• Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation | Cairn.info
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    Le concept de Contrat de Lecture est apparu en 1985 pour faire face à une problématique précise du marketing de la presse. Il s’agissait à l’époque, dans un contexte concurrentiel renforcé, de mieux distinguer, au sein d’un type de presse donné, celui des magazines féminins, des positionnements et des identités spécifiques, au-delà d’une grande similarité de contenus thématiques – la catégorie de presse « magazines féminins » étant constituée comme un genre spécifique. Ce concept était développé par Eliseo Veron [1]
    [1]
    Veron Eliseo, « L’analyse du contrat de lecture », Les médias :… dans le cadre à la fois de la linguistique de l’énonciation, marquée par Jakobson et Benveniste, et de la sémiotique de Peirce, avec la mise en regard d’un monde construit comme objet, d’un discours comme signe et d’une instance de production ou de réception comme interprétant. Il trouvait des échos dans des réflexions connexes venues des études littéraires et génériques [2]
    [2]
    Lejeune Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll.…, dans une importance nouvelle donnée à la notion de relation face à celle de contenu avec l’école de Palo-Alto, dans la montée en puissance d’un modèle communicationnel [3]
    [3]
    Charaudeau Patrick, Langage et discours. Éléments de… qui posait le cadre des conditions a priori de l’interlocution, ou encorerr dans l’esthétique de la réception de l’école de Constance [4]
    [4]
    Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception,… et dans les approches pragmatiques issues du monde anglo-saxon. Au déclin des logiques purement structurales, un nouveau modèle faisait son apparition ; il mettait en scène les tenants et les aboutissants de la communication médiatique et les intégrait à l’espace sémiotique du discours en les dévoilant à travers des marques spécifiques, verbales ou visuelles. Ce modèle allait faire florès au sein des spécialistes du marketing éditorial, car à travers la mise en scène d’un destinataire (« je suis une femme Elle », « je suis une femme Marie-Claire »), il permettait de faire le lien avec les attentes du lecteur, des lecteurs et donc de l’audience. Pour abstraite qu’elle fût, la figure du « destinataire construit » permettait de dépasser les analyses de contenus et rejoignait la problématique opérationnelle de tout média : créer un lien fort et continu avec un public et monnayer ce lien auprès des publicitaires et des marques.

    2Ce modèle du Contrat de Lecture faisait l’hypothèse puissante de la mise en scène, dans l’espace sémiotique constitué par un titre de presse, d’une figure de l’émetteur (versus les producteurs effectifs de ces contenus : journalistes, rédactions, éditeurs mais aussi publicitaires et marques), d’une figure du destinataire construit (versus le lectorat effectif), d’une relation spécifique entre eux et d’un monde construit déterminé (l’univers de la mode, l’univers féminin par exemple), un univers de référence co-interprété en production et en réception

    Les études qui en découlent s’inscrivent à la fois dans des approches « en émission », sous forme d’analyses sémiotiques d’un Contrat de Lecture spécifique dans son champ de concurrence (les titres du même segment de presse), et en « réception », sous forme d’analyses qualitatives du discours rationnel, mais aussi imaginaire, « projectif » des lecteurs engagés dans ce type de contrat. La plupart des dispositifs d’étude mis en œuvre dans ce domaine articulent ces deux dimensions, vérifiant, dans des démarches qualitatives auprès des lecteurs interrogés en groupe ou individuellement, des hypothèses sémiotiques posées en chambre à travers l’analyse souvent comparative de corpus et portant sur l’ensemble des dimensions du magazine : textes, images, mise en page, couverture, etc. Ces approches ont vocation à contribuer au pilotage d’un titre dans le temps et à son optimisation, justement quand l’éditeur pressent que le contrat est en train de se dénouer ; mais elles sont aussi utilisées pour accompagner des lancements de titres nouveaux, l’analyse des réactions des lecteurs et du champ de concurrence permettant d’hypostasier une identité et un positionnement encore virtuels. Cette méthodologie est aussi utilisée de manière un peu différente pour bâtir des argumentaires visant à convaincre les annonceurs de la pertinence des supports qu’ils peuvent choisir pour communiquer, puisque le « Contrat de Lecture » permet de dessiner la figure idéalisée du récepteur. Si le concept s’est vulgarisé, si ses fondements théoriques sont moins lisibles aux acteurs eux-mêmes, il est devenu, en tout cas dans le champ de la réflexion française sur les médias, un repère fort et une méthode effectivement mise en œuvre.

    Le succès du modèle, on l’a dit, est lié à la possibilité qu’il donne de véritablement penser le destinataire du média et de lui donner une présence palpable parce qu’objectivée dans les signes et les discours. De fait, pour la presse, mais encore davantage pour la radio ou pour la télévision, la distance inhérente à toute médiation, la dimension ontologiquement in abstentia du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur, a constitué un obstacle, un manque, quelque chose contre quoi le monde médiatique a lutté par tous les moyens. Que l’on pense par exemple à la valorisation du direct pour les médias de flux. Le Contrat de Lecture, comme grille d’interprétation, permettait sur un autre plan, plus conceptuel, de se rapprocher du public en invitant chaque média à dessiner la figure de celui à qui il s’adresse comme individu impliqué dans une sémiosis donnant sens à un univers construit en commun, selon le dispositif que l’outil défini par Eliseo Veron s’est attaché à expliciter

    Il faudrait donc au final distinguer plusieurs types de conception du public dans l’espace médiatique : le destinataire construit, c’est-à-dire l’espace sémiotique de la réception que dessine le média, l’être de signes qui compose la figure de celui à qui le média s’adresse et que révèle le Contrat de Lecture ; le destinataire représenté comme public (vs être du monde), c’est-à-dire le public iconiquement mis en scène dans le média en tant que tel ; le destinataire interactif, inscrit dans des dispositifs d’échange effectifs, ces deux derniers niveaux étant des formes manifestes du premier

    Les médias interactifs créent des territoires de conversation qui permettent d’échanger, de débattre, de discuter, à propos d’une information communiquée par eux. L’intérêt ne se concentre plus seulement sur l’information, mais se déplace sur le pouvoir de converser, d’interagir, de s’inscrire dans une communauté éphémère dont l’enjeu ou le prétexte est initialement proposé par le média, mais réapproprié à chaque instant par le public par le biais de reprises (ce qui fait du lecteur un média lui-même), de commentaires, de votes et de réactions.

    On l’a vu, le lecteur (comme l’auditeur ou le téléspectateur) n’est plus seulement représenté dans l’espace sémiotique du titre (cf. la notion de destinataire construit), il est aussi potentiellement présent dans cet espace avec son propre discours, produisant éventuellement lui-même des contenus, interagissant avec d’autres au sein de réseaux sociaux sous l’égide du média, dialoguant avec le média lui-même. Il faudrait alors non plus parler d’un Contrat de Lecture, mais d’un Contrat de Conversation dans lequel chacun est susceptible de prendre la parole, sous les yeux de tous, et dans lequel le modèle de la lecture, où on m’assigne une place, à laquelle je me conforme ou non, est supplanté par celui de l’échange, porteur en lui-même de réciprocité.

    #Contrat_lecture