« Mon frère, ce bourreau » : la lettre d’Alexandre à son frère Yann Moix
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Je n’ai pas de frère.
Je suis le « mec qui habitait en même temps que Yann chez ses parents ». « Un médiocre ». « Une entité génétique similaire qui se balade quelque part sur Terre ». « Un raté ». Dernièrement, un « néo-nazi » ! Le sérail m’informe régulièrement des fulgurances moixiennes de mon frère à mon sujet…
« Ton frère te voue une haine infinie », m’a récemment confié un de ses plus vieux amis. Je l’ai toujours su au fond, mais sa confirmation est une gifle. Cinglante. Ma naissance, 4 ans après la sienne, aura donc été son chaos. La fin de son monde. Je serais venu sur Terre uniquement pour achever son règne. J’aurais, paraît-il, enfanté son malheur. Ma naissance n’aura été qu’un putsch.
Devenu adulte, j’ai longtemps déploré son absence mystérieuse et inexpliquée ; son silence, brutal, long, obscur. J’ai d’abord essayé de les comprendre, de les disséquer, d’en chercher les fondements. De guerre lasse. Je suis devenu un spectateur occasionnel, abasourdi de ses outrances, de ses mauvaises humeurs médiatiques, de ses prises de positions fielleuses, de sa harangue belliqueuse. Le soi-disant sniper est en fait un serial killer qui guette sa proie et la dépèce. Jusqu’à la prochaine.
Quand, au lendemain de ses inégales interventions, on me posait la question de notre parenté, un malaise profond m’envahissait. Voilà qu’on m’associait à cet être distribuant de la haine sur les plateaux de télévision et partout où il posait le pied.
Exister avec ce nom si encombrant forçait alors le respect. Ce nom - son précieux - qu’il protégeait avec hargne, était l’objet récurrent de ses menaces téléphoniques nocturnes : « Je vais t’envoyer des mecs chez toi qui te feront faire passer l’envie d’utiliser mon nom, pt’it con ! Il n’y a qu’un Moix sur Terre ! Et il n’y aura qu’un Moix dans la littérature ! Il n’y aura qu’un Moix dans le cinéma ! Moix, c’est MOI ! », éructait-il, avant de raccrocher, me laissant hagard pour le restant de la nuit. Moix, c’était lui. Moi, je n’étais que moi. Misérable et médiocre. Raté, il l’avait décrété. Tel serait mon avenir. Partout, j’avais désormais la sensation de voler mon nom, d’usurper son identité.
Dans sa vie, mon frère n’a que deux obsessions : obtenir le Prix Goncourt et m’annihiler. Me nier, m’éliminer, me rayer de la carte. Par tous les moyens. Physiquement ou moralement.
Il y a quelques années, je tombais par hasard sur une émission de radio. À la question : avez-vous des frères et sœurs, Yann répondait aussitôt : « Non. Enfin si… Enfin, c’est tout comme… Il y avait à la maison un collabo qui me caftait à la Kommandantur ! ». Si j’étais son collabo, il était mon tortionnaire.
J’ai subi 20 ans durant des sévices et des humiliations d’une rare violence de sa part. Ceux-là mêmes qu’il décrit dans son roman, en les prêtant à nos parents. J’aurais rêvé d’un grand frère protecteur. Mais Yann était un grand frère destructeur. Chaque phrase qu’il m’adressait me sonnait comme des uppercuts. Il s’exerçait déjà sur moi à tester ses aphorismes de haine. Les mêmes qu’il assène dans ses arènes médiatiques. J’en retrouve parfois certains.
En matière de sévices, Yann faisait preuve d’une imagination débordante. Je rêvais d’un frère au cœur d’artichaut, il était mon Orange mécanique.
Tentative de défenestration du premier étage et de noyade dans la cuvette des toilettes quand j’avais 2 ans, passages à tabac récurrents dès que nos parents s’absentaient, destruction systématique de mes nouveaux jouets, jeux, maquettes, matériel de sport, souillage et appropriation de mes livres…
Je ne compte plus les matins où, pris d’une colère terrible, aussi soudaine qu’incontrôlable, il envoyait valser, sans autre raison que ma seule présence, la table du petit-déjeuner à l’autre bout de la cuisine.
Je me souviens comme si c’était hier de ce jour, où, m’attrapant violemment la main, il me la coinça de toutes ses forces entre les persiennes métalliques de notre chambre et les referma sur mes phalanges. La douleur fut si intense que j’en tombais dans les pommes. Le lendemain, j’avais perdu tous les ongles. J’avais 10 ans.
Et cette fois, où, adolescents tous les deux, il me pourchassa, pour ne pas avoir voulu lui obéir (car il me fallait être à ses ordres) dans toute la maison avec un énorme couteau de cuisine en hurlant - prêt à me tuer - qu’il allait me « saigner comme un goret ».
Cette fois aussi, où il m’enferma à clé et me laissa prisonnier dans le grenier exigu de l’immeuble de notre grand-mère durant une journée entière alors que je n’avais que 7 ans.
Et puis toutes ces nuits d’effroi, où, à pas feutrés, il se glissait jusqu’à mon lit pour m’étrangler ou m’asséner des coups alors que je dormais déjà. Ses poings pleuvaient sur ma couette comme des giboulées. Mes parents ne se réveillaient pas, comme il l’écrit dans son livre, à cause de ses cauchemars incessants, mais en raison de mes cris de douleur ou de terreur.
Quant aux humiliations morales et verbales, elles étaient mon lot quotidien. En public, en privé. La plupart du temps savamment calculées, orchestrées à dessein (l’improvisation n’étant pas son fort), elles faisaient mouche à chaque fois et me laissaient KO. Je le revois me glissant insidieusement, deux heures avant l’épreuve écrite du bac français : « Tu ne l’auras jamais ! Tu es mauvais. T’es nul. T’es un médiocre… ! ».
Et, des années plus tard, alors qu’il avait déjà publié plusieurs romans et qu’il avait appris que de mon côté, sans l’aide de personne, je tentais également ma chance, il me réveillait encore la nuit, haineux, pour me hurler : « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que JAMAIS, JAMAIS, tu ne sois publié ! JAMAIS ! ». La campagne de déstabilisation dura plusieurs mois. Ces menaces furent d’ailleurs suivies d’effet, puisqu’il empêcha purement et simplement la parution de mon premier roman « Second Rôle » chez un grand éditeur. L’éditeur, navré, m’en fit lui-même la confidence. J’apprends aujourd’hui, car tout finit par se savoir, que mon frère se serait vanté d’avoir également tout fait pour me nuire dans le milieu du cinéma…
Malgré tout cela, je lui pardonnais quand même. Naïveté d’un cadet qui lève des yeux d’admiration sur son grand frère ou syndrome de Stockholm ? Il y a quelques mois encore, je me suis surpris à un élan de tendresse fraternelle. Je le voyais comme un Petit Prince malheureux sur sa planète, un Petit Prince abîmé par les corrections qu’il écopait de mon père, mais qui, pourtant, faisaient suite aux sévices, eux bien réels, qu’il m’infligeait. Tiraillé entre le supplice qu’il me faisait subir et ses pleurs lorsqu’il se faisait corriger, je me sentais coupable.
Aujourd’hui, je ne peux plus le plaindre, le couvrir ni me taire. Il sacrifie la réalité sur l’autel de ses ambitions littéraires. C’en est trop.
Face à l’ampleur des immondices qu’il déverse dans son roman et dans les interviews qu’il donne, j’avais préféré imaginer un instant que mon frère avait pu y croire lui-même, qu’il s’était laissé abuser par une psychothérapie déviante, de celles qui font s’approprier des faux souvenirs, de celles qui font dénoncer des crimes qui n’ont pas été commis. De celles qui prônent la libération de la parole, quelle qu’elle soit, même fantasmée. Or j’ai appris que Yann se vantait en privé d’avoir tout exagéré, à l’excès, à dessein.
Combien aurais-je préféré que Yann relevât de la psychiatrie plutôt que d’une volonté calculée, affirmée, assumée, de nuire à toute une famille qu’il ne connaît plus, qu’il ne connaît pas.
Se dressant comme le porte-flambeau de la cause des enfants malheureux, il pose, s’affiche, professe, mais n’écoute pas la souffrance des autres dont il se moque éperdument. Yann vit dans un autre monde : son nombril.
Tout ce qui n’est pas lui, issu de lui, autour de lui, à propos de lui est jeté à la curée et condamné sans sursis par son tribunal, sa colère et sa hargne.
Petit Prince déchu. Machiavel cynique et névrosé prêt à tout. On pardonne la folie. Mais pas le révisionnisme ni le mensonge outrancier. Pas plus que l’accaparation du monopole de la souffrance infantile quand il s’agit de l’utiliser à des fins purement marketing et commerciales pour vendre coûte que coûte. Sous prétexte de réaliser une Œuvre, faire passer ses parents pour des bourreaux en leur attribuant la paternité de sévices imaginaires ou de ceux dont il était lui-même l’auteur à l’encontre du frère - judicieusement oublié du roman - confine à la perversité la plus sourde. C’est une monstruosité littéraire.
Il invente et s’en lave les mains. Les véritables victimes de maltraitance sont bernées. Elles lui ont donné leur confiance, lui ont livré leur plus douloureux secret, ont versé leurs larmes à ses pieds, l’ont nommé chef de file de la lutte contre la violence. Imposture. Trahison d’un bourreau travesti qui ose se faire le porte-voix des victimes. Car l’enfance dont il dit être le nouveau défenseur lui est totalement étrangère. La seule enfance qu’il connaisse, qu’il considère, qu’il chérisse, c’est la sienne.
De mes quatre enfants, il n’en connaît aucun. Je leur apprends le sens de la fraternité, de la famille, loin de ses névroses, et je me félicite de vivre à bonne distance de ses abjections.
Mes enfants, tous les enfants, méritent la vérité.