• Arabie saoudite. L’encombrant partenaire - Monde - LeTelegramme.fr
    https://www.letelegramme.fr/monde/arabie-saoudite-l-encombrant-partenaire-25-08-2019-12366347.php



    Des forces yéménites pro-gouvernement se rassemblant dans le port d’Hodeïda le 17 septembre 2018 aprrès qu’un cessez-le-feu a été déclaré pour le lendemain à Hodeïda.
    Photo AFP

    Le fiasco militaire et politique de l’Arabie saoudite au Yémen interroge la stratégie de la France à l’égard du second client de son industrie de l’armement. Du pain béni pour les ONG militantes, qui accusent Paris de se rendre complice de crimes de guerre.

    Fin juillet, sur le port de Cherbourg, c’est en catimini que les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) fêtent la mise à l’eau des premiers exemplaires d’une série de 38 intercepteurs rapides commandés l’année dernière par la marine royale saoudienne. Aucun journaliste convié, aucun représentant du gouvernement français présent malgré l’importance de l’événement : l’Arabie saoudite est le second client de l’industrie française de l’armement.

    En 2018, nos entreprises ont livré au royaume pour 1,4 milliard d’euros de matériel et ont engrangé 900 millions d’euros de nouvelles commandes. De quoi entretenir les compétences de leurs bureaux d’études et de leurs ouvriers hautement spécialisés entre deux contrats étatiques, dont l’occurrence s’est singulièrement allongée. De quoi aussi attiser la polémique sur les ventes à destination du leader de la coalition de pays sunnites - aux côtés des Émirats arabes unis, le sixième client des armes françaises qui, depuis 2015, combat au Yémen les rebelles houtistes d’obédience chiite soutenus par l’Iran. Tant pis si l’arsenal de Riyad se compose en réalité pour l’essentiel de matériel américain. Le premier importateur mondial d’armement a toujours privilégié l’Oncle Sam : en 2017, suite au voyage officiel de Donald Trump, ses industriels ont encore engrangé pour 110 milliards de dollars de promesses…

    Dénonçant la catastrophe humanitaire au Yémen, des ONG militantes - et leurs relais au Parlement - accusent le gouvernement français de bafouer le Traité international sur le commerce des armes (le TCA). Ce texte soutenu et ratifié en 2014 par Paris - contrairement à Washington - interdit leur vente s’il est acquis qu’elles pourraient servir à tuer des civils ou perpétrer des crimes de guerre. « Il n’y a pas de preuve que nos matériels tuent des civils », répliquent les ministres concernés, Jean-Yves Le Drian, au Quai d’Orsay, et Florence Parly, à l’hôtel de Brienne. Le président de la République doit monter au créneau pour clore le débat : « L’ Arabie saoudite et la France sont alliées dans la lutte contre le terrorisme, et nous l’assumons totalement. » Même si Riyad s’est engagée auprès des occidentaux à combattre AQPA, cette franchise d’Al-Qaïda qui prospère dans le chaos yéménite, son aventure guerrière contre les montagnards houtistes du Nord a tourné au véritable fiasco.

    Guerre interminable au Yémen
    Au Yémen la guerre n’en finit plus. Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont les deux principaux piliers de la coalition luttant contre les Houthis depuis mars 2015. Mais les Émiratis appuient le STC (forces séparatistes) tandis que les Saoudiens soutiennent le gouvernement d’Abdrabbo Mansour Hadi qui s’est d’ailleurs exilé à Ryad.Mardi 20 août, plus d’une semaine après avoir pris la ville d’Aden, les forces séparatistes ont poussé leur avantage dans le sud du Yémen en s’assurant le contrôle de deux QG des forces du gouvernement dans la province d’Abyane, selon des responsables des deux côtés.Cette opération, qui a vu le gouvernement céder de nouvelles positions, prolonge l’action militaire à Aden, la grande ville méridionale, d’où les séparatistes du Conseil de transition du sud (STC) ont chassé des forces du gouvernement auxquelles ils sont pourtant théoriquement alliés face aux rebelles Houthis. Les deux pays n’ont cependant cessé d’appeler au dialogue et l’Arabie saoudite a proposé d’accueillir une rencontre entre le gouvernement et le STC. Ce dernier s’est dit ouvert à un dialogue mais a exclu tout retrait des positions militaires à Aden.Toutefois, le STC a annoncé dans un communiqué, mardi soir, que son chef Aidarous al-Zoubaidi se rendait à Djeddah, en Arabie Saoudite, « à l’invitation du ministère saoudien des Affaires étrangères pour participer aux discussions sur la crise dans le sud du Yémen ».« Nous ne pouvons pas sous-estimer les risques que ces événements posent pour l’avenir du Yémen », a mis en garde l’émissaire de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, dans son intervention vidéo depuis la Jordanie. Le diplomate britannique a averti que la nouvelle détérioration de la situation sécuritaire à Aden, et dans d’autres régions, pourrait fournir un terrain fertile pour une résurgence d’Al-Qaïda et du groupe État islamique.La guerre au Yémen a fait des dizaines de milliers de morts, dont de nombreux civils, d’après des ONG, et plongé le pays dans la pire crise humanitaire au monde selon l’Onu.

    Cinq ans après le début du conflit, les rebelles tiennent toujours la moitié nord-ouest du pays, dont la capitale Sanaa. Leur seule concession aux négociateurs de la paix a été de se retirer en mai des trois ports de la région d’Hodeïda sur la mer Rouge, où est débarquée une bonne partie des 90 % de la nourriture importée que consomme le Yémen. Ce 30 millions d’habitants contrôle le détroit de Bab El Mandeb, verrou pour accéder au Canal de Suez.
    Au passage, la guerre a tué de 10 000 à 50 000 civils, selon les sources, et engendré trois millions de déplacés. Près de 18 millions de personnes seraient aujourd’hui menacées par la famine et le choléra fait des ravages. Pour ne rien arranger, cet échec vient de faire voler en éclat le front anti-houtiste. Dans le Sud, les partisans respectifs de Riyad et d’Abou Dabi s’affrontent. Le 10 août, les milices soutenues par les Émirats arabes unis se sont emparées du port d’Aden. Il était occupé par ceux du président du Yémen qui, depuis son exil saoudien, en avait fait sa capitale provisoire. Les vainqueurs ambitionnent de redonner vie à l’ex-Yémen du Sud, absorbé par le Nord en 1990.

    L’Arabie saoudite a les armes mais pas l’expertise de guerre
    Les experts occidentaux ne sont pas surpris. L’arsenal dernier cri de Riyad ne pouvait pas contrebalancer l’incompétence notoire de ses stratèges et tacticiens. Conscients de leurs faiblesses, ils avaient limité leur engagement direct à de l’appui aérien, contrairement à Abou Dabi. Leurs chasseurs se sont révélés inefficaces, tout en causant d’innombrables dommages collatéraux. Leurs bateaux semblent avoir mieux réussi le blocus maritime des ports yéménites.
    Le temps n’est pas si lointain où les amiraux appelaient à la rescousse les ingénieurs français pour réparer de prétendues malfaçons sur les machines des frégates « made in France ». Sur place, raconte un témoin, les experts collectèrent de la limaille de fer dans les cylindres et finirent par comprendre que les équipages avaient saboté leurs propres bateaux afin de restreindre les sorties en mer… Un accord fut trouvé et Riyad acquitta la facture. La France n’a pas les moyens de snober ce gros client. Dans le domaine naval, l’Allemagne et l’Espagne, ses concurrents directs, font déjà la course en tête.

    EN COMPLÉMENT
    Exportations d’armement. « Rien n’échappe à l’État »
    Signataire des grands traités internationaux visant à interdire la fabrication et la prolifération des armes les plus dangereuses pour les populations civiles, la France exige que ses industriels sollicitent une autorisation pour toute exportation de composants ou de matériels de guerre.

    Les procédures sont instruites par une instance spécialisée où siègent des représentants des ministères des Armées, des Affaires étrangères et de l’Économie et des Finances, sous l’autorité du Premier ministre : la Commission interministérielle d’exportation du matériel de guerre (CIEMG). Chaque année, la CIEMG examine 6 000 demandes au regard du droit international et des intérêts économiques et stratégiques de la France. Dans 90 % des cas, le traitement est automatisé. Tous les mois, elle se réunit pour passer en revue une cinquantaine de dossiers sensibles.

    Depuis 2015, tous ceux qui touchent de près ou de loin au conflit du Yémen sont visés in fin_e par Matignon et l’Élysée. « _Rien n’échappe à l’État et au gouvernement », confirme un expert. Qui ajoute : « À titre de comparaison, le Bafar, l’équivalent de la CIEMG en Allemagne, examine entre 90 et 200 dossiers par an. »

    Outre-Rhin, les autorités freinent volontiers la vente à l’Arabie saoudite du matériel français intégrant des composants « made in Germany » en invoquant les droits de l’Homme. Il est de notoriété publique que leurs propres fabricants d’armes de petit calibre s’exonèrent de tout contrôle en opérant depuis des pays tiers, à commencer par l’Autriche.