• Entre opacité des chiffres et indifférence des autorités, les morts au travail encore largement ignorés
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/15/morts-au-travail-un-flou-statistique-qui-revele-un-non-probleme-de-sante-pub

    Il n’existe aucune donnée précise pour rendre compte du nombre global d’accidents mortels du travail en France. Selon l’Assurance-maladie, au moins 530 salariés du secteur privé sont décédés sur leur lieu de travail en 2017.

    C’est en cherchant dans la presse quotidienne régionale qu’on les trouve. Un court article souvent, relatant l’accident mortel. Sous la mention « faits divers », Le Populaire du Centre faisait ainsi part, mardi 9 juillet, de la mort d’un ouvrier agricole de 18 ans, écrasé sous son tracteur à Saint-Jean-Ligoure (Haute-Vienne). Le même jour, L’Ardennais relatait celle, sur un chantier, d’un ouvrier de 45 ans percuté par la chute du contrepoids d’une grue, à Herpy-l’Arlésienne (Ardennes). La veille, Le Parisien informait du décès d’un mécanicien de 43 ans mort à Beautheil-Saints (Seine-et-Marne), coincé dans une arracheuse de lin.

    On pourrait encore évoquer, depuis début juillet, ce manutentionnaire tombé d’un engin de levage en Seine-Maritime, cet ouvrier écrasé par une machine alors qu’il refaisait la chaussée de l’A7, dans les Bouches-du-Rhône, ou cet ascensoriste tué en Haute-Savoie.

    Un « drame » ici, une « terrible tragédie » là. Une somme d’histoires individuelles. Mais que diraient ces accidents mortels de la réalité du monde du travail en France en 2019 si l’on les examinait dans leur ensemble ?

    Un chiffre existe : celui des accidents du travail des salariés du secteur privé, recensés par l’Assurance-maladie. Il nous apprend qu’au moins 530 personnes sont mortes sur leur lieu de travail en 2017. Et cela sans compter les 264 qui se sont tuées sur leur trajet, ou les cas de suicide, qui nécessitent souvent un passage par le tribunal pour être reconnus comme des accidents du travail. Plus de dix personnes meurent donc au travail chaque semaine en France. A bas bruit.

    « Une logique comptable et financière »

    « L’accident du travail est un non sujet de santé publique, confirme Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique. On l’envisage sous l’angle de la fatalité, des “risques du métier”. Cela contribue à une naturalisation du risque professionnel, qui n’est pas interrogé en soi. On ne questionne ni le facteur organisationnel ni la précarité au travail. Si chaque histoire est un drame au plan individuel, elle pourrait aussi être un facteur d’alerte au plan collectif sur les conditions de travail. »
    Les statistiques disponibles en France ne sont pas pensées en ce sens. Recensés dans un tableau à la nomenclature complexe, par grandes branches d’activités, les chiffres de l’Assurance-maladie ne rendent compte ni des accidents du travail dans la fonction publique, ni de ceux qui surviennent aux travailleurs indépendants ou ubérisés.
    « Ces données n’ont pas pour fonction de donner l’alerte. Elles sont établies dans une logique assurantielle, d’indemnisation forfaitaire, explique Véronique Daubas-Letourneux. C’est juste une logique comptable et financière, qui permet de calculer le taux de cotisation des employeurs à la branche “accidents du travail-maladies professionnelles” de la Sécurité sociale. Ces statistiques ne sont pas conçues comme des données de santé publique visant à permettre une connaissance globale de la situation. »

    Depuis une dizaine d’années, précise la chercheuse, le service statistique du ministère du travail en produit une analyse « plus contextualisée ». Toujours sur les seuls salariés du privé, la dernière étude publiée en 2016, à partir de chiffres de 2012, soulignait ainsi que les accidents mortels touchaient principalement les ouvriers (dans 66 % des cas).

    Absence de diagnostic initial

    L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) a établi une autre base de données, nommée « Epicea ». Elle rassemble 19 000 cas d’accident du travail de salariés du privé depuis 1990. Mais avant de la consulter, un préambule précise que la base « n’est pas exhaustive. Elle ne peut donc pas être utilisée à des fins statistiques. »
    Il n’existe donc aujourd’hui aucune donnée statistique accessible rendant compte du nombre global d’accidents du travail en France, comme l’a constaté la députée (LRM) Charlotte Lecocq, qui, à la demande du gouvernement, a rendu en 2018 un rapport sur la santé au travail. « Cela m’a surprise quand on m’a confié cette mission : la première chose qu’on a faite, c’est de regarder les données, et on s’est aperçu que pour une partie du monde du travail, et notamment la fonction publique, il n’y avait rien », explique l’élue du Nord.

    Parmi les recommandations de son rapport pour un meilleur système de prévention des risques figure ainsi celle de « permettre l’exploitation collective des données à des fins d’évaluation et de recherche ». « Pourquoi la fonction publique ne serait-elle pas aussi un objet d’études ? Comment anticiper les risques si l’on n’a pas de diagnostic initial ? », souligne-t-elle. C’est l’une des raisons d’être d’un second rapport sur la santé au travail, dans la fonction publique cette fois, qui devrait être rendu public en septembre.

    « Il faudrait mieux exploiter ces données pour notamment mettre en place des études épidémiologiques portant sur des postes les plus à risques », regrette également le député PCF Pierre Dharréville (Bouches-du-Rhône), rapporteur de la commission d’enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l’industrie menée en 2018 à l’Assemblée nationale, qui insiste sur la responsabilité de l’Etat dans le diagnostic des professions à risques.

    « Du fait divers au fait social »

    Un autre problème posé par les données de l’Assurance-maladie est la déperdition de connaissance dans la façon dont les accidents sont répertoriés. Ainsi, tous les accidents touchant des intérimaires sont regroupés dans une seule et même branche, quel que soit leur métier. « C’est une vraie production d’opacité, pointe encore Véronique Daubas-Letourneux. On sait que l’intérim est plus dangereux de façon générale, mais ce serait intéressant de savoir où. » Avec 80 décès en 2017, c’est l’une des « branches » les plus à risques, derrière les accidents dans les transports routiers (121 décès en 2017) et dans les travaux publics (120 décès).

    C’est à la fois pour lutter contre cette opacité et contre notre indifférence que Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en collège, s’est lancé dans un méticuleux travail de chroniqueur. Depuis deux ans, sur une page Facebook intitulée « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », il accumule méthodiquement des articles de presse régionale, afin, explique-t-il, de faire passer la foule des morts au travail « du fait divers au fait social ».

    Début janvier, marqué par la mort d’un livreur à vélo de 18 ans à Pessac (Gironde), il a également créé un compte Twitter, afin d’interpeller journalistes et politiques, très présents sur le réseau. La victime travaillait pour la plate-forme Uber Eats. Donc, comme tous les livreurs ubérisés, avec un statut de travailleur indépendant. « Sa mort n’est considérée par la statistique nationale que comme un accident de la route », déplore Matthieu Lépine.

    Alors, à l’image du journaliste David Dufresne, qui s’est mis à interpeller cet hiver le ministère de l’intérieur pour dénoncer chaque violence policière dans les manifestations de « gilets jaunes », chaque Tweet de Matthieu Lépine interpelle la ministre du travail d’un « Allo Muriel Pénicaud, c’est pour signaler un accident du travail ». Avec un souhait : que l’Etat prenne enfin en compte « les livreurs, les autoentrepreneurs, les travailleurs sans papiers ou non déclarés… » parmi la cohorte des travailleurs qui perdent chaque semaine la vie à tenter de la gagner. Pour la seule semaine du 1er au 7 juillet, il a recensé quatorze personnes mortes au travail. Six avaient entre 18 ans et 21 ans.

    Morts au travail : à l’usine Renault de Cléon, « on attend l’accident »
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/15/morts-au-travail-a-l-usine-renault-de-cleon-on-attend-l-accident_5489437_322

    Depuis un accident mortel survenu en 2016, sur lequel porte un procès en cours, Renault affirme avoir amélioré la sécurité. Un discours tempéré par les salariés et une expertise indépendante.

    Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, dans l’usine Renault de Cléon, en Seine-Maritime.
    Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, dans l’usine Renault de Cléon, en Seine-Maritime.

    Il n’a jamais rejoint ses collègues qui l’attendaient pour dîner. Le 10 mars 2016 à 19 h 05, Jérôme Deschamps, technicien de maintenance à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime), a été retrouvé le torse coincé sous un caisson de séchage par l’un de ses camarades, un électricien inquiet de ne pas le voir venir au réfectoire.

    Ce jour-là, ce père de 33 ans, employé chez Renault depuis ses 18 ans, a été désigné pour poser un tendeur sur les chaînes trop lâches d’une machine à laver industrielle. Il installe le tendeur sur la machine à l’arrêt, puis effectue des essais en mode manuel. Vers 18 h 40, il décide avec ses collègues de passer la machine en mode automatique, afin de la voir fonctionner en conditions réelles. Les portes de la machine sont grandes ouvertes, bloquées par des « sucettes », de petits morceaux de métal laissant croire au système de sécurité qu’elles sont fermées. Impossible, sinon, de vérifier la qualité de son travail.

    La machine redémarre, mais il faut une dizaine de minutes pour qu’elle tourne à plein régime. Ses collègues partent dîner. Jérôme ne tardera pas, pensent-ils. Qu’a-t-il vu dans la machine qui ait nécessité qu’il s’y penche ? En l’absence de témoin, les circonstances de l’accident restent indéterminées. Mais son geste enclenche un mécanisme fatal dont il ignorait l’existence : en mode automatique, la machine abaisse un lourd caisson dès qu’elle capte une présence sur le convoyeur. Après l’avoir veillé une semaine à l’hôpital, sa famille décidera de mettre fin à son assistance respiratoire.

    Accidents courants

    Depuis, Renault est poursuivi pour « homicide involontaire ». Le 3 avril, le parquet du tribunal de Rouen a requis une amende de 200 000 euros à son encontre. La direction, contactée, n’a pas souhaité commenter l’enquête en cours. « Les événements qui ont amené à la mort de M. Deschamps sont loin d’être rares dans cette usine, estime William Audoux, secrétaire de la CGT de Cléon. Le manque de sécurité et de formation, l’intensification du travail et le manque d’effectifs ont pu donner lieu à d’autres accidents graves ces dernières années. »
    « Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles ».

    Son syndicat s’est porté partie civile aux côtés de la famille, représentée par Me Karim Berbra. Quatre-vingt-douze salariés ont signé une lettre faisant état du caractère courant de la procédure suivie par M. Deschamps : usage des « sucettes », travail isolé, absence de formation à chaque machine… « Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles. » Les équipes de maintenance, toutes affectées à des secteurs particuliers, n’interviennent cependant pas sur la totalité de l’immense usine, qui s’étend sur le quart de Cléon.

    Dans cette petite ville normande lovée dans une boucle de la Seine, les accidents sont courants. Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, selon le bilan social 2018 de l’usine. Chutes de charges lourdes, éclaboussures d’aluminium brûlant, brouillards chimiques irritants jalonnent la vie des 4 000 salariés et intérimaires qui s’affairent pour produire boîtes de vitesses et moteurs. Jusqu’à parfois y mettre brutalement fin, comme ce fut le cas pour M. Deschamps en 2016. Cette année-là, sept salariés de l’industrie automobile française sont morts au travail et plus de 3 400 accidents suivis d’un arrêt ont eu lieu, selon l’Assurance-maladie.

    L’impératif de productivité l’emporte

    La mort de Jérôme Deschamps dans le ventre d’une machine – un événement rare à l’usine – a obligé la direction à repenser les procédures de sécurité. Mais pour la trentaine de salariés interrogés par Le Monde, managers, soignants, syndicalistes, techniciens ou ouvriers, l’impératif de productivité l’emporte encore trop souvent sur la prévention des accidents.

    Depuis 2016, un hublot a bien été ajouté à la machine à laver, pour permettre à la maintenance de la voir fonctionner portes fermées, et l’usage des « sucettes » a été drastiquement limité. Une formation générale est dispensée à chacun dès son embauche. Un carnet rappelant les dix fondamentaux de la sécurité, déclinés en 74 « exigences-clés », a été distribué. Des fiches rappelant les risques ont été collées sur les machines.

    « Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », note le cabinet Aptéis

    Certains managers, un badge « réflexe sécurité, ma priorité » à la boutonnière, rappellent à l’ordre les opérateurs s’ils ne portent pas leurs équipements de protection. « On nous emmerde sur le port du casque, des bouchons d’oreilles, des lunettes… Mais dès qu’il faut arrêter une machine dangereuse pour la réparer, c’est silence radio, s’agace Corentin (tous les prénoms des témoins ont été modifiés), ouvrier à la fonderie. Parce que ça impacte la production, qui est toujours en flux tendu. En gros, on attend l’accident. » Un avis partagé par le cabinet Aptéis, mandaté pour expertiser les « risques graves » dans l’usine après la mort de M. Deschamps : « Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », écrit-il en 2018.

    En mars, un ouvrier a été brûlé au troisième degré au cou par une projection d’aluminium. « Cet accident aurait pu être évité, tonne Willliam Audoux, de la CGT. Les équipes avaient signalé ce problème depuis des semaines. » Consulté par Le Monde, le tableau des dysfonctionnements, où les ouvriers indiquent les risques sur leurs machines, fait bien état d’un « danger car trop d’éclaboussures ». « La veille, il avait encore prévenu son chef : “Si on ne fait rien, un accident va se produire” », poursuit M. Audoux.

    Réparer les machines « en une heure »

    D’autres pratiques dangereuses, comme les interventions sur les machines en marche, continuent à avoir lieu. Et ce sans être toujours déclarées, contrairement aux procédures. « C’est l’hypocrisie la plus totale. On ne peut pas faire le diagnostic de la panne rapidement, ni vérifier que la machine a été réparée si elle est à l’arrêt, explique Damien, technicien en maintenance. Les machines prioritaires, il faut qu’elles crachent des pièces non-stop. En une heure, elles doivent être réparées. Sinon, les chefs se mettent derrière toi pour te demander pourquoi ça prend autant de temps. »

    Selon Annabelle Chassagnieux, une experte d’Aptéis, la multiplication des règles de sécurité permet à Renault « de ne pas interroger son mode d’organisation ». « Lorsqu’un accident se produit, ils peuvent dire “Untel n’a pas respecté la procédure” sans se poser la question de la possibilité même de l’appliquer, analyse-t-elle. Trop souvent, les salariés ont à arbitrer entre suivre la procédure et travailler au plus vite pour respecter les contraintes de production. »

    En novembre 2017, Renault s’était opposé devant le tribunal de Rouen à la venue des experts d’Aptéis dans son usine

    Une expertise indépendante dont la marque au losange se serait bien passée. En novembre 2017, Renault s’est opposé devant le tribunal de Rouen à la venue d’Aptéis. Celle-ci avait été demandée par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) après la mort de M. Deschamps, afin d’étudier les « risques graves » à Cléon. Pour justifier cette opposition, un proche de la direction estime que « rien ne permet d’affirmer qu’il y a, à Cléon plus qu’ailleurs, une exposition des opérateurs à un risque grave ». L’argument n’a pas convaincu le tribunal, qui a permis à Aptéis de se rendre dans l’usine début 2018.

    Encouragés à « revenir vite » au travail

    Par le passé, la venue d’observateurs extérieurs à Cléon s’était déjà soldée par une dénonciation des pratiques de la direction. En 2007, l’inspection du travail avait décrit un « système organisé de pressions visant à ce que les salariés victimes d’accident du travail (...) renoncent à prendre tout ou une partie de [leur] arrêt ». Douze ans plus tard, la dizaine d’accidentés du travail interrogés par Le Monde racontent la même histoire. Hugo, arrêté après avoir été blessé à la main, a reçu un appel de son chef le lendemain lui suggérant de « revenir vite ». Deux jours plus tard, le voilà de retour sur un poste aménagé, à remplir des tableurs et effectuer des photocopies. « Le reste du temps, je restais assis sur une chaise à attendre », raconte-t-il. La direction lui envoie un taxi puisqu’il ne peut pas conduire. « Ils ont dû dépenser 80 balles par jour... »

    La somme, qui paraît importante aux salariés, reste inférieure à ce que devrait verser Renault si les blessés étaient restés longtemps en arrêt.

    Les cotisations à la branche « accidents du travail-maladies professionnelles » (AT-MP) de la Sécurité sociale dépendent en effet de la fréquence et de la gravité des accidents du travail, afin de faire payer aux entreprises les plus accidentogènes le coût de leurs pratiques dangereuses. Louis, un manager, justifie ce procédé par la dure concurrence que subit Renault : « Aujourd’hui, on est dans un système de production très contraint. Les cotisations à la Sécu pèsent sur le coût du travail. »

    De son côté, la direction de Renault affirme qu’« il n’existe pas de système organisé de pression sur les salariés » et ajoute que ce qu’elle leur propose, « c’est de garder le lien avec l’entreprise en leur donnant la possibilité de revenir (…) sur des postes aménagés ». L’expertise d’Aptéis a été versée au dossier par les parties civiles. Le tribunal devrait se prononcer sur la responsabilité de Renault lors d’une nouvelle audience, le 21 janvier 2020.

    #travail #accidents-du_travail