Après l’arrêt de Paye Ta Shnek, il nous faudrait un « Paye Ton Féminisme »

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    Ce Tumblr, qui publiait depuis sept ans des témoignages de victimes de violences sexuelles, a été un espace et un moment essentiel entre l’affaire DSK et MeToo.

    Après sept années d’existence, Paye Ta Shnek s’arrête. Ce Tumblr, qui publiait les témoignages anonymes de femmes confrontées au harcèlement de rue, voire à des agressions sexuelles, était tenu par Anaïs Bourdet. Ou plutôt devrais-je dire Queen Anaïs, tellement j’apprécie son travail (allez écouter son interview). L’effet de liste de ces interpellations sexuelles et sexistes est saisissant. Et totalement étouffant.

    Anaïs Bourdet a expliqué qu’elle ne supportait plus de faire ce travail. « Je n’en peux plus. Je n’y arrive plus. Je n’arrive plus à lire vos témoignages et à les digérer en plus des violences que je vis dès que je mets le pied dehors. La colère que j’ai accumulée en presque sept ans me bouffe. » Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’extérieur, ce genre de démarche demande un véritable engagement. Il ne s’agit pas seulement de copier-coller des témoignages. Il faut les encaisser, il faut gérer l’afflux énorme de mots, de douleurs, de violence, il faut le cas échéant orienter les femmes vers des associations, être là, présente, tout en gardant une distance pour se préserver, et faire tout cela sans jamais avoir été formée.

    Anaïs est graphiste free-lance. On ne lui a pas appris à gérer la souffrance des autres, et celle que cela pouvait engendrer chez elle. Et puis, la plupart du temps, le travail ne s’arrête pas là. On prend du temps pour participer à des rencontres, des tables rondes, des conférences. Et là, c’est un investissement de temps qui pose la question du militantisme. Comment gérer une vie professionnelle souvent précaire et un engagement qui pourrait prendre toute la place mais qui est effectué gratuitement ?

    Ensuite, il y a la conscience d’un écart qui se creuse. L’écart entre l’investissement que l’on fait et les progrès réels de la cause défendue. Anaïs Bourdet, dans son texte de fermeture de Paye Ta Shnek, dit : « Rien n’a changé, les hommes sont toujours aussi violents. Oui, les hommes. J’ai bien dit les hommes. Toujours trop nombreux à nous traumatiser, toujours pas assez nombreux à nous aider pour que ça pèse dans la balance. […] J’ai passé ces sept dernières années, avec vous, à tout donner pour faire reculer ces violences, aux côtés des assos et collectifs qui se bastonnent aussi sur le sujet, et je n’ai pas réussi à observer le moindre recul. Oui, c’est un constat d’échec. »

    Cette année, dans les cercles féministes, on a de plus en plus parlé de « burn-out militant ». Cette année sans doute aussi parce que le backlash s’est organisé. Parce qu’être une militante féministe sur internet devient de plus en plus difficile face aux cyber-harcèlements organisés par les adversaires qui veulent faire disparaître la parole féministe du web.

    C’est comme si nous nous retrouvions coincées entre d’un côté les violences que nous lisons, dépositaires de ce que subissent les femmes, et de l’autre les violences qui consistent à nous empêcher de parler des premières. Il nous faudrait peut-être un espace qu’on appellerait « Paye Ton Féminisme » où chacune pourrait témoigner de ce qu’elle se mange en raison de son engagement féministe.

    En attendant, on a pris l’habitude de ces messages publiés sur internet expliquant qu’unetelle a décidé de disparaître quelque temps, qu’elle a besoin de s’occuper d’elle, de se protéger. Heureusement, il y en a toujours d’autres pour venir prendre la relève, occuper l’espace, relancer une initiative. La semaine où j’ai appris l’arrêt de Paye Ta Shnek, j’ai rencontré la créatrice du compte Instagram T’as pensé à ? qui publie des témoignages sur la charge mentale, mais pas que : elle m’a dit qu’elle aussi se trouvait confrontée à des histoires de violences conjugales. Elle a lancé son compte il y a quelques mois, elle est la première surprise par son succès. Alors elle veut agir, être utile au plus de femmes possible. Quand l’une s’en va, l’autre arrive (même si Anaïs continue d’animer YESSS, un podcast féministe qui se concentre sur les victoires). Autant dire que les masculinistes ne sont pas prêts d’être débarrassés de nous.
    La liste de témoignages anonymes, une idée géniale

    Si je prends le temps d’évoquer Paye Ta Shnek, c’est parce que ce blog aura été un moment important dans le féminisme récent. Le féminisme sort du purgatoire au moment de l’affaire DSK –en partie d’ailleurs grâce aux alliés de DSK. Les entendre partout dans les médias répéter qu’il s’agit d’un homme parfait, que tout cela c’est de la gauloiserie et que les Américain·es sont vraiment trop puritain·es, a révélé l’extraordinaire complaisance de notre société envers les violences sexuelles.

    À ce moment-là, en privé, entre ami·es, on commence à parler des violences sexuelles que chacun·e a subies. Arrive alors Paye Ta Shnek qui a cette idée géniale de la liste de témoignages anonymes pour montrer l’universalité du phénomène et qu’il n’est pas limité à certains quartiers ou milieux, mais qu’il se retrouve dans toute la France.

    À la suite de Paye Ta Shnek, d’autres blogs s’ouvrent, sur le même principe. Par catégorie professionnelle, les femmes témoignent. Les avocates, les étudiantes, les assistantes parlementaires. C’est aussi pour cela que c’est un peu absurde de dire que la parole s’est libérée au moment de MeToo. C’est un processus qui s’est fait par étapes. Et puis, précisément, il y a eu Me Too qui a franchi un cap : il ne s’agissait plus de témoigner de façon anonyme, mais en son nom propre, via son compte Facebook ou Twitter.

    Le processus de prise de parole et de prise de conscience n’est évidemment pas achevé. Mais Paye Ta Shnek a été un espace et un moment essentiel entre DSK et MeToo. Grâce lui soit rendue.