour protéger Vivès et se dédouaner à peu de frais en disant en gros « on était prêts à discuter de la responsabilité de l’artiste, mais ces hystériques ne nous ont pas laissé le choix ». Sauf qu’il n’y a aucune réflexion sur la responsabilité du FIBD.
Je vais commencer par pointer que je suis d’accord avec plusieurs choses, et que c’est pour ça que j’ai l’espoir qu’on puisse en discuter réellement. Je suis d’accord avec le fait que le saupoudrage de persos appartenant à des minorités dans une œuvre pour se donner bonne conscience de façon superficielle sans changer le reste du modèle médiatique n’est pas un horizon souhaitable. C’est pauvre, et c’est souvent une arme pour faire taire ces minorités. Je suis d’accord aussi avec le fait qu’il faut toujours se méfier des arguments de moralité pour censurer l’art, et en tant que personne queer (et blanche et privilégiée par ailleurs), c’est quelque chose que je n’ai jamais oublié et qui m’a précisément fait réfléchir longuement au « cas Vivès ». L’argument de la loi n’est pas suffisant du tout (et d’ailleurs la tribune évite délibérément cet angle).
Mais je crois que ce texte pêche par une focalisation sur l’individuel, c’est-à-dire la responsabilité de l’artiste (et son avenir professionnel une fois mis devant ses responsabilités), sans voir tout le reste : Qui a la possibilité de devenir artiste ? Comment l’art est influencé et médiatisé par différentes instances (les maisons d’éd., les médias culturels, les institutions publiques, les festivals…) ? Quel est leur rôle, avec quelles conséquences ?
Et je crois que c’est particulièrement facile à comprendre au sujet de l’argument pour la légitimité des acteurices à jouer ce qu’iels ne sont pas. Il faut absolument voir le documentaire « Disclosure » sur Netflix qui discute des conséquences réelles et profondes du « droit des personnes cis à jouer des persos trans » à la fois en termes de représentation et d’opportunités de travail quasi-inexistantes pour les acteurices trans aux É-U. Idem sur la question de l’actrice noire « pas assez foncée » pour jouer Nina Simone : l’idée que « ça va trop loin » sous-entend que quand même, un Noir est un Noir, il faut pas chipoter, et ignore complètement la réalité et les conséquences dramatiques du colorisme, qui est entretenu et renforcé à un niveau collectif par la mise en avant systématique d’actrices et de célébrités noires à la peau claire.
Mais ça n’est pas qu’une question d’image : au cœur du problème, il y a évidemment ce qui est raconté. Et donc la question de la légitimité de tout un chacun à créer des œuvres parlant de ce qu’on est pas. Là aussi, le problème n’est pas à regarder uniquement au niveau individuel, mais plutôt à l’échelle collective. Avec l’argument « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », les auteurs blancs privilégiés peuvent continuer à être publiés, c’est super, rien à changer. Sauf qu’il y a des conséquences systémiques sur l’accès à la profession d’auteur, à l’argent et à l’exposition médiatique. Le problème, ce n’est pas qu’individuellement, quelqu’un parle d’un sujet « de l’extérieur », c’est qu’iel prend la place de quelqu’un qui pourrait en parler « de l’intérieur », et qui aurait des choses à exprimer qu’iel serait seul·e à pouvoir exprimer justement sans tomber dans une représentation superficielle à la Benetton. Quand on fait l’effort de lire, d’écouter ou de regarder l’art de personnes appartenant à ces diverses communautés (ou minorités non organisées en communautés, d’ailleurs), on se rend compte qu’iels ont des choses à dire, à nous apprendre sur l’expérience humaine, et qu’on est généralement très loin d’une bienpensance aseptisée. Mais justement, il faut faire l’effort, il faut aller chercher, parce qu’iels sont maintenu·es à l’écart.
Il y a des limites matérielles et financières à ce qui peut être publié, et quand certaines catégories de la population trustent la profession, c’est précisément là qu’on se retrouve avec des décisions qui soit mettent en avant le même pt de vue oppressif traditionnel (sexiste, raciste, etc.) en se cachant derrière la nécessaire liberté absolue de l’art, soit ne laissent la place qu’à des produits de consommation pseudo-inclusifs tièdes parce qu’iels ne comprennent pas les enjeux.
Et au-delà du pouvoir de décision des maisons d’éd. ou des financeurs, il y a un « milieu », un système (là aussi) de sociabilités qui continue à exclure, en exigeant par exemple des autrices qu’elles acceptent de bonne grâce de côtoyer des auteurs dont tout le monde sait qu’ils sont des connards dangereux, parce qu’il faudrait voir à pas être trop chiantes non plus. Déjà qu’on les laisse publier leurs histoires de filles, hein. À répéter pour les autres minorités.
Et là-dedans, le FIBD a un rôle important, à la fois de lieu de sociabilisation des auteurices, et de prescripteur culturel (subventionné par de l’argent public). Un artiste peut se rêver en sale gosse irrévérencieux, en poil-à-gratter de la société bla bla bla, mais le FIBD ne peut pas. Le FIBD, de par sa fonction, présente un art qui se retrouve de fait « art officiel », légitime et institutionnel. Le FIBD a une fonction politique. Et c’est là qu’on ne peut pas ignorer « la morale », dans le sens des valeurs que le FIBD défend activement. Pour moi et les autres signataires de la tribune, le féminisme – c’est-à-dire la lutte pour parvenir à une égalité de fait dans la société – est important. Or Vivès, malgré toutes les qualités narratives et artistiques de ses œuvres, est ouvertement, bruyamment, agressivement anti-féministe.
Si le FIBD ne lui consacre pas d’expo, il ne le censure en rien. Mais s’il lui consacre une expo, il met de fait en avant un discours conservateur et excluant. Le problème, c’est qu’au moment de faire la programmation, ça ne dérange visiblement pas la direction artistique du FIBD, et que dans le communiqué (non-signé) annonçant l’annulation, à aucun moment la responsabilité morale du FIBD n’est évoquée.
C’est marrant, parce que l’expression « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre » appliquée dans ce texte aux mobilisé·es contre l’expo, c’est exactement celle qui m’est venue à l’esprit au sujet de Vivès et d’au moins un des directeurs artistiques du FIBD, qui se pensent comme des critiques d’une bien-pensance hégémonique, alors qu’ils sont au contraire du côté de l’ordre établi, favorisés dans l’accès aux postes et aux prix. Dans ma métaphore, le beurre, c’est l’absence totale de responsabilité parce « l’art, m’voyez », et l’argent du beurre, c’est à la fois l’argent qu’ils touchent et la position d’être en mesure de se faire plaisir à écrire les BD ou monter les expos qu’ils veulent (celles qui célèbrent les femmes en montrant les gros nichons de la crémière, bien sûr).
Cette année il y a 3 expos consacrées à des autrices sur 11 expos individuelles (+ 4 expos collectives où on risque de retrouver le même genre de proportion), et il faudrait s’estimer heureux·ses ?! L’expo Vivès, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais il reste bien rempli, le vase. Elles restent bien là, les inégalités. Ras-le-bol. On devrait continuer à se contenter de miettes, et dire merci en plus ?
Si on se rassemble pour signer des tribunes et des pétitions, c’est parce qu’on ne se bat pas contre un auteur, mais contre tout un système discriminatoire. Et on est loin d’avoir gagné.
Mais j’accueille volontiers la discussion, puisque j’ai forcément moi aussi des angles aveugles.