• « L’Invention de la Terre » : le géographe Franco Farinelli déshabille la planète

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    La Terre, autrefois, était nue. Elle ne l’est pas restée longtemps. Tel est à peu près le récit des origines du monde que fit, au VIe siècle avant notre ère, Phérécyde de Syros. Le vide, comme toujours dans les mythes, était peuplé, mais de trois êtres seulement : le Ciel, la Terre et l’Océan. Le fragment conservé du livre où le philosophe racontait leur histoire montre la Terre, alors appelée Chtôn, s’avancer voilée vers le Ciel sous les yeux de l’Océan, maître de cérémonie. Le voile tombe, apparition fugitive du corps nu de l’épouse, que le Ciel recouvre d’un manteau brodé d’images de fleuves, de lacs, de montagnes.

    #géographie

    • « L’Invention de la Terre » : le géographe Franco Farinelli déshabille la planète

      Les cartes du monde nous dissimulent l’essentiel : sa beauté nue. L’éminent géographe italien invite à sa redécouverte et réinvente sa discipline dans son nouvel et étincelant essai.

      La Terre, autrefois, était nue. Elle ne l’est pas restée longtemps. Tel est à peu près le récit des origines du monde que fit, au VIe siècle avant notre ère, Phérécyde de Syros. Le vide, comme toujours dans les mythes, était peuplé, mais de trois êtres seulement : le Ciel, la Terre et l’Océan. Le fragment conservé du livre où le philosophe racontait leur histoire montre la Terre, alors appelée Chtôn, s’avancer voilée vers le Ciel sous les yeux de l’Océan, maître de cérémonie. Le voile tombe, apparition fugitive du corps nu de l’épouse, que le Ciel recouvre d’un manteau brodé d’images de fleuves, de lacs, de montagnes.

      L’épouse, dès lors, n’est plus Chtôn, souligne Franco Farinelli, qui rapporte la scène dans L’Invention de la Terre. Au moment où elle revêt la forme du monde, ou de ce qui sera, désormais, le monde pour nous, elle devient véritablement Terre, « Gê ». « Chtôn », vieux nom tombé au sol comme le voile, restera dans un adjectif, « chtonien », qui signifie, précise Farinelli, « souterrain, obscur », et renvoie au vide, ou au vague, originel – à l’abîme.

      Qui verra, de nouveau, la nudité de Chtôn ? Double exploration, des figures du manteau et de ce qu’il laisse entrevoir, de l’ordre du monde et du chaos sur lequel, peut-être, celui-ci repose, L’Invention de la Terre prolonge les intuitions de Phérécyde, comprises comme l’expression d’un avertissement : « Voyant l’image de ce qui existe, nous croyons voir ce qui existe », écrit Farinelli, lisant son lointain prédécesseur.

      Le grand géographe italien, professeur à l’université de Bologne, poursuit dans ce livre d’une intelligence étincelante, paru en 2007 en Italie et enfin traduit, le travail de sape qui résume son œuvre, démontage méthodique des représentations du monde construites par la modernité occidentale. Mais qui sape connaît, qui démonte voit de plus près, pièce à pièce, l’objet de son acharnement. De sorte que L’Invention de la Terre se présente d’abord comme une traversée virtuose de deux millénaires d’inventions conceptuelles, à travers les mythes – de la Genèse à l’Odyssée, en passant par l’Enuma Elish babylonienne – et l’histoire de la pensée philosophique et scientifique.

      Géométrisation de l’espace

      Une épopée qui a une protagoniste : la carte géographique, et un enjeu constant : soumettre l’irrégularité du monde aux règles de l’esprit humain. Continuer, en somme, d’habiller la Terre. Le premier dessin qui en fut établi, toujours au VIe siècle avant notre ère, par Anaximandre de Milet, ou, huit siècles plus tard, l’établissement par Ptolémée des règles fondamentales de la cartographie relèvent d’un élan de rationalité où la modernité trouvera sa source. Ainsi Christophe Colomb est-il, selon Franco Farinelli, un héritier de Ptolémée, celui-ci ayant, par la géométrisation de l’espace, créé les conditions « de continuité et d’homo­généité » sans lesquelles le navigateur ­génois n’aurait pu imaginer tracer une ­ligne droite vers l’inconnu.

      La géographie ptolémaïque a d’ailleurs été redécouverte quelques décennies plus tôt, au début du XVe siècle, première étape d’une accélération de l’emprise rationnelle sur le monde qui va en changer la face, sans modifier en profondeur le rapport que l’humanité entretient avec lui. Jamais, rappelle Farinelli, les savants n’ont réellement cru que la Terre était plate. Mais ce qu’on appelle l’« écoumène », sa partie habitable, était, aux yeux des médiévaux, comme une île posée sur une sphère liquide, une île si petite que, de fait, ses habitants vivaient sur une surface plane. Avec la modernité, l’écoumène s’étend à l’infini. Il s’agit toujours, cependant, d’aplatir le monde pour s’y repérer, et le progrès scientifique et technique le permet comme jamais. Qui peut supporter de vivre dans l’immensité ? Qui, depuis les noces de Chtôn, a soulevé le manteau de la Terre ?

      Et pourtant, le voici bien déchiré. Il n’y a pas de cartes pour le cyberespace, pour la circulation instantanée des « unités immatérielles d’information » qui dessine le visage de notre siècle. Le monde se mondialise. Le globe se globalise. Il n’est plus possible, au cœur de ces boucles où le réel enfle et nous renverse, « de faire (…) semblant de croire que la Terre n’est pas ce qu’elle est » – « quelque chose de fonctionnellement discontinu, hétérogène ».

      Sous la surface du réel

      Nous sommes arrivés au point le plus haut de la schématisation du monde, de la réduction de son étrangeté « à une carte géographique » qui, pour Franco Farinelli, « a fondé la conscience occidentale » : l’enjeu est maintenant de redescendre, et au plus vite, puisque rien de ce que nous avions fabriqué ne tient plus debout. Redescendre non vers un âge d’or, une authenticité perdue de notre rapport au monde, mais plus bas, plus en dessous de la surface familière du réel, vers le « corps caché, chtonien, souterrain, obscur, abyssal de la Terre même ». Et recommencer les noces de la Terre et du Ciel.