La Vallée, par Maurice Pons (Le Monde diplomatique, janvier 1993)

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    • UN CONTE D’HIVER DE MAURICE PONS
      La Vallée

      Maurice Pons est né en 1927 à Strasbourg. Auteur de romans (le Passager de la nuit, 1960 ; la Maison des brasseurs, 1978), de recueils de nouvelles (Virginales, 1955 ; Douce-Amère, 1985), et de dialogues de films (les Mistons, de François Truffaut, 1958 ; la Belle Vie, de Robert Enrico, 1962). Il a reçu le Grand Prix de la nouvelle de l’Académie française en 1985. Le conte la Vallée a été publié par la revue les Lettres nouvelles en décembre 1960 et n’a pas été réédité depuis. Son thème est à l’origine du roman les Saisons (1975), dont une nouvelle édition vient de paraître chez Christian Bourgois, Paris.

      par Maurice Pons

      Trop malheureux. Isolés du monde par la neige et le froid, ces villageois se sentent vraiment trop malheureux. Un jour, excédés, révoltés, ils décident de quitter enfin leur vallée, et de partir à la recherche du bonheur...

      Cette année-là, dans la vallée, l’hiver avait été plus rude que jamais. En une nuit, le village se trouva pétrifié par le gel : les deux fontaines changées en deux blocs de glace immobile, et dans les maisons, même au poste de douane qui était bâti de pierre, toutes les conduites éclatées. En essayant de dégeler les tuyaux dans sa cave, avec une lampe à souder, Walter Jordan avait juste réussi à faire fondre le plomb par endroits ; Margaret, en décrochant des draps mis la veille à sécher, les avait vus se briser, tels des panneaux de plâtre. A peine trait, le lait gelait dans les barattes, et le pissat des chevaux dans la rigole des écuries. Puis la neige était venue, sur la terre dénudée qui l’attendait, une neige épaisse et drue, qui durant plusieurs mois engloutit la vallée tout entière, recouvrant jusqu’au lit du torrent, dont le froid avait figé les eaux vives, recouvrant jusqu’aux croix du cimetière.

      Lorsque le petit Stephens fut en trois jours étouffé par la scarlatine — et allez donc appeler un médecin dans ce pays sans âme, sans route, isolé du monde par les saisons !, — on ne put découvrir un coin de terre où l’enfouir : on dut lui creuser à la pioche un trou dans la neige durcie, en attendant le dégel, et les larmes de sa mère lui gelaient sur le visage. Le printemps lui rendit un cadavre intact et bleui, et le pasteur procéda dans la boue à de secondes funérailles.

      • Nous sommes trop malheureux, disaient les gens.

      La terre semblait usée par le froid. Au flanc abrupt des montagnes, il devenait insensé d’aller emblaver les jachères. Cette année-là, on ne récolta à grand-peine que quelques sacs de lentilles, et jamais, de mémoire d’homme, les lentilles n’avaient été si sèches ni si plates. Une petite herbe avait poussé dans les pâturages, mais les trombes d’eau ininterrompues qui tombèrent dès le milieu de l’été l’avaient fait pourrir sur place. Les bêtes furent prises de diarrhée. Il fallut les rentrer six semaines plus tôt que de coutume. On les nourrissait de feuilles de lentilles sèches et de petit branchage. Chez les Charley, la vache véla d’un veau mort.

      Ce fut dans la vallée le signal de la révolte. Est-ce Charley qui eut cette idée sinistre ? Il avait encore les mains pleines de sang, sa blouse rouge. On mit le veau mort-né dans une brouette, et, sous la pluie battante, on marcha vers l’Hôtel de Cité. Les hommes brandissaient des fourches, les femmes des pancartes de couleurs, prêtes depuis longtemps : « Nous sommes trop malheureux ! » "Du beau temps pour tout le monde !"

      Le cortège arriva sur la place et poussa des cris hostiles. Certains parlaient déjà de mettre le feu. Mais qu’espérait-on obtenir ? Le premier moment d’ivresse passé, les manifestants se regardèrent les uns les autres : tout le conseil était là, sur la place, les deux consuls, les trois adjoints, le pasteur, et le major administratif qui avait pris d’instinct la tête du cortège. Ils se surprirent à se huer eux-mêmes, et les pancartes leur en tombèrent des mains.

      • Profitons-en pour délibérer, proposa le major, et ils entrèrent tous dans la salle du conseil.

      La poussière recouvrait la table et, lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle, la porte du placard battit sur ses gonds, découvrant des piles de dossiers gris. La pièce sentait le moisi. Le texte de la Constitution, signé de l’amiral, préfet d’Etat, était affiché sur le mur de plâtre. Une punaise était tombée, et le coin supérieur gauche de l’affiche pendait bêtement dans le vide. Sur un socle, le buste en marbre blanc de l’amiral souriait de ses yeux vides. C’est sur lui que se tourna la vindicte des montagnards.

      • On n’a rien à en faire de ces amiraux ! cria Margaret.

      Lequel d’entre eux, d’un coup de fourche, le fit basculer de son socle ? Le buste de marbre roula sans dommage sur le plancher.

      • Au feu ! au feu, l’amiral !

      Deux des adjoints le saisirent, et tentèrent de l’enfouir dans le gros poêle rond de la salle du conseil. Le crâne pénétra, et la tête, mais il demeura ainsi, arrêté par les épaules, le socle posé à l’envers sur le foyer, comme une bassine. Dans l’agitation, le tuyau du poêle s’était effondré, et un lourd nuage de suie grasse s’était répandu partout.

      On s’assit enfin autour de la table, et l’on commença à mettre en accusation les pouvoirs publics : pourquoi les chasse-neige étaient-ils restés tout l’hiver bloqués par la neige ? qui avait laissé se noyer les pompes à eau ? comment le feu avait-il pu prendre dans le poste à incendie ?

      On se tourna vers le pasteur, qui était responsable de la météo. Le pasteur prit un visage de Christ au calvaire :

      • La météo n’est pas bonne, dit-il.

      • Ah ! Ah ! c’est facile à dire, rugit Walter Jordan.

      Le major administratif usa de son autorité pour qu’on évitât toute querelle partisane. A l’unanimité, le conseil vota une motion fustigeant « l’inclémence des éléments » ; elle réclamait de la façon la plus impérieuse « une véritable révolution sidérale, du beau temps pour tout le monde et le bonheur en toute saison ». Chacun rentra chez soi, sous la pluie, apaisé mais peu confiant dans des promesses qu’on s’était faites à soi-même.

      L’automne surprit les villageois au milieu de ces incertitudes. La pluie ne cessait pas de tomber, emportant les labours, charriant des fleuves de boue à travers les maisons. Un glissement de terrain avait emporté ce qui restait de la route, avec ses garnitures de poteaux et de câbles. Le village, une fois de plus, était isolé du monde — mais les gens se demandaient s’il y avait vraiment un monde au-delà de leur vallée.

      Les deux étrangers arrivèrent par la montagne. Ce fut vers la mi-octobre, un soir où la pluie commençait à tourner en neige. Il y avait quelque chose de militaire dans leur tenue : ils portaient des casquettes à visière, des vareuses de laine épaisse. Mais leurs écharpes, autour du cou, avaient été visiblement tricotées à la maison, par des mains de mère ou d’épouse, et quand ils eurent déboutonné leurs vareuses sur des pull-overs et posé leurs casquettes sur la table du café, découvrant de lourdes mèches de cheveux blonds, on vit bien qu’ils n’étaient pas soldats. Tout le village accourut, on entoura leur table, pendant qu’ils vidaient, en se renversant curieusement en arrière, les petits verres d’alcool qu’on leur avait servis : un alcool de lentille, fait dans la vallée, couleur de tisane et qui râpait la langue.

      Le préposé aux douanes, avant tout autre, était en droit de les interroger.

      • Vous venez donc d’ailleurs ?, demanda-t-il.

      Ils répondirent courtoisement :

      • Oui. Nous sommes venus par la montagne.

      C’est alors que l’un d’eux, comme pour devancer la question suivante, qu’il pouvait bien attendre de la part d’un douanier, rejetant le corps en arrière, mit la main dans la poche de sa vareuse et fit couler doucement sur la table, dans le grand silence des villageois, une poignée de graines. Elles rebondirent en tous sens, dans un bruit de petite pluie sur une vitre, et se répandirent en corps d’armée sur la table ; elles avaient des formes longues et heureuses, une blancheur transparente. Cela n’avait rien de végétal, on aurait dit de toutes petites dents. Les villageois restèrent muets devant cette merveille.

      • C’est du riz, dit enfin l’un des deux voyageurs. Vous avez sûrement chez vous des jeux d’échecs, ou de dames ? Si vous mettez un grain de riz sur la première case, deux sur la seconde, quatre sur la suivante, et ainsi de suite, en doublant toujours, vous obtenez des tas immenses, des montagnes de grains et de sacs, de quoi remplir tous les greniers de l’Inde ou de la Chine...

      • Chez nous, dit l’autre, au printemps — mais c’est très souvent le printemps chez nous — on va repiquer le riz dans les rizières. Il faut entrer dans l’eau jusqu’aux cuisses. Les filles retroussent leurs jupes jusqu’à la ceinture. Elles ont de petits pantalons blancs, jaunes, rouges, mouillés comme des drapeaux sous la pluie. L’eau est douce, et tapissée d’herbe. Le travail est dur, mais, chez nous, le riz est à tout le monde, et l’eau, et le soleil aussi. On met de grands chapeaux. On chante quelquefois. Ecoutez :

      Il se rejeta en arrière, mit les mains dans les poches de sa vareuse, et il chanta :

      Grain de riz, grain d’amour Deux grains pour le roi, deux grains pour la tour Le fou et le cavalier En auront plein leurs souliers Si la reine est en peine Il faudra la marier Il faudra la marier...

      Depuis quatorze hivers, on n’avait plus chanté dans la vallée — que les psaumes funéraires. Quand les deux étrangers remirent leur casquette et repartirent, harcelés jusqu’au dernier instant de questions, ils laissèrent dans les esprits comme une poussière d’images. Chacun tenta de s’endormir ce soir-là, dans la vallée, rêvant du pays merveilleux de derrière la montagne, où les mères tricotent pour leurs fils des écharpes blondes aux yeux bleus, où l’on va pieds nus dans des lacs d’eau claire sous un éternel printemps, où l’on chante des comptines en récoltant des graines miraculeuses qui se multiplient toutes seules par soixante-quatre jusqu’à la Chine et que des filles en petite culotte rouge pèsent en riant avec des chapeaux de paille sur de grands échiquiers...

      Il n’y eut ni délibération ni conseil ; mais, comme si le vent de la tentation avait soufflé toute la nuit dans la vallée, au matin la décision était prise : on partait.

      En sortant devant leur porte les baluchons qu’ils préparaient depuis l’aube, les Charley aperçurent les Jordan qui devant leur porte sortaient les baluchons que depuis l’aube ils préparaient. Margaret déjà arrimait sur son baudet.

      • Pas besoin de matelas ! lui cria sous la pluie Rodrigues, qui arrimait déjà sur son baudet. C’est le printemps là-bas. On dort dans le fenouil !

      Le préposé aux douanes partait en uniforme de douanier : le passage des frontières, pensait-il, en serait facilité, et le pasteur, qui n’emportait sur son dos qu’un rucksak, partait sa Bible à la main : le trajet, pensait-il, en serait moins fastidieux. On se retrouva bientôt sur la place : mulets, bétail, charrettes et gens, les enfants encapuchonnés, les vieillards grelottant dans leurs hardes. Le major administratif, d’instinct, prit la tête du cortège.

      • Si on se vengeait, avant de partir ? proposa encore Margaret, que les circonstances révélaient peu à peu un fier leader.

      On chercha quelle vengeance, dans le village déserté, serait encore assez publique : on pensa au pluviomètre. C’était un appareil rudimentaire, récipient de zinc sur un trépied de bois. Il était plein, il débordait. On se rua sur lui, on le renversa dans la boue comme une bête malfaisante, on le piétina, sous l’œil tout de même réprobateur du pasteur. Puis la caravane se mit en route vers la montagne. Jamais on ne vit dans l’histoire l’exemple d’un si confiant exode.

      Trois jours durant on marcha, sous une pluie qui devint vite neige. Le chemin remontait une gorge étroite, ravinée par les eaux, où poussaient encore quelques conifères. On voyait leurs racines courir à nu sur le sol, enserrant parfois un rocher comme une proie. Sur un replat, puis un autre, les émigrants découvrirent deux villages abandonnés : les toits des chalets s’étaient effondrés à l’intérieur des demeures, envahies par les mousses et les ronces. Ces images désolantes les confirmaient dans leur volonté de fuir et les emplissaient d’espoir.

      On faisait halte dans ces masures à l’abandon. On y découvrait parfois de vieux fourneaux, dans des cuisines point trop endommagées, où l’on pouvait allumer du feu et faire cuire des lentilles avec du lard ; la nuit, on dormait dans des granges, tout le village et les bêtes entassés dans ce qu’on trouvait de paille.

      Le chemin montait toujours, les lacets se faisaient plus serrés. Les charrettes s’embourbaient, on les abandonnait une à une, sans regret, et l’on continuait à pied, menant les chevaux par la bride. Le froid était devenu vif, la couche de neige épaisse. Les pins avaient disparu ; il n’y avait plus, pour toute végétation, que de ces aiguilles rocheuses, découpées par l’érosion et qu’on appelle, par dérision, des demoiselles.

      Le soir du troisième jour, les villageois franchirent à grand-peine, dans le roc, la barrière d’un verrou glaciaire. Les hommes durent refaire deux et trois fois l’escalade, revenant chercher les vieillards et les jeunes enfants, tirant par le licol les bêtes apeurées. On laissa là la plupart des bagages.

      Enfin l’on se trouva sur un vaste plateau, totalement dénudé, recouvert d’une neige épaisse, battu par un vent glacial et violent. Fermant l’horizon, la ligne blanche du col se découpait sur le ciel gris, comme la coque d’un immense navire posé entre les montagnes : la frontière. De l’autre côté, ce serait la descente, ce serait l’arrivée dans la vallée des rizières, ce serait le printemps.

      Le plateau montait en pente douce, les villageois forcèrent la marche. Ils ne sentaient plus ni le froid ni la fatigue, ils auraient voulu courir. On aurait dit que les bêtes mêmes, tout affamées qu’elles étaient, avaient hâte de franchir le col : voilà qu’elles gambadaient en avant, tirant le cou. Mais rien n’est trompeur comme la montagne. Il fallut plus de deux heures pour atteindre le col. La nuit était tombée. Le major administratif décida qu’on passerait la nuit dans la cabane frontière, et qu’on ne descendrait qu’à l’aube.

      Cette dernière nuit fut fiévreuse, on s’en doute. La cabane frontière servait de refuge aux contrebandiers. Ils l’entretenaient contre vents et tempêtes, ils y laissaient du petit matériel ; l’été, ils y entassaient des branchages dans une sorte de hangar, qui pouvait tenir lieu d’étable. Mais les émigrants firent à bonne fortune mauvais cœur : ils n’avaient pas l’intention de s’installer pour l’hiver. Il fallut désigner deux volontaires pour allumer le feu, deux autres pour cuisiner. On liquida les dernières réserves de lentilles et de lard ; encore fallut-il obliger les femmes, comme des enfants capricieux, à prendre quelque nourriture.

      • Assez de lentilles ! Jamais plus de lentilles ! grognaient-elles, et elles restaient le nez collé au papier huilé des fenêtres, sans rien voir que le tourbillonnement fou de la neige, et le trou noir et fascinant de la vallée.

      Le major éteignit enfin la lampe, et chacun se coucha du mieux qu’il put, qui sur des fagots, qui sur de la paille, les plus heureux ayant découvert de vieux sacs et même des couvertures militaires. Mais hormis les enfants recrus de fatigue qui à peine étendus avaient divagué dans le sommeil, personne ne dormait, personne ne voulait dormir. On restait là, étendu dans le noir et les yeux grands ouverts, écoutant le ronflement du poêle et le ronflement de la tempête. Les maris étreignaient dans la nuit la main de leurs femmes, et les femmes caressaient la tête de leurs enfants, comme des naufragés à la fin de leurs épreuves, lorsqu’ils ont touché du pied le fond de la mort, et qu’ils retrouvent en pleine lumière le soleil noir de la vie.

      On entendit alors, étouffé d’abord par les bruits de la montagne, comme le murmure lointain d’une cohorte d’anges. Qui pouvait venir ainsi, sous le ciel de neige, dialoguer avec le vent et la nuit ? Chacun remit le silence à la place de ses songes. Mais qu’entendit-on soudain ? qu’entendit-on ? des voix vraiment humaines, et des mots de chaque jour, des « ho ! hisse ! » des « holà ! » et « courage ! » et « nous arrivons ! » avec l’accompagnement des clochettes et les meuglements d’un troupeau. Ils furent tous debout, tous allumant les lampes et se précipitant dehors, refusant encore d’y croire.

      Alors, devant leurs yeux ils virent apparaître des mulets et des vaches, et puis des hommes et des femmes, traînant des ballots, des enfants, tellement semblables à eux-mêmes. A leur tête marchaient un major administratif, un douanier en uniforme, un pasteur portant un rucksak. C’étaient les habitants de la vallée heureuse qui avaient quitté leur pays. Ils semblaient exténués de fatigue, transis de froid, mais animés d’on ne savait quel espoir.

      Les deux majors se saluèrent dans la neige, comme on se regarde dans la glace.

      • Nous étions trop malheureux. On nous avait dit que chez vous...

      Mais il parut soudain comprendre et il ne put achever sa phrase.

      Maurice Pons