Lutter contre le management totalitaire

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  • Sortir du mal-être au travail
    Par V. de Gaulejac & A. Mercier (éd. DDB)

    Recension : http://www.liberation.fr/economie/2012/11/11/lutter-contre-le-management-totalitaire_859650

    Extraits du #livre pp. 14-18 :

    "Nous nous engageons donc

    A. Mercier : Je suis journaliste à Radio France depuis plus de trente ans. dans le monde de la #presse, le désengagement est un peu une maladie professionnelle. Un #journaliste ne doit-il pas rester neutre et se contenter de relater les faits ? De quel droit viendrait-il s’immiscer dans ce qu’il médiatise ? Être en mesure de dire, de montrer ou d’écrire l’exacte réalité de ce qui se produit, voilà le fantasme qui plane sur ma corporation. Comme si l’on pouvait accéder au réel par le pouvoir magique d’une simple carte de presse, que l’on attribue – sans exiger de surcroît aucune information – à toute personne qui tire la majorité de ses revenus de l’exercice de la profession.

    Lutter contre la croyance dans une forme de surpuissance que les journalistes s’imaginent tirer de leur supposée capacité à décrire « les choses telles qu’elles sont » fut longtemps pour moi un combat quotidien. Expliquer que l’honnêteté consiste à ne pas faire accroire que l’information nous est donnée toute crue, prête à être servie « nature », convaincre qu’il est sans doute beaucoup moins partisan de laisser paraître, dans le traitement journalistique, la main qui l’a fabriquée plutôt que de vouloir à tout prix l’effacer, répéter que l’on ne peut donner qu’une représentation des évènements et en aucun cas en livrer une essence univoque, voilà quelle fut ma manière de résister à l’objectivité du temps.

    Mais cette résistance, [...] est devenue aujourd’hui parfaitement vaine pour la raison que le mode de fonctionnement du système médiatique s’est entièrement fondu dans la vision hypermoderne d’un monde dont les évènements paraissent s’imposer, indépendamment de l’action des hommes, au point de rendre illusoire la volonté d’en vouloir infléchir le cours.

    S’adapter est aujourd’hui devenu le maître-mot, le verbe-programme, l’ardente obligation. L’adaptabilité implique la souplesse, la polyvalence, l’interchangeabilité, la négation des spécialités et, plus globalement, l’indifférenciation généralisée. Voilà qui n’est guère valorisant pour une corporation dont les membres ont une certaine tendance à se croire irremplaçables ! Mais le plus grave réside ailleurs, [...] Le travail du médiateur transforme une addition d’individus en un ensemble de personnes qui dépasse la somme des individualités, désormais reliées par le souci de leur dimension collective. Il fait du monde le lieu d’une intersubjectivité et permet aux citoyens d’exercer leur liberté de choisir entre la préservation ou la transformation de ce qui se produit. Or, en faisant croire à une naturalisation des évènements, les dérives du système médiatique contribuent paradoxalement à forger le sentiment d’impuissance face au réel dont on constate qu’il a progressivement envahi les esprits de nos contemporains.

    [...] Rêve de figer l’instant dans l’épure de la factualité, le spontanéisme de l’émotion ou de la compassion bien-pensante. Illusion qui contribue à faire du monde un #spectacle, tour à tour terrifiant et rassurant, auquel il faudrait assister à la fois impuissants et distraits.

    [...] j’ai réalisé que les principes à l’oeuvre dans la nouvelle #idéologie managériale (neutralité, urgence, maîtrise, objectivité) étaient les parfaits instruments de cette déconnexion, qu’ils venaient la renforcer en lui donnant un vernis conceptuel permettant aux dirigeants des entreprises de presse d’ériger en règles positives les travers intrinsèques de toute une profession. J’ai compris que l’incroyable multiplication des postes d’encadrement censés superviser le travail d’une équipe – même réduite – n’avait pour conséquence que d’assécher l’autonomie de tous, quand bien même le produit réalisé gagnerait à sa préservation. J’ai aussi perçu la raison pour laquelle les réunions se multipliaient, avec pour résultat de maîtriser les contenus à l’avance alors que la vocation du journaliste reste de saisir l’apparition du nouveau. J’ai encore pu cerner l’origine d’une sensation, jusque-là mystérieuse : celle qu’une partie de la hiérarchie n’avait plus pour souci premier le #travail bien fait mais la gestion maîtrisée d’une information aseptisée et convenue qui ne jugeait plus de la qualité d’un travail en fonction de sa pertinence professionnelle mais à raison de sa conformité avec des objectifs préalablement définis par elle. j’ai également réalisé que la stratégie d’évitement des conflits, supposée faire droit aux singularités de chacun, n’avait d’autre but que d’étouffer la vitalité collective du métier en instaurant des processus de communication internet totalement artificiels et infantilisants, qui empêchent les échanges spontanés et brident les velléités d’organisation d’un collectif rédactionnel. J’ai compris pourquoi la direction des ressources humaines avait mis tant d’acharnement à supprimer les commissions paritaires qui permettaient aux responsables des rédactions et aux syndicats d’évoquer la situation professionnelle de chaque salarié dans le cadre de sa corporation à l’occasion des augmentations de salaires [cf. par exemple : http://www.snj-rf.com/tags/commission+paritaire ]. Ces discussions de l’avis de tous, avaient le grand avantage de replacer le travail de chacun dans l’exercice d’un métier. Elles étaient un moment fort de la vie de l’entreprise. Aujourd’hui, la direction distribue unilatéralement les promotions. Ainsi, progresse l’individualisation, au fur et à mesure que disparaissent les instances où pouvaient encore s’exprimer collectivement les corps professionnels." #journalisme #néolibéralisme #médias