• « L’art sous contrôle » : graisser la machine morale | Le Devoir
    https://www.ledevoir.com/lire/559408/l-art-sous-controle-graisser-la-machine-morale

    Une critique de l’essai d’Isabelle Barbéris L’art du politiquement correct, que nous signions ici au printemps, se terminait par la question : « Le secret du nouvel académisme anticulturel résiderait-il en ce qu’il tue en même temps l’académisme et la contre-culture ? »

    Le plus récent livre de la philosophe Carole Talon-Hugon triture nos méninges d’une interrogation similaire, en se penchant sur un glissement s’opérant dans le champ artistique : celui de la transgression vers le moralisme. Experte en la matière, elle s’étonne : « Il y a 10 ans encore, alors que je travaillais sur les relations de l’art et de la morale, la majeure partie du monde de l’art jugeait le sujet dépassé. »

    Selon cette professeure à l’Université de Nice Sophia Antipolis, l’artiste indifférent ou provocateur a cédé la place à une autre figure : « celle de l’artiste sérieux, vertueux et engagé ». Bien qu’art et morale ont longtemps été étroitement liés, le tournant éthique (et censeur) d’aujourd’hui ne renouerait pas avec le passé. « [L’artiste] endosse volontiers l’habit de l’archiviste, du sociologue ou de l’historien […] Il ne se présente plus vraiment comme un être exceptionnellement talentueux, et encore moins comme un génie. »

    Une question embaume ce court essai : l’art dit « sociétal », l’artiste engagé et le critique moralisateur ont-ils sérieusement les moyens de leurs ambitions lorsqu’ils se présentent sous les oripeaux d’activistes et de militants ? Dans les faits, l’artisticité s’avère peut-être une nuisance qui risque de détourner l’attention vers le souci de la forme plutôt que le message.

    Par ailleurs, si l’art faisait autrefois bel et bien partie d’un « programme moral général », sa cause était celle de l’humanité tout entière. Problème majeur : aujourd’hui, en cette ère post-avant-garde, « c’est moins la cause de l’humanité dans son ensemble que les causes particulières qui ressortent ». Le tournant moralisateur de l’art contemporain conduirait-il inévitablement à une « balkanisation de la culture » ? Pour Talon-Hugon, art et éthique ont sans doute plus à perdre qu’à gagner en graissant la machine morale.