L’aura intacte de Djamila Bouhired, héroïne de l’indépendance algérienne

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  • L’aura intacte de Djamila Bouhired, héroïne de l’indépendance algérienne
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    En Algérie, les manifestations du printemps 2019 ont vu ressurgir une figure aussi discrète qu’emblématique : Djamila Bouhired. L’octogénaire a rompu un long silence pour apporter son soutien aux jeunes Algériens.

    Comment rester en vie quand on a été condamnée à mort à 22 ans et graciée à 24 ? Comment écrire son histoire quand votre nom est le titre d’un livre ? Comment se faire sa place quand un film vous a élevée au rang d’héroïne éternelle dans tout le monde arabe ? Comment porter son prénom quand il est devenu l’hommage de toute une génération ? Comment former une famille quand votre mari, le père de vos deux enfants, a disparu du jour au lendemain sans un mot d’explication pour réapparaître sept ans plus tard ? Comment ressusciter quand on vous a rendu un hommage national après l’annonce erronée de votre mort ? Comment faire deux révolutions en une seule vie ? Et, pour finir, comment échapper au mythe Djamila quand on écrit sur Mme Bouhired ?

    Le nom de Djamila Bouhired résume à lui seul la guerre d’Algérie, la bataille d’Alger, la torture, l’infamie, l’héroïsme, la liberté.
    Il est des êtres dont le personnage est plus fort que la personne, des individus entrés dans l’Histoire avant même de devenir adultes. C’est très rare, c’est le cas de Djamila Bouhired, dont le nom résume à lui seul la guerre d’Algérie, la bataille d’Alger, la torture, l’infamie, l’héroïsme, la liberté. La vie, qui est injuste, n’a jamais distribué également ses bienfaits ni ses épreuves : certains en ont trop, sans avoir rien demandé.

    Un quart de la vie de Djamila Bouhired suffirait à remplir bien d’autres existences. Peut-être eût-elle préféré. On ne lui a pas demandé. De toute façon, elle n’a jamais été du genre à se confier ni à raconter ses souvenirs. Djamila Bouhired est en béton armé, sans faille et sans reproche. Elle est, au sens propre, une légende vivante, une énigme.

    Le verbe haut

    Djamila Bouhired est un peu l’Hibernatus de l’histoire algérienne. Elle a disparu en 1962, au lendemain de l’indépendance, on la retrouve dans les rues d’Alger en mars 2019, avec les manifestants contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, l’aura intacte, le verbe haut et fort, les idées droites comme un fil à plomb.

    Entre ces deux dates, rien ou presque, aucune activité publique, aucun mandat, aucune tournée de conférence. La moudjahida est restée fidèle à son mythe : inflexible, inoxydable. Sa seule présence, si rare, dans les manifestations est bien le signe que c’est une révolution qui est alors en marche, pas une simple révolte.

    Plus de cinquante-six ans de silence et puis, le 1er mars 2019, une apparition aussi inattendue que lourde de sens. C’était le deuxième vendredi de mobilisation contre la perspective d’une nouvelle candidature d’Abdelaziz Bouteflika, quasi impotent depuis une attaque cérébrale, en 2013, et au pouvoir depuis deux décennies. La rumeur court la foule qui se répète, ravie : « Djamila est là, Djamila est là ! »

    La plupart des jeunes ne connaissent pas son visage, mais son nom leur est familier. Ils l’ont appris dans les livres d’histoire. La vieille dame, cheveux courts et lâchés, coquette derrière ses lunettes aux verres fumés, se laisse fêter : « Je veux marcher avec mon peuple pour notre dignité. » Elle descend, portée par le tsunami humain qui déferle vers le centre d’Alger, la rue Didouche-Mourad jusqu’au monument à la mémoire de Maurice Audin, le militant communiste torturé à mort par les paras français en 1957 et porté disparu.

    Avant de quitter à regret ce bain de jouvence démocratique, la jeune vieille dame, hilare, confie au quotidien El Watan : « C’est une seconde indépendance qui est en marche. » Le mot est lâché. Le coup est rude pour le pouvoir. Seconde indépendance, comme si le pays était encore occupé par des étrangers, des colons, des usurpateurs.

    https://img.lemde.fr/2019/08/13/0/0/2717/2037/630/0/60/0/a771a2b_Vrw4Im5jxq-i1dYmxnuiyQfe.jpgSous une banderole affichant : « On ne libère pas un pays si on ne libère pas la femme. ». Djamila Bouhired prend part à une manifestation, à Alger, le 8 mars.

    Pour enfoncer le clou, Djamila Bouhired publie, le 13 mars, une tribune adressée à ses « chers enfants et petits-enfants » dans Le Matin d’Algérie : « Je voudrais vous dire toute ma gratitude pour m’avoir permis de vivre la résurrection de l’Algérie combattante, que d’aucuns avaient enterrée trop vite. » Elle évoque l’été 1962, celui de toutes les duperies : « Alors que les Algériens pleuraient leurs chers disparus dans la liesse de la dignité retrouvée, les planqués de l’extérieur avaient déclaré une nouvelle guerre au peuple et à ses libérateurs pour s’installer au pouvoir. »

    Et d’ajouter : « Au nom d’une légitimité historique usurpée, une coalition hétéroclite formée autour du clan d’Oujda, avec l’armée des frontières encadrée par des officiers de l’armée française et le soutien des “combattants” du 19 mars, a pris le pays en otage. Au nom d’une légitimité historique usurpée, ils ont traqué les survivants du combat libérateur, et pourchassé, exilé, assassiné nos héros qui avaient défié la puissance coloniale avec des moyens dérisoires, armés de leur seul courage et de leur seule détermination. »

    Lettre ouverte aux jeunes

    Tout est dit, de la manière la plus crue et directe. Tout ce que tout le monde sait mais ne peut dire de cette manière sous peine de finir ses jours à l’étranger, comme Hocine Aït Ahmed, héros de l’indépendance qui voulait faire de l’Algérie une démocratie, ou de mourir d’une balle dans le dos, tel Mohamed Boudiaf, rappelé d’exil au pays pour le présider aux heures graves de 1992, juste après l’interruption du processus électoral, et assassiné six mois plus tard par un membre de sa garde.

    Comme eux, même si elle n’a pas leur dimension politique, Djamila Bouhired est une véritable héroïne de l’indépendance, pas une bureaucrate de l’anti-impérialisme. Son réquisitoire est d’autant plus cruel pour le clan d’Oujda (ou clan de Tlemcen), qui désigne les chefs de l’armée des frontières, Houari Boumediene et Abdelhafid Boussouf, assistés entre autres de Bouteflika, qui passèrent le plus clair de la guerre à Oujda, au Maroc, tout près de la frontière algérienne, et qui s’opposaient aux accords d’Evian qui les laissaient de côté.

    Djamila Bouhired explique, en clair, que Bouteflika et son parrain, Boumediene, ont volé l’indépendance dès l’été 1962 en éradiquant les maquisards, exsangues après huit années de guerre. Boumediene, chargé d’alimenter les maquis en armes, n’était d’ailleurs pas étranger à leur dénuement…

    Pendant un premier temps, l’illusion d’une victoire de la révolution fut entretenue par Ahmed Ben Bella, principal dirigeant historique du FLN ayant accepté de pactiser avec le clan d’Oujda. Avant d’être lui-même chassé en 1965 par un coup d’Etat de Boumediene qui régna jusqu’à sa mort, en 1978. Depuis, c’est l’armée, une armée d’inspiration et de formation coloniale, qui dirige le pays, ou plutôt l’occupe. C’est d’ailleurs pour occulter sa faible contribution à la guerre d’indépendance que Boumediene a inventé un slogan (« un seul héros, le peuple ») destiné à faire taire les pères fondateurs du FLN et les héros du maquis.

    C’est ce même slogan que les manifestants, ironie de l’histoire, ont retourné contre Abdelaziz Bouteflika, principal héritier politique de Boumediene, devenu président en 1999 après deux décennies de disgrâce. Bouhired contre Bouteflika, révolutionnaires contre militaires, c’est une pièce qui se donne depuis cinquante-sept ans en Algérie, comme si le pays n’arrivait pas à dépasser ce péché originel, cette usurpation d’identité à la naissance.

    Dans la suite de son message, Djamila Bouhired trace la feuille de route de la jeunesse qui a pris la rue : « Vous avez ressuscité l’espoir, vous avez réinventé le rêve, vous nous avez permis de croire de nouveau à cette Algérie digne du sacrifice de ses martyrs et des aspirations étouffées de son peuple. Une Algérie libre et prospère, délivrée de l’autoritarisme et de la rapine. Une Algérie heureuse dans laquelle tous les citoyens et toutes les citoyennes auront les mêmes droits, les mêmes devoirs et les mêmes chances, et jouiront des mêmes libertés, sans discrimination aucune. »

    Elle termine en mettant en garde les contestataires contre les manœuvres de récupération que ne manquera pas de lancer le pouvoir : « Ne laissez pas ses agents, camouflés dans des habits révolutionnaires, prendre le contrôle de votre mouvement de libération. Ne les laissez pas pervertir la noblesse de votre combat. Ne les laissez pas voler votre victoire… » Une mise en garde suivie à la lettre par les manifestants, qui « vendredisent » sans discontinuer depuis le 22 février. Au risque d’enfoncer le pays dans une dangereuse impasse.

    Renouer avec la mémoire

    Mais l’heure n’est pas encore aux sombres prédictions. Pour une fois, Bouteflika a perdu et Bouhired a gagné, même si la partie est loin d’être terminée. Tout un pays s’en réjouit : « Elle a un langage qui va droit au cœur des gens », explique l’historien Mohammed Harbi, dont les livres, le parcours impeccable et le savoir encyclopédique font référence.

    Pour l’écrivain Mohamed Kacimi, la réapparition de l’icône de la révolution est une « chose miraculeuse ». « Elle a permis aux jeunes de s’approprier ce moment totalement occulté de l’histoire algérienne qu’est l’été 1962, ajoute-t-il. Il y a eu une transmission sous-jacente, invisible de cette mémoire brisée de génération en génération. »

    L’historien Benjamin Stora voit dans ce retour « le fil renoué avec l’histoire de l’indépendance ». « C’est reprendre l’histoire là où elle s’est arrêtée, explique-t-il plus longuement dans le numéro de l’été de Politique internationale. Ces jeunes manifestants estiment que l’histoire s’est figée en 1962. Ils connaissent très mal l’histoire de la guerre d’indépendance. Il n’y a pas eu de transmission d’une histoire réelle, mais plutôt d’un récit héroïsé. Ils veulent renouer avec l’aspect lumineux de leur passé. Ils ont le sentiment que les pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962 ne sont pas légitimes et qu’ils ont trafiqué l’Histoire. Ou qu’ils ne l’ont pas restituée dans toute sa vérité. Alors, ils vont chercher dans les révolutions passées les raisons d’espérer au présent. » Et Djamila Bouhired cherche dans le présent des raisons de se consoler de sa révolution confisquée.

    Née en 1935 dans une famille de la classe moyenne de la Casbah d’un père algérien et d’une mère tunisienne, Djamila Bouhired n’est pourtant pas une pionnière de la guerre d’indépendance. Elle rejoint le FLN après la grève, en mai 1956, des étudiants de l’université d’Alger, où elle est elle-même inscrite, et sous l’influence de son oncle Mustapha. Dès l’automne éclate la bataille d’Alger, dont le déclencheur – il est important de le rappeler – est un attentat aveugle des extrémistes pro-Algérie française de la Main rouge dans la Casbah, quasi exclusivement habitée par des Arabes.


    Le journaliste Jean Lartéguy rend visite à Djamila Bouhired à la prison de Maison-Carrée en avril 1958, un an après son arrestation.

    Yacef Saadi, l’adjoint de Larbi Ben M’Hidi, le chef militaire du FLN pour la zone autonome d’Alger, crée un réseau de poseuses de bombes qui ne tarde pas à endeuiller la ville européenne : le Milk Bar, la Cafétéria, le Coq hardi, l’Otomatic, les explosions meurtrières se multiplient. Djamila Bouhired joue surtout le rôle d’agent de liaison et de recruteuse. Lors de son procès, la justice militaire française accusera la jeune femme d’avoir commis des attentats. C’est faux, elle reconnaîtra plus tard n’avoir posé qu’une seule bombe, qui n’a pas explosé, dans le hall de l’Hôtel Mauritania.

    En janvier 1957, le général Massu débarque dans la capitale avec ses 8 000 parachutistes. Tout est mis en œuvre pour démanteler les réseaux du FLN à Alger : couvre-feu, torture, chantage, manipulation, exécutions sommaires et disparitions. En mars, Larbi Ben M’Hidi est pendu en secret par l’unité du commandant Aussaresses. Djamila Bouhired est capturée dès avril. Blessée à l’épaule par balle lors de son arrestation, elle est interrogée à peine sortie de la table d’opération car les documents qu’elle transporte prouvent ses contacts avec Yacef Saadi, qui a succédé à Ben M’Hidi et qui est activement recherché.

    La rencontre avec Jacques Vergès

    Soumise à des séances de torture, notamment à l’électricité, qu’elle décrit par le menu dans une déclaration écrite, « l’idiote au beau visage », comme la qualifie la presse pro-Algérie française, donne des caches d’armes et de bombes, mais pas ses chefs. Au terme d’une parodie de procès, tenu devant un parterre de parachutistes, la moudjahida est condamnée à mort, ainsi que Djamila Bouazza, le 15 juillet 1957. A l’énoncé du verdict, elle éclate de rire.

    C’est à cette occasion qu’elle rencontre celui qui va devenir son mari, maître Jacques Vergès, engagé comme avocat par la famille. Cette affaire le fait immédiatement connaître du grand public. Empêché de plaider par le juge, Vergès se venge en cosignant avec Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur, un essai intitulé Pour Djamila Bouhired (Les éditions de Minuit, 1957).

    La première rencontre entre l’avocat anticolonialiste et la militante indépendantiste algérienne, dans le bureau du juge d’instruction, le 26 avril 1957, y est ainsi racontée : « La voyant en cette occasion pour la première fois, son défenseur fut effrayé de ne déceler sous le bleu des coups qu’un visage déjà déserté par tout désir de vivre. Elle ne vit en lui que, sans doute, un ennemi de plus ; d’entre ses ennemis, seulement le dernier venu. Tout fut changé pour Djamila Bouhired dès les premiers mots échangés entre son défenseur et son juge. Aux lisières de l’altercation, leur dialogue lui apprenait qu’elle n’était plus seule. »


    La couverture du livre de Jacques Vergès.

    Le livre a beaucoup contribué à la renommée de Djamila Bouhired en France, mais sa dimension internationale, elle la doit surtout à une campagne lancée par le FLN contre sa condamnation à mort. Elle n’est, à l’époque, ni la seule condamnée à mort, ni la plus ancienne, ni la plus aguerrie des moudjahidat. Sur les 11 000 combattantes officiellement recensées après la guerre, Bouhired est loin d’être la figure la plus emblématique. Mais c’est celle que les dirigeants de la future Algérie indépendante veulent mettre en avant, à cause peut-être de son charisme, à cause aussi de son courage pendant le procès.

    Elle incarne une Algérie jeune, déterminée, indépendante et moderne. Peut-être a-t-elle été choisie aussi parce qu’elle n’est pas une politique de haut rang. Mohammed Harbi, qui était à l’époque chargé de la propagande du FLN, a coordonné cette campagne avec les relais internationaux du parti. L’organisation indépendantiste sait que la bataille d’Alger est en train d’être perdue : Yacef Saadi s’est fait prendre en septembre 1957 avec Zohra Drif ; deux semaines plus tard, Ali la Pointe est tué dans son repaire de la Casbah. Il faut donc se battre sur le terrain médiatique, diplomatique et international.


    L’affiche tchèque de « Djamila l’Algérienne » (1958), du cinéaste égyptien Youssef Chahine. La militante est le visage de la guerre d’indépendance algérienne aux yeux du monde entier.

    La campagne réussit au-delà des espérances du FLN. Dès 1958, l’Egypte de Nasser produit un film à la gloire de Djamila Bouhired : Youssef Chahine réalise en un temps record Djamila l’Algérienne, qui n’est pas son meilleur long métrage. L’héroïne est incarnée par l’actrice Magda Al-Sabahi et l’Algérie y ressemble beaucoup à l’Egypte, mais peu importe, le film est un succès immédiat, suscitant des manifestations devant l’ambassade de France au Caire.

    « Partout où je suis allé dans le monde arabe, on m’a parlé d’elle, assure le journaliste Akram Belkaïd, auteur de plusieurs livres sur l’Algérie, dont L’Algérie, un pays empêché (Tallandier, 2019). Elle est le visage de la guerre d’indépendance, plus encore que dans son propre pays. » La campagne porte ses fruits : en mars 1958, René Coty finit par gracier les condamnées à mort et commuer leur peine en travaux forcés à perpétuité. En 1959, la chanteuse libanaise Fayrouz enregistre Lettre à Djamila Bouhired. Les prisonnières, détenues à Marseille, sont libérées dans le cadre des accords d’Evian qui organisent l’indépendance en juillet 1962.

    A Pékin reçue par Mao

    A sa libération, Djamila Bouhired, restée proche de Zohra Drif, est chargée avec son amie de faire des tournées à l’étranger pour représenter le jeune pays et récolter des fonds destinés à la reconstruction. On la voit, sur les photos d’époque, en robe blanche de collégienne, serrer la main au grand Nasser au Caire, au Koweït entourée de cheikhs ou à Pékin reçue par Mao avec Jacques Vergès.

    Avec la liberté, Djamila a retrouvé son avocat, qui se convertit à l’islam pour l’épouser. Il doit choisir un prénom musulman pour l’occasion : Jacques devient Mansour. Ce dernier, intime des nouveaux dirigeants algériens, s’installe dans sa patrie d’adoption, où il est chargé des relations avec l’Afrique par le jeune ministre des affaires étrangères, Mohammed Khemisti. Lorsque son protecteur meurt dans un accident d’avion, il fonde Révolution africaine, une revue anti-impérialiste. Djamila et son amie Zohra collaborent avec le journal.

    Mais, déjà, les luttes de pouvoir font rage. Bouhired et Drif, qui appartiennent à la faction Mohamed Khider-Rabah Bitat du FLN, sont mises à l’écart dès le printemps 1963. Ahmed Ben Bella expulse Vergès de Révolution africaine, qu’il confie à Mohammed Harbi. Le couple Vergès-Bouhired séjourne à Paris, suscitant des articles vengeurs des nostalgiques de l’Algérie française.


    En 1960, exilé à Genève, l’avocat Jacques Vergès (au centre) écrit avec deux de ses confrères, Maurice Courrégé et Michel Zavrian, défenseurs du FLN algérien comme lui, « Le Droit et la Colère » (Les Editions de Minuit), dans lequel ils critiquent la nouvelle organisation judiciaire instituée par la France en Algérie.

    Au-delà de quelques visites plus ou moins longues, notamment pour des soins dûs aux séquelles de la torture, Djamila Bouhired n’a jamais souhaité vivre sur le sol de l’ancienne puissance coloniale : « Elle reste très méfiante et hostile envers la France, confie une femme qui l’a bien connue. Le pays est toujours resté l’incarnation de l’ennemi. » Paradoxalement, elle s’exprime plus volontiers en français qu’en arabe, comme les personnes de sa génération.

    Après le coup d’Etat de 1965, le couple se réinstalle à Alger, mais Djamila Bouhired se retire totalement de la vie politique et publique, elle s’éloigne même de Rabah Bitat et de Zohra Drif. « Le régime lui a donné un petit pécule, avec lequel elle a monté un business d’importation de cosmétiques, se souvient une source qui a bien connu le régime de l’intérieur. Elle s’est associée à Boualem Oussedik, un ancien officier de l’Armée de libération nationale (ALN) qui n’a jamais été dans les petits papiers du pouvoir. Le régime a cherché à les apprivoiser avec une petite rente, faute de pouvoir les acheter. »

    Comme dans un donjon

    Ce n’est pas le cas de son ancien chef, Yacef Saadi, qui a prospéré dans l’immobilier et dans la production cinématographique (La Bataille d’Alger). Il n’y avait pas de place pour les femmes une fois la guerre finie : même Warda, la diva adulée qui chanta Djamila en son honneur, a dû cesser de se produire en public après son mariage avec un héros de la guerre. « Ben Bella leur a dit en substance : mes sœurs, vous êtes fatiguées, vous avez beaucoup souffert, rentrez à la maison maintenant ! », résume l’écrivain Mohamed Kacimi.


    Le visage de Djamila Bouhired brandi dans les rues du Caire, le 4 avril 1958.

    « Car Djamila Bouhired a toujours veillé à ne pas être récupérée », confie une proche. Contrairement à son amie Zohra Drif, que son mariage avec Rabah Bitat a hissée dans la nomenklatura et qui a accepté un siège – honorifique – de sénatrice sous Bouteflika. Elle n’a pas non plus publié ses mémoires d’ancienne combattante. Même après 1988, quand la presse s’est libéralisée, on ne l’a pas vu asséner ses vérités et son passé, là où la plupart des moudjahidine occultés ont rattrapé le temps perdu et le silence imposé.

    Le journaliste Slimane Zeghidour, qui a tourné un film sur les femmes combattantes de la guerre d’Algérie, n’a jamais obtenu son accord : « Elle s’est enfermée dans un mutisme presque misanthropique. C’est une femme taciturne, mais encore coquette. » Elle s’est retirée dans son appartement, dans une tour d’El Biar, sur les hauteurs d’Alger, comme dans un donjon. Inutile donc d’espérer un entretien, a fortiori pour un quotidien français. « C’est une femme très secrète qui n’a rien demandé à personne », explique l’écrivaine Wassyla Tamzali.

    Une vie compliquée

    Il est vrai que sa vie de famille n’a pas été facile. Son couple avec Jacques Vergès s’est vite délité malgré la naissance de deux enfants, une fille puis un garçon, Meriem et Liess. A partir de 1965, le régime, désireux d’écarter l’encombrant avocat aux accointances chinoises trop marquées, le missionne pour défendre des militants palestiniens. Cela tombe bien car Jacques Vergès s’ennuyait, ne se voyant pas passer le restant de ses jours à plaider des cas de divorce ou des différends commerciaux entre pêcheurs.

    Il voyage de plus en plus entre le Proche-Orient, Paris, Alger… et Genève, où il se lie avec le banquier du FLN, François Genoud, un nostalgique du IIIe Reich. Un jour du printemps 1970, Vergès disparaît sans prévenir ni donner d’explication. L’absence durera sept ans. « Meurtrie », « blessée », « trahie » : les témoignages sont unanimes sur la façon dont Djamila Bouhired a ressenti cette fuite. Elle se retrouve à élever seule deux enfants encore en bas âge et obtient le divorce unilatéralement pour absence du mari.

    « Elle a dû subir l’opprobre envers une femme mariée à un étranger dans un pays resté très conservateur, puis la curiosité malsaine et narquoise de la bonne société algéroise pour l’épouse abandonnée », raconte une proche. Au retour de Vergès, les ponts sont rompus avec Djamila, seuls les enfants renoueront avec leur père, non sans mal. Elle ne se rendra pas aux obsèques de l’avocat, en août 2013 à Paris, ni à l’hommage qui lui a été rendu à Alger, en octobre de la même année.

    Jusqu’à son retour fracassant sur la scène publique en 2019, Djamila Bouhired se tient à un silence d’une constance remarquable. On ne l’entend ni à la mort de Boumediene, en 1978, ni durant les printemps berbère et noir de 1980 et 2001 en Kabylie, ni après les émeutes d’octobre 1988 réprimées dans le sang par l’armée, ni au moment de l’annulation des élections législatives reportées par le FIS en janvier 1992, ni après l’assassinat de Boudiaf, en juin de la même année, a fortiori pendant la guerre civile (1992-2000) qui causa de 100 000 à 200 000 morts. « C’est une patriote qui est entrée dans la lutte armée par patriotisme juvénile, pas une idéologue, une politique ou une intellectuelle », justifie Slimane Zeghidour.

    Une parole aujourd’hui relayée

    Ses rares prises de position se font plutôt en réaction à des demandes précises. En 1984, elle signe, avec d’autres combattantes historiques, une lettre demandant au président Chadli Bendjedid de surseoir à l’adoption d’un code de la famille rétrograde par l’Assemblée nationale populaire. En vain. « Il ne faut pas penser que ces femmes, parce qu’elles ont fait preuve d’un courage extraordinaire pendant la guerre, l’ont fait pour revendiquer des droits accrus pour les femmes », met en garde la militante féministe Wassyla Tamzali, qui se méfie des anachronismes.

    Plus récemment, en 2013, Djamila Bouhired a accepté de présider une nouvelle association, Les Amis de la Casbah, pour la protection du quartier où elle a grandi, aujourd’hui menacé par la ruine et les projets immobiliers. En 2011, elle a participé à la manifestation des médecins qui préfigurait le soulèvement actuel. En 2009 déjà, elle avait exprimé son hostilité au troisième mandat de Bouteflika, puis, en 2014, elle avait appelé à manifester contre le quatrième. Mais sa voix ne porte pas très loin à l’époque, alors que les médias sont étroitement contrôlés par le pouvoir. Elle est tellement « inaudible » que lorsque le Parlement tunisien lui rend un hommage posthume à la suite de l’annonce erronée de sa mort par une députée, personne ne s’en étonne.

    Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis sa lettre ouverte de mars, sa moindre parole est relayée religieusement, reprise en boucle sur les réseaux sociaux. Toutes les tentatives pour la faire taire ont échoué, qu’il s’agisse des menaces d’un mystérieux islamiste algérien de Londres enjoignant les femmes de rentrer chez elles au lieu de manifester ou des insultes d’une députée pro-pouvoir, Naïma Salhi, l’accusant d’agir « à la solde de la France ». Un comble.

    Fin juillet, des rumeurs sur sa mort ont encore circulé. La semaine précédente, elle avait été citée, sans être consultée, semble-t-il, comme membre d’un « panel » chargé de dialoguer avec le pouvoir. Elle s’est empressée de démentir, arguant de la présence de personnes ayant participé au pouvoir dans ce « panel » ainsi que de la détention de Lakhdar Bouregaa, 86 ans, ancien combattant de la guerre d’indépendance, arrêté fin juin pour « outrage à l’armée » après avoir critiqué le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. Surtout, Djamila Bouhired sait que quiconque dialoguera avec le pouvoir aujourd’hui sera rejeté par la rue.

    L’épisode du « panel » avorté résume bien l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui l’Algérie : « Il y a, d’un côté, un pouvoir qui veut dialoguer avec n’importe qui mais n’est prêt à rien négocier avec personne et, de l’autre, une rue qui répète en boucle “Partez tous !” sans dire ni qui, ni comment, ni pour quoi faire après », résume le journaliste Slimane Zeghidour, fataliste. Entre les deux, Djamila Bouhired est l’une des rares – pas la seule – figures acceptables et respectées par les deux parties. Mais, à 84 ans, il est tard pour se mettre à faire de la politique.