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  • #Dopamine sur #ARTE : quelques notes sur la propagande contre la propagande.

    Après avoir regardé toute la série Dopamine d’Arte je reste partagé sur l’utilité de cette petite série documentaire critique des technologies et de la manipulation cognitive. J’ai rédigé rapidement quelques notes à ce propos avant d’oublier, désolé si c’est un peu brouillon à lire.

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    D’abord il y a de bonnes choses à prendre dans chaque épisode, de nombreuses références (même si balancées trop rapidement sans distance critique ni citation des sources), et si on prend le temps de mettre sur pause et de chercher plus de documentation et d’articles il faut bien dire que ça donne accès à une très bonne première base de critique et de recherche, notamment au sujet des expériences menées sur des groupes d’utilisateur⋅ices par les réseaux sociaux, ainsi que des études cognitives préalables (valables ou pas) qui les ont inspirées.
    C’est un sujet nécessaire à aborder, crucial, et flippant, puisque ces expériences se font à notre insu, sans contrôle extérieur, et qu’elles ont une influence sur une très large population.

    Mais pour avoir accès à ce genre de contenu critique vulgarisé faut-il pour autant laisser tomber nos propres exigences sur la qualité de l’information  ?

    # Difficile de faire abstraction du contexte parfois...

    Déjà première chose, pour situer un peu mon point de vue et le contexte, je ne suis pas fan des émissions télé, que je regarde peu et essentiellement en replay sur internet. Ça explique déjà une certaine réticence aux programmes formatés grand public.
    Dopamine est un format grand public, et court (moins de sept minutes).

    Habitué aux « programmes » Youtube, je ne suis pas non plus allergiques aux formats courts et montés assez « cut ». Mais je reste conscient qu’il s’agit d’une habitude de visionnage comme une autre, et j’essaie de ne pas devenir complètement désensibilisé à tout ce qui s’éloigne de la « monoforme », en regardant de tout, avec curiosité. (Même des plans interminables sur un dîner de famille ou une usine en friche. Même des comédies américaines grand public.)

    Le premier truc un peu désagréable pour une émission télé comme Dopamine, qui se veut une sorte de bouclier contre la manipulation, c’est qu’elle prend pour cibles les grandes icônes, ces GAFAM, forcément américains, qui sont devenus l’image accessible mais réductrice des dérives techno-scientistes, la Némésis des technologies quoi.

    Bien sûr c’est justifié, parce que l’ emprise de ces GAFAM s’étend dangereusement, que nos habitudes sont transformées en profondeur, très vite, sans que nous ayons le temps de prendre du recul, et que tous les domaines sont touchés par ces changements profonds, en particulier le travail où la précarité augmente en général avec les plateformes et la paupérisation du travail de création de contenu.

    Mais chaque fois que les vieux médias s’en prennent aux nouvelles technologies je ne peux pas m’empêcher de me demander à quel point les auteur⋅es de programmes sont de bonne foi.
    L’exemple le plus aberrant étant sans doute la critique de Youtube. La télévision aime se plaindre de youtube, le Uber de l’audiovisuel. Youtube serait responsable de toute la désinformation du monde, avec son méchant algorithme de recommandation (qui n’est pas une bonne chose selon moi non plus). Mais au final même une émission qui se veut critique comme celle-là, Dopamine, se retrouve à faire du format Youtube, court et sans grande rigueur scientifique ni journalistique.
    À croire que le 21e siècle a accouché des applis et des plateformes de consommation de contenus comme ça d’un coup, sans transition, et sans formatage audiovisuel préalable.

    J’aurai personnellement presque envie de renvoyer à l’émission sa propre critique (pourtant nécessaire) avec l’intitulé suivant, sur le même ton que celui de la série Propaganda du même réalisateur :

    « La télévision a été un des principaux moteurs culturels de l’expansion du capitalisme et du soft-power au 20e siècle. Vous pensiez qu’Arte était une gentille chaîne pour utopiste libérés des diktats publicitaires  ? Découvrez comment elle répond aussi à ses propres critères de logique spectaculaire et de marketing de validation sociale, tout comme les autres grands médias traditionnels »

    Arte a peut-être (de moins en moins  ?) la réputation d’être plus intellectuelle, plus lente, donc moins soumise aux lois du marché, il y a bien de fortes logiques marketing derrière.
    Et l’audience, mesure incontournable du PAF est l’outil pour parvenir à conserver les gros budgets, les salaires de direction, les carrières.
    Si ça parait moins machiavélique que de manipuler le taux d’engagements pour augmenter la valeur d’une société en bourse ça n’en reste pas moins une forme de manipulation à grande échelle aussi.

    J’ai conscience aussi qu’il y a toujours des électrons plus ou moins libres dans ces rédactions et des réalisateur⋅ices ou producteur⋅ices qui font des choses instructives, édifiantes. Je garde moi-même quelques docs Arte qui valent le coup et m’ont appris plein de choses.

    Mais concernant Dopamine je crois que j’aimerais aussi voir le réalisateur nous expliquer sur un ton ironique et sans appel que les patrons de chaînes du service publique manipulent leurs téléspectateur⋅ices en les rendant addict à un mode de vie télévisuel passif.

    # La véracité vient d’en haut

    Un des principaux problèmes de forme que j’ai trouvé en regardant Dopamine découle peut-être directement de cette absence d’auto-critique.
    L’émission utilise le canal de diffusion Arte pour se poser en autorité dans la discussion aux sujets des réseaux sociaux et des applis. Et c’est à peu près tout.
    C’est encore assez soft grâce au ton ironique et à la durée courte, mais les mécanismes qui devraient permettre de prendre du recul et du temps pour réfléchir au sujet complexe sont malheureusement absents de l’émission. Il y a un manque de rigueur plus ou moins grand et gênant suivant les épisodes, et ce malgré la présence de cautions en expertise scientifique au générique.

    Comme pour d’autres formats lancés par des grands médias ou des institutions censés nous apprendre à nous désintoxiquer ou à mieux « décoder » l’information, sortir du complotisme, etc.., c’est toujours un problème d’utiliser le canal officiel comme un validateur suffisant pour les propos tenus.
    Avec Dopamine il y a plusieurs éléments de validation utilisés, celui de la caution implicite de la chaîne « Arte », celui de la science, et celui du bon sens commun qui sous-tend l’écriture et ses raccourcis parfois abrupts, son ironie pas toujours très utile.

    Les arguments scientifiques seraient a priori le moins pire de ces trois facteurs, mais le problème qui me crispe rapidement en regardant les épisodes c’est qu’il n’y a pas assez de distanciation avec l’argument simpliste « Il y a une étude, c’est scientifique ».

    Les études qui sont citées pour avoir servi de références de recherche dans le développement de nouvelles fonctions de telle ou telle appli sont systématiquement énoncées comme des faits établis et incontournables du fonctionnement cognitif humain. C’est tout. À prendre ou à laisser. Le père de l’anthropologie française dit que tout don appelle un contre-don  ? OK, ça doit être une règle sociale immuable alors. Les souris aiment les spectacles son et lumière ? Nous sommes prisonniers des notifications visuelles et sonores. Pas d’autres références, de sous-titres, de contexte critique.
    Attention je ne dis pas que ce n’est pas intéressant, mais simplement que le fait de ne pas différencier l’inspiration et le défrichage scientifique d’une part et les lois présentées comme universelles d’autre part est assez décevant. Surtout que dans le champ cognitif, des études il y en a pas mal il me semble, parfois même en contradiction les unes avec les autres. Certains thèmes et idées de recherches peuvent même être très intéressants mais tout de même partiellement biaisés ou revus par la suite (exemple la pyramide de Maslow).
    Tout ne tient pas uniquement dans la réussite d’expériences simples avec des souris ou des chimpanzés. Si ?

    Donc avant de citer toutes les hypothèses scientifiques qui servent aux méchants GAFAM à faire plus d’argent comme des vérités scientifiques absolues, pour justifier à tout prix l’axe de la série (les influx de dopamine), quelques précautions seraient peut-être nécessaires.

    # Les sources

    On arrive a un autre problème : la citation des sources. Je suis le premier enclin à croire tout ce que l’émission me raconte sur les recherches et les intentions des réseaux sociaux, et cela vient toujours conforter un peu ma vision (paranoïaque L.o.L ) des choses, mais à la longue je trouve vraiment que ça dessert le propos de ne jamais avoir le moindre élément de source, pour savoir « comment on sait » justement.

    Est-ce que ce sont les entreprises qui parlent ouvertement de leurs recherches  ? Des anciens employés qui témoignent  ? Y’a t’il eut des vérifications de ces recherches et historiques de développement quelque part que l’on peut consulter  ?

    À l’heure où l’on nous parle sans arrêt de la désinformation par les fausses news qu’on s’échange sans vérifier sur Facebook, simplement parce que ça conforte notre opinion, il serait peut-être temps d’utiliser d’autres méthodes. Ah mais j’oubliais que le canal officiel Arte avait pour effet de valider implicitement toutes les informations qui y passe. Je suis donc bête de demander les sources.

    # Format trop court ?

    Finalement est-ce que le vrai problème ne serait pas la durée trop courte de l’émission (environ 6 minutes) qui empêche de faire tout comme il faut ?
    Je veux bien le croire, pas facile de faire court, concis, et juste.

    Mais après avoir regardé aussi Propaganda du même réalisateur, j’ai comme un doute sur l’emploi des conclusions hâtives et des clichés, propres à faciliter le déroulement rythmé du programme (comment ça comme sur Youtube ?)

    Utiliser un raccourci est un choix, un cliché aussi, qui a un effet sur l’état de nos connaissances mobilisées pour la compréhension du propos.
    Quand on dit sur un ton ironique un peu douteux que « la Corée est un pays tout pourrit » de la même façon qu’on a dit précédemment des vérités communément admises (mais toujours de façon ironique), ou quand on assène sous prétexte d’aller droit au but que « l’inconscient pour faire simple c’est l’enfance », chez moi en particulier (puisque ce texte ici n’est que ma propre vision subjective des choses) il y a à la longue une sorte de méfiance qui se met en place vis-à-vis du propos en général. Allez savoir pourquoi...

    # Bonne petite compilation malgré tout

    Il y a quand même des choses intéressantes évidemment, et je garde les épisodes de Dopamine comme une compilation pour y revenir et faire des recherches plus en détails sur certains mécanismes ou stratégies marketing.
    Par exemple, ne jouant pas à Candy Crush je ne m’étais pas rendu compte que l’entreprise vendait tout simplement la possibilité de réussir les niveaux avancés trop difficile.
    Et l’épisode sur Uber fait du point de vue du conducteur avait enfin un ton un peu plus politique, avec des infos intéressantes sur le positionnement parfois désavantageux des courses proposées automatiquement dont je n’étais pas non plus au courant. Mais encore une fois, il serait bon d’avoir ne serait-ce qu’une idée des sources de ces informations.

    PS : Je suis beaucoup plus sévère sur la série Propaganda par contre qui me donne vite l’impression d’être moi-même manipulé tant les raccourcis sont simplistes et peu étayés.

    • J’y ai beaucoup réfléchi car je l’ai utilisé en classe. Il y a deux choses importantes : à qui s’adressent les formats de 7 mns surdynamités. Pas à moi qui ait besoin de profondeur, qui n’en peut plus de l’internet des plateformes. Mais aux usagers de ces plateformes. Comme toi, j’y ai appris des choses n’ayant jamais été usagere de certaines applis presentées. Je suis vraiment contre la forme, sachant que j’essaye de faire lire des études detaillées sur le sujet à mes élèves et que lire c’est une torture pour eux en debut d’année, sachant que l’analyse des mediums 2.0 nécessite une base de connaissances larges : neurosciences, psychologie, sociologie, histoire, communication etc.qu’ils n’ont pas forcément. Donc, ces capsules sont problématiques mais utiles, j’ai retenu leur attention, on va pouvoir creuser.

    • Je suis d’accord avec l’essentiel de ce que tu dis, d’ailleurs je n’utiliserai pas propaganda...
      Il y a aussi Abstract, the art of design, sur le designer de l’interface d’instagram qui apporte des éléments argumentés avec une esthétique et des procédés pas complètement engageants. J’aurai aimé en savoir plus sur l’inventeur de l’infinite scroll et ses remords par exemple. Le truc c’est que des textes qui parlent de la même chose ça donne ça https://www.cairn.info/revue-multitudes-2017-3-page-60.htm

    • @supergeante j’imagine que si je devais apporter un support vidéo pour lancer la discussion avec des jeunes ou des gens qui n’ont pas l’habitude de cette critique, je pourrais faire pareil que toi et utiliser certains épisodes de Dopamine. Du moment qu’on peut en discuter après c’est déjà ça.
      Un autre support, mais qui demande bcp plus de travail, ce sont toutes ces interview d’anciens développeurs de telle ou telle appli ou réseau social qui ont plus ou moins de remords. Il faudrait en faire une compilation. Mais c’est moins fun à regarder (vu que c’est de la lecture en général).
      Le lien de cairn.info est un peu rude c’est vrai ;)