Sauver le monde en riant
Gagne au pied de l’obélisque de Louxor.
Lors de la famine qui ravage l’Algérie en 1868, Gagne publie dans L’Unité, journal universel et pantoglotte de l’avenir une « constitution philanthropophagique » instaurant des « sacrifices sauveurs » qui permettront aux gens de se manger les uns les autres. Ceux qui ne veulent pas mourir pourront se faire couper une jambe ou un bras. Leurs membres seront accommodés de diverses manières et consommés avec recueillement par les affamés. Pendant le siège de Paris, en 1870, il propose de « philanthropophager » ainsi tous les journalistes et tous les vieillards. Il se dit prêt à s’immoler lui-même le premier. La place de la Concorde sera transformée en un vaste temple universel « rayonnant de toutes les splendeurs des cieux ». Aux côtés du pape Pie IX, devenu archi-pontife, il sera, lui, Gagne Ier, l’archi-monarque de la France et du monde.
Surgissant dans les réunions publiques avec « sa barbe et ses cheveux blancs démesurément longs, ses allures hoffmannesques, sa figure émaciée, son grand corps maigre serré dans une redingote noire boutonnée jusqu’au cou15 », Paulin Gagne ne recula jamais devant aucun excès verbal pour faire parler de lui. On se moqua cruellement de ses vers et de ses proclamations. On se gaussa de le voir trotter chez les marchands et dans les galeries pour placer ses ouvrages. Et l’on haussa les épaules lorsque, après une ultime pétition où il demandait pour ses travaux littéraires « une récompense ou une aumône nationale » capable de le « ravir aux crocs de la faim », il mourut de misère et de privations.
Relégué en marge d’une société qu’il avait courtisée toute sa vie avec une persévérance hors du commun, Paulin Gagne en triompha néanmoins d’une certaine manière en faisant rire de lui et en devenant ainsi, sinon un grand homme, un homme connu16. Et peut-être la clef de ses plus folles extravagances se trouve-t-elle dans la devise de Gagne Ier, Salvat ridendo mundum : « Il sauve le monde en riant17. »André Blavier conclut l’étude qu’il consacre à Paulin Gagne, dans Les fous littéraires (1982), par cette parodie publiée dans L’Éclipse, le 1er avril 1872 :
« Aux archi-démêlés pour mettre une archi-fin,
L’Archi-monopanglant, par un arrêt certain,
Aux archi-prétendants apprend que, sans réplique,
L’archi-monarque-roi fait l’archi-république18. »
Allons enfants de la carotte
Le jour de gloire est arrivé,
Contre nous du blé qui marmotte
L’étendard sanglant est levé ;
Ils viennent jusque dans nos bras
Égorger nos carottes compagnes !
Aux armes, carottiers, formez vos bataillons,
Marchons, que la carotte inonde nos sillons.
Amour sacré de la carotte
Conduis, soutiens nos bras vengeurs,
Liberté chérie en compote
Combats avec tes défenseurs.
Des peuples fiers de leur victoire
Viens parfumer le pot-au-feu
Pour qu’ils puissent faire en tout lieu
Éclater la carotte en gloire19.