• Patriotisme et internationalisme : discours de Jean Jaurès (Discours prononcé à la tribune de l’Assemblée nationale, lors de la séance du 7 avril 1895 portant sur le vote du budget militaire).

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    Partout ce sont ces grandes compétitions coloniales ou apparaît à nu les principes mêmes des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe.
    [...]
    Et il ne suffit pas aux nations de s’épuiser ainsi à entretenir les unes contre les autres des forces armées ; il faut encore – et ici je demande la permission de dire nettement ma pensée – que les classes privilégiées, possédantes de tous les pays, isolent le plus possible cette armée, par l’encasernement et par la discipline de l’obéissance passive, de la libre vie des démocraties. (Applaudissements à l’extrême gauche. Interruptions au centre).
    On ne nous a pas caché depuis vingt ans que c’était là aujourd’hui, en Europe, la conception des armées de métier.
    [...]
    Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage.
    [...]
    Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité.
    [...]
    Voilà pourquoi je tiens à le dire du haut de la tribune. Il n’y a pas dans la conscience socialiste du prolétariat universel une seule protestation contre le régime capitaliste qui ne condamne en même temps par une logique invincible les annexions violentes pratiquées sur des peuples qui n’acceptent pas l’autocratie militaire de l’étranger (Applaudissements à l’extrême gauche.)
    [...]
    Ah ! il n’y a aucun rapport entre l’Alsace-Lorraine qui sent battre à côté d’elle, comme un grand cœur qui ne s’arrêtera jamais, le peuple dont elle a été retranchée violemment, et cette Irlande qui n’a aucun point d’appui national hors d’elle-même, ou cette Pologne démembrée qui serait morte depuis longtemps si la vie profonde des peuples avait besoin d’un organisme visible pour subsister silencieusement.
    Et pourtant même pour ces absorbées, même pour ces démembrées, même pour ces dévorés se préparent à l’heure présente et s’accomplissent les lentes réparations, par le seul progrès des libertés générales.
    [...]
    Et puis, messieurs, ce n’est pas seulement le développement de la justice sociale qui abolira les iniquités de nation à nation, comme les iniquités d’individus à individus. De même qu’on ne réconcilie pas des individus en faisant simplement appel à la fraternité humaine, mais en les associant, s’il est possible, à une œuvre commune et noble, où, en s’oubliant eux-mêmes, ils oublient leur inimitié, de même les nations n’abjureront les vieilles jalousies, les vieilles querelles, les vieilles prétentions dominatrices, tout ce passé éclatant et triste d’orgueil et de haine, de gloire et de sang, que lorsqu’elles se seront proposé toutes ensemble un objet supérieur à elles, que quand elles auront compris la mission que leur assigne l’histoire, que Chateaubriand leur indiquait déjà il y a un siècle, c’est-à-dire la libération définitive de la race humaine qui, après avoir échappé à l’esclavage et au servage, veut et doit échapper au salariat. (Applaudissement à l’extrême gauche.)
    Dans l’ivresse, dans la joie de cette grande œuvre accomplie ou même préparée, quand il n’y aura plus domination politique ou économique de l’homme sur l’homme, quand il ne sera plus besoin de gouvernements armés pour maintenir les monopoles des classes accapareuses, quand la diversité des drapeaux égaiera sans la briser l’unité des hommes, qui donc alors, je vous le demande, aura intérêt à empêcher un groupe d’hommes de vivre d’une vie plus étroite, plus familière, plus intime, c’est à dire d’une vie nationale, avec le groupe historique auquel le rattachent de séculaires amitiés ? (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
    [...]
    On peut bien ici, dans les hypothèses de tribune, faire appel à un nouvel Alexandre ou a un nouveau César qui, avec quelques légions ou quelques phalanges, balayeraient de nouveau les grandes cohues des armées modernes. On peut bien rappeler le témoignage d’orgueil que se rendaient les Romains d’avoir vaincu, avec un petit nombre de combattants, paucitas romana, toutes les foules du globe ; mais vous ne referez pas le système des armées antiques ou des armées de métier, parce que, aujourd’hui, les nations, par le perfectionnement de leur administration et de leurs finances, sont en état de saisir et de mobiliser tous les citoyens, et qu’étant en état de les saisir et de les mobiliser tous, elles sont obligées de les saisir et de les mobiliser tous (Applaudissements à l’extrême-gauche). Toute ressource possible devient une ressource nécessaire (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs). Et, dans des guerres où l’existence tout entière de la nation sera en jeu, chaque nation voudra mettre sa force tout entière.
    [...]
    Alors nous vous demandons si vous serez longtemps dupes de ces choses et si, sous prétexte d’éviter une politique qui se fait en réalité et qui se fait contre vous, vous allez arrêter la pénétration de l’armée par l’esprit national, par le véritable esprit de la démocratie et du peuple.
    [...]
    Il vous faut choisir entre la petite armée de métier livrée à la réaction, telle que M. Delafosse la définissait, et l’armée nationale confondue avec la nation vivant de sa vie, faisant corps avec elle et seule capable de sauver et la République et la patrie. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

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